Respirer. C’était un de ces trop rares jours où Tessa se sentait suffisamment bien pour apprécier d’être en liberté. Elle respirait. Ce qu’elle n’avait pas réussi à voir les premières semaines commençait lentement à s’offrir à elle, par petites touches timides. Aujourd’hui, c’était de pouvoir sentir des odeurs qui lui étaient presque devenues inconnues depuis son isolement. Elle les avait sans doute connues avant, quand elle habitait encore en Angleterre avec ses parents et son frère, mais elle les avait oubliées, comme tant d’autres choses. Au Centre, il n’y avait pas beaucoup de place pour les odeurs, si ce n’est celle du sang, dans l’arène, et du béton froid partout ailleurs. Deux parfums que Tessa connaissait par cœur, qui faisaient monter en elle des souvenirs destructeurs, mais qui la rassuraient également. Ils étaient tous ce qu’elle connaissait. Depuis qu’elle s’était échappée du Centre, elle ne s’était pas vraiment autorisée à profiter de ce que l’environnement lui offrait, comme si elle n’y avait pas le droit. La culpabilité lui serrait le ventre à chaque fois qu’elle tendait la main vers quelque chose de nouveau et elle se voûtait comme un animal s’apprêtant à recevoir la correction de son maître. Mais où étaient-ils, ses maîtres ? Elle avait appris très rapidement à les nommer ainsi dans sa tête, dès les premiers mois de sa captivité. Ils avaient fait d’elle une parfaite prisonnière, docile et craintive. Même maintenant, ils gardaient une certaine emprise sur elle. Même maintenant, elle se disait que si elle profitait un peu trop de sa liberté, elle en souffrirait, d’une façon ou d’une autre … Mais ils n’avaient plus leur moyen de pression favori pour la faire plier. S’ils avaient réellement tué Liam, ou s’il s’était échappé, il n’était plus avec eux, elle en était certaine. Presque certaine. Quasiment certaine. Elle devait se persuader, en tout cas, qu’elle en était certaine ! Et elle avait le droit, à présent, de regarder le monde autour d’elle, de profiter un peu des quelques plaisirs qui s’offraient à elle. Il n’y avait pas tant de jours où elle parvenait  être aussi positive, à ne pas s’enfoncer dans cette noirceur qui empoisonnait son âme et ses capacités de réflexion. Il fallait qu’elle profite de ces instants où elle était presque un être humain comme les autres. C’était la moindre des choses, non ? Ca ne coûtait rien et elle ne blessait personne, ainsi. Elle voulait juste respirer …

Dans le parc où elle se rendait presque tous les jours dorénavant, elle avait trouvé une allée où poussaient des roses. Elle était restée pantoise devant tant de parfums, et c’est là qu’elle avait passé une bonne partie de son après-midi, à se gorger des couleurs et des odeurs. Mais quand une mère de famille était passée à côté d’elle avec un sachet en plastique qui contenait visiblement des viennoiseries encore chaudes, Tessa s’était détournée des roses. Dans le sillage de cette femme qui poussait un landau, il y avait une merveilleuse odeur sucrée, un mélange de beurre, de chocolat et de pâte … Tessa en avait eu l’eau à la bouche et des crampes à l’estomac. Elle aurait voulu se faire toute petite et pouvoir tenir la main de cette femme, l’appeler maman, avoir droit au merveilleux goûter qui patientait dans le sac en papier … Mais elle ne pouvait pas, et c’était profondément injuste. Elle ne se souvenait pas si sa propre mère lui achetait des sucreries pour le goûter, elle ne se souvenait de rien concernant sa génitrice, si ce n’est que c’était elle qui leur avait annoncé, à Liam et elle, qu’ils allaient se rendre dans une école qui leur permettrait de mieux contrôler leurs pouvoirs … Sa propre mère les avait vendus au Centre comme des animaux ! Des larmes de rage – était-ce réellement ça, ou tout simplement de la peine ? – perlèrent aux bords de ses yeux et elle les essuya du revers de sa manche en reniflant un bon coup. Tessa se détourna alors de la vision de cette jeune maman trop attentionnée envers ses enfants et quitta le parc en grandes enjambées malgré le peu de force qui semblait habiter ses membres. Elle ne voulait pas penser à ses parents, ni à Liam, ni à qui que ce soit. Elle en avait assez de pleurer à tout bout de champ, de soupirer en pensant au passé, de s’échiner à faire revenir dans sa tête des souvenirs qui en avaient été effacés. Elle ne voulait penser qu’à son estomac qui criait famine et à son envie toute neuve de parfaire ses connaissances en saveurs de boulangeries. C’était ainsi qu’elle entendait profiter de sa nouvelle existence … Mais un problème se posa bien rapidement quand elle arriva en vue de la première boulangerie, dont les odeurs l’avaient attirée comme un aimant. Elle n’avait pas le moindre sou pour se payer la plus petite part de pain chaud ou de croissant moelleux. Ca ne l’empêcha pas de plaquer les mains contre la vitrine comme une enfant pour contempler les merveilles affichées juste derrière, et qu’elle ne pourrait pas se payer … Mais elle pouvait au moins imaginer. Les saveurs, les textures … Une nouvelle fois, son estomac grogna et elle dut se détourner, la mort dans l’âme, pour ne plus se soumettre à cette torture. Mais elle avait à peine fait un quart de tour sur elle-même qu’une voix s’adressa soudain à elle. Une voix qu’elle n’aurait souhaité réentendre pour rien au monde. « A ta place, je n’aurais pas mis les pieds à Radcliff. C’était facile de te retrouver. » Tessa regarda Alvin avec stupeur. Stupeur qu’il ait le culot de se montrer devant elle. Stupeur qu’il ose encore la rechercher alors qu’elle savait pertinemment ce qu’il était. Et puis, elle sentit sa colère enfler, enfler, prendre toute la place dans sa poitrine, dans ses entrailles. Il l’avait trahie. Il avait sympathisé avec elle comme s’il avait réellement envie de l’aider, mais il n’avait jamais eu l’intention de faire quoi que ce soit pour elle. Il avait voulu la renvoyer au Centre ! Il avait voulu la vendre à nouveau comme ses parents l’avaient fait il y a dix ans ! « J’aurais pu envoyer un message à ceux qui te recherchent pour leur dire que tu étais à Radcliff. Peut-être que je l’ai fait. » Sa colère fut soudain remplacée par une peur panique à l’idée qu’il ait effectivement donné sa localisation aux maîtres. Elle l’empoigna par le cou et le plaqua contre la devanture de la boulangerie, ses mains commençant déjà à la picoter. « Et si je te fais un trou dans la tête, comment tu vas la dépenser, ta précieuse récompense ? » Une chaleur intense se mit à irradier de ses paumes, et elle lutta pour ne pas mettre sa menace à exécution dès maintenant. Ce n’était pas le fait de le tuer qui l’embêterait, il le méritait assez, mais c’était de le faire dans cette rue, devant les gens qui passaient. « Pourquoi tu viens me narguer, si tu m’as déjà vendue ? Tu prends du plaisir à me faire ça ? Tu fais ça avec toutes tes autres victimes ? Espèce de sale tordu ! » Non, Tessa n’était pas familière des insultes en vogue ces derniers temps, ni même avec le simple fait de se fâcher contre quelqu’un. Elle savait comment se mettre en colère, elle savait comment démolir quelqu’un ou même comment le tuer, mais … Là, elle ne savait pas. Elle était démunie, à nouveau perdue … A nouveau au bord des larmes. Et ce sourire qu’il affichait, elle aurait voulu le lui enlever à coups de poings !

Si la mémoire de Tessa avait tendance à lui faire défaut depuis des mois, elle se souvenait pourtant de certains détails avec précision. Douloureuse conséquence d’un trop long séjour dans une prison de béton, où la solitude était sa seule amie fidèle. A la disparition de Liam, l’esprit de Tessa s’était délité, elle n’avait plus été capable de retenir la moindre chose. Elle avait perdu bien d’autres choses en dehors de ses souvenirs, allant même jusqu’à ne plus connaître son propre prénom, oublier son âge, sa date de naissance. Elle était devenue une moins que rien, à moitié folle et incapable de vivre par elle-même. Si on ne l’avait pas aidée, elle ne serait pas sortie seule du Centre. Elle y serait sans doute encore, ou bien elle aurait fini par dépérir, étouffée par son chagrin. Elle avait eu besoin qu’on lui prenne la main pour sortir, pour faire exploser les murs autour d’elle, et ensuite pour la guider vers le soleil. Elle serait retournée s’enfouir sous ses couvertures rêches si elle s’était écoutée, c’était tellement plus simple ainsi ! Mais elle n’était pas seule, et c’était uniquement par la volonté de l’autre évadé qu’elle avait continué vers la liberté. Et quand lui-même était parti, c’était à nouveau grâce à l’intervention providentielle d’un homme qu’elle avait réussi à atteindre Radcliff, cette ville qu’elle ne connaissait pas mais dont le nom tournait sans cesse dans sa tête creuse. Tessa n’était pas sûre de se souvenir du prénom de celui qui s’était évadé du Centre avec elle, et ses traits étaient devenus flous dans sa tête. Si elle le croisait en ville, elle n’était pas certaine de le reconnaître. Par contre, l’autre homme, celui qui l’avait conduite à Radcliff … Celui-là, elle pouvait le reconnaître sans problème. C’était d’ailleurs assez triste de constater qu’elle oubliait ceux qui l’avaient aidée, ou qui l’avaient aimée, mais qu’elle se souvenait avec netteté des autres. Elle voyait le visage des maîtres dans ses cauchemars chaque nuit sans exception, et quelquefois, il y avait le visage de l’autre homme qui venait s’y ajouter. Alvin, le gentil conducteur qui lui avait ouvert sa voiture pour la conduire là où elle le souhaitait. Il aurait du faire partie de ceux qui l’avaient aidée, elle y avait cru pendant plusieurs jours, le temps de traverser la moitié du pays. Mais il l’avait trahie. Et à l’instant précis où elle avait découvert qui il était, son esprit affaibli l’avait gravé dans ses souvenirs, comme pour mieux la torturer dans les moments de doute. Elle détestait ça, pouvoir se souvenirs des hommes mauvais sans pouvoir se consoler en pensant aux autres. Liam, elle l’avait oublié. Alvin, lui, était resté.

Mais il aurait pu ne rester que dans sa tête ! Uniquement un mauvais souvenir, une raison de plus pour regretter le temps où elle ne connaissait plus rien de l’humanité … Mais non, bien sûr. Même ici, elle n’était pas tranquille. Il était à nouveau devant elle, tout sourire, comme s’il n’avait jamais planifié de la vendre pour un petit paquet de fric. Ou plutôt comme s’il regrettait qu’elle se soit tirée avant qu’il n’ait pu toucher le paquet de fric … La première fois, elle s’était enfuie sans se retourner, encore sous le choc de sa découverte, le cœur brisé que cet inconnu si aimable ait pu n’être qu’un misérable traître, mais là ? Elle n’avait plus le cœur brisé. Elle voulait lui faire payer cette douloureuse déception. « Tu ferais ça devant tous les braves habitants de Radcliff, devant les soixante milles hunters qui trainent dans les rues ? Tu ne vivrais pas plus longtemps que moi. » Elle s’empourpra mais ne le lâcha pas pour autant. Elle savait bien qu’elle ne pouvait pas faire ça, en pleine rue et en plein jour, mais elle avait sottement espéré qu’il y croie un peu, lui … Pour lui faire peur ! Il méritait bien ça ! Mais visiblement il était plus habitué à ce genre de choses qu’elle, car elle sentit un objet dur s’appuyer sur son ventre, et elle blêmit quand elle baissa les yeux et qu’elle vit le canon d’un pistolet, qu’il pointait sur elle. Discrètement en plus, le fourbe ! « Va savoir, ça sera peut-être difficile de me trouer la tête avec un trou dans le bide. » A ces paroles, elle resserra ses doigts autour de son cou. Elle tremblait de peur, en vérité, et sa prise lui permettait de calmer un peu ses frissons irrépressibles. Elle ne voulait pas qu’il tire, jamais encore personne ne l’avait menacée ainsi. Elle ne savait pas ce que ça ferait, de recevoir une balle dans le ventre. Pas du bien, sans doute … Mais elle n’avait pas survécu à l’arène pendant toutes ces années pour finir comme ça ! « Tu crois que tu me fais peur ? Je peux te tuer dix fois avant que tu ne tires ! T’es pas le premier à avoir essayé de me tuer. Tu veux savoir où ils sont, tous les autres ? » Il y avait un peu de vérité, un peu de mensonges. Elle se savait parfaitement capable de le tuer avant qu’il ne tire, mais elle craignait d’en mourir aussi, et ça l’embêtait. Et il lui faisait peur, c’était indubitable, ça devait se lire sur son visage, dans ses yeux écarquillés. Mais elle avait effectivement battu des hommes bien plus menaçant que lui, dans l’arène. Elle en avait tué des dizaines, et elle espérait se montrer assez convaincante pour qu’il y croie, cette fois. S’il savait qui elle était, il savait de quoi elle était capable. Normalement. « Si je les avais déjà appelés, je les aurais laissé terminer leur boulot, c’est pas comme si m’enterrer dans une ville comme celle-ci faisait parti de mes rêves. » Elle le regarda avec suspicion. Il ne les avait pas appelés alors ? Elle n’était pas sûre de comprendre ses motivations, dans ce cas. « Alors pourquoi t’es encore là ? Pourquoi tu fais ça ? » Demanda-t-elle, troublée, presque suppliante. Ca aurait été bien plus simple de laisser les maîtres venir la chercher. Simple, et sans risques pour lui. Et il aurait quand même gagné son fric, puisqu’il l’avait retrouvée. « Ils n’ont encore aucune idée d’où tu es. Qu’est-ce qu’ils te veulent ? » Cette fois, elle desserra légèrement les doigts, prise par surprise. Il ne savait pas ? Il la traquait à travers le pays alors qu’il ignorait ce que les maîtres voulaient faire d’elle ? Mais que savait-il, alors ? « Ils veulent me tuer ! » S’écria-t-elle sans réfléchir, la panique faisant vibrer sa voix. Mais elle savait que ce n’était pas vrai, et c’était sans doute bien pire. « Ils veulent …  Ils veulent … Pire encore ! » Balbutia-t-elle. Elle avait souvent regretté le Centre, mais plus jamais elle ne voulait y remettre les pieds, c’était sa seule et unique certitude. Plus maintenant qu’elle avait goûté aux odeurs, aux saveurs, aux nouveautés infinies qu’elle n’avait pas encore découvertes. « Comment tu peux vouloir me vendre aux maîtres si tu ne sais même pas pourquoi tu le fais ?? Je croyais que tu … » Non, pas ça. Elle ne pouvait pas dire ça. Elle croyait qu’il était gentil, quelle blague. Elle savait qu’il ne l’était pas. Elle essaya de retrouver la maîtrise de ses émotions et reprit d‘une voix pleine de colère : « Si tu fais ça, je te tue. » Ca ne rimait à rien, mais quelle autre menace avait-elle en stock ?

Etait-elle capable de tuer Alvin, vraiment ? Une part d’elle-même le souhaitait pour de bon, une petite part qui réclamait sa part de sang et de violence après toutes les fois où c’était elle qui avait été la victime, mais une autre part, inquiète et mal assurée, trouvait des dizaines de raisons pour hésiter. Si Tessa le tuait, elle allait mourir aussi, et ce n’était pas ce qu’elle voulait. Elle n’avait pas survécu jusque là pour mourir aussi bêtement, et à cause de lui ! Elle avait beau être en colère contre lui, il ne valait pas cette peine … Mais pourtant ses doigts la démangeaient furieusement, son pouvoir ne demandait qu’à jaillir après avoir été trop longtemps bridé. Alvin méritait de payer pour ce qu’il avait fait. Et si elle ne le tuait pas, elle se vengerait. Elle s’en faisait la promesse, elle allait cesser dès aujourd’hui de laisser les gens la manipuler comme une gentille petite poupée sans volonté. Elle n’appartenait plus à personne, malgré le tatouage dans sa nuque qui disait le contraire. Alvin serait le premier à payer pour avoir essayé de la vendre aux maîtres … Enfin, si elle parvenait à lui échapper et s’il ne la tuait pas avant. « Soit pas si prétentieuse, il me faut pas plus de temps pour tirer qu’à toi pour faire … ce que tu fais. » Prétentieuse ?? Elle fut tellement surprise qu’elle ne pensa pas à rétorquer quoi que ce soit. Elle n’était pas prétentieuse ! Elle avait vraiment tué des gens ! « J’ai tué du monde aussi, des gens comme toi. Peut-être qu’on devrait juste arrêter de se menacer, aucun de nous serait gagnant si on venait à s’entretuer. » Elle n’aimait pas l’idée qu’il ait déjà tué des gens. D’une part, parce que cela signifiait qu’il pouvait très bien le refaire, et elle ne voulait vraiment pas qu’il lui troue l’estomac. Et d’autre part … Malgré tout, elle conservait de lui l’image d’un homme qui avait été prévenant pendant un moment, et cet homme là n’était pas un tueur. C’était idiot de voir les choses ainsi, s’il était un mercenaire il n’était pas un agneau innocent, mais tout de même. Elle était tellement déçue par tout ce qu’elle découvrait sur lui ! « Les maîtres seraient contents. Je serai morte et ils n’auraient pas besoin de te payer. Je préfère encore que les choses se passent comme ça, si tu essayes de me ramener à eux, je me suiciderais. Ou plutôt, je te tuerais d’abord, je ne voudrais pas que tu t’en sortes aussi bien. » Encore des menaces, mais cette fois elle les pensait réellement. L’idée lui était venue subitement, mais elle réalisa que c’était la stricte vérité : elle préférait mourir que de retourner là-bas, entre les mains de ses anciens maîtres. « Fallait bien que je sois sûr que tu sois ici avant de les prévenir. » C’était une explication comme une autre à sa présence ici, mais ça ne satisfit pas la jeune femme. « J’ai pas l’habitude de demander plus qu’une bonne paye. » Elle fronça les sourcils, outrée. Il ignorait donc ce que ses victimes devenaient ? Ou alors il préférait l’ignorer … C’était d’une lâcheté abjecte. « Et ça ne te pose vraiment aucun problème ? Tu … Tu es … » Elle s’étouffait de rage, la pauvre Tessa. Ce genre de sentiment lui était peu familier, et elle avait l’impression que quelque chose d’énorme voulait sortir de sa poitrine pour avaler Alvin d’une seule bouchée. « Tu t’es occupé de moi sur tout le chemin, tu m’as même payé une glace quand tu as vu que ça me faisait envie ! Tu ne m’as pas touchée quand on dormait, la nuit, et tu plaisantais avec moi la journée ! On a passé du temps ensemble, mais après tout ça, tu fermes les yeux et tu m’abandonnes juste pour un paquet de billets verts ? » Elle savait que son indignation ne lui ferait ni chaud ni froid, mais elle avait besoin de l’exprimer. Elle ne comprenait pas qu’on puisse jouer un tel rôle, prévenant un jour puis bourreau le lendemain. Ca la dépassait complètement.

« Tu croyais que quoi ? Faut pas faire confiance aux inconnus, c’est une règle basique de vie. » Elle secoua la tête rageusement. Et il se permettait de lui donner des leçons maintenant ! Elle avait su, un jour, qu’il ne fallait pas s’ouvrir aux inconnus, mais elle était bien loin de cette époque où de telles règles avaient un sens. « J’ai pas de règles basiques de vie ! Comment tu voulais que je survive si je ne faisais pas un peu confiance aux inconnus ? Même toi, tu vois, tu m’as bien aidée. Tu m’as rapprochée de Radcliff, et c’est ce que je voulais, non ? Je pouvais pas marcher jusque là. Sinon ils m’auraient rattrapée tout de suite et … je me suis enfuie de chez eux, comment tu crois qu’ils allaient m’accueillir ? » La terreur brute l’assaillit à nouveau en pensant à la réaction de ses maîtres s’ils venaient à reposer leur main sur elle. A vrai dire, ils n’avaient jamais été violents avec elle, ils avaient laissé ça aux mutants dans l’arène, mais ils la terrorisaient bien plus que tous les hommes contre qui elle avait du se battre. Ils n’avaient pas besoin de la menacer pour qu’elle ait peur. C’était la menace diffuse de leur rage envers elle qui la faisait trembler, sans que cela n’ait aucune forme concrète dans son esprit. Ils pourraient faire d’elle ce qu’ils voudraient, et elle ne savait pas ce que cela serait. Et c’était ça qui lui faisait si peur. Elle était prête à tout pour ne pas y retourner. « Toujours la même menace, fais gaffe au bout d’un moment ça perd en crédibilité. Je vais avoir besoin d’une meilleure raison que celle là pour résister à l’envie de les appeler pour en finir avec ce contrat. » « Mais j’ai pas de … » Commença-t-elle, excédée, avant de se taire brusquement. Elle ne savait pas ce qu’elle pouvait lui dire pour qu’il n’appelle pas les maîtres, s’il ne croyait qu’en l’argent, qu’avait-elle à lui offrir de plus ? Rien du tout. « Je ne peux rien te donner, tu dois bien le savoir. Pourquoi est-ce que tu demandes ? Rien de ce que je pourrais dire ou faire ne te convaincra, non ? Mais ça te plaît quand même de me faire espérer ? » Et le pire, c’est qu’elle le savait, mais qu’elle continuait d’espérer, et elle se creusait la cervelle pour trouver une idée lumineuse qui la tirerait de là. Qu’est-ce qu’un homme comme lui pouvait bien désirer ? En dehors de l’argent, elle ne voyait pas tant d’autres propositions … « Tu veux coucher avec moi ? » Demanda-t-elle en plissant le nez d’un air dégoûté. Ce n’était pas comme ça qu’il allait accepter, mais elle-même n’était pas certaine de vouloir faire ça pour acheter sa liberté. Surtout en sachant qu’il pourrait en profiter pour prendre son pied et la laisser ensuite à ses ravisseurs. Pas une bonne idée.

« Peut-être que tu devrais arrêter de dire que tu vas me tuer et le faire, qu’on en finisse. » Elle avait l’impression qu’ils en revenaient constamment à ça, mais ce n’était pas de sa faute à elle si c’était la seule qu’elle avait à lui dire ! Comment pouvait-elle le faire réagir autrement ? Et ça ne marchait même pas … Elle n’était pas assez impressionnante pour que ses menaces soient prises au sérieuse, et elle le regrettait amèrement. Il ne se rendait pas compte de ce qu’elle pouvait faire ! Il ne savait pas qu’elle avait déjà tué, encore et encore … Mais le meurtre ne s’était pas imprimé sur ses traits comme il le faisait avec d’autres, elle ne s’était pas endurcie en prenant la vie d’autrui, elle était restée la même … Une ado attardée, paumée, qui avait beau avoir tué par le passé mais qui n’en restait pas moins à la merci de n’importe qui. Elle ne pouvait même pas tuer cet homme qui la menaçait de mort ! Parce qu’elle devait bien se rendre à l’évidence : c’était fichu, pour le tuer. Elle l’aurait fait dès qu’elle l’avait reconnu, si elle l’avait vraiment voulu, mais c’était trop tard. Elle n’avait jamais aimé prendre la vie de qui que ce soit, mais à chaque fois elle l’avait fait plus ou moins par accident, sans y mettre toute sa volonté. Elle se disait que ce n’était que de la légitime défense. Là, elle aurait du mal à justifier l’assassinat à sa conscience. Fichue conscience ! Tessa croisa les bras sur sa poitrine, l’air boudeur, vexée de ne pas être plus forte que ça. « Non. Je crois pas qu’on ait toujours le choix. Je crois que je l’ai jamais eu. » Tessa releva les yeux vers Alvin, chercha une seconde à déceler s’il mentait, puis décréta que oui. Elle le fusilla du regard, furieuse qu’il ose invoquer une raison aussi pitoyable pour justifier ce qu’il faisait. « N’importe quoi. Je sais même pas pourquoi tu cherches à te justifier, je sais très bien que tu racontes des conneries. Tu n’as jamais été forcé de faire quoi que ce soit, tu préfères juste la voie de la facilité pour te faire du fric. C’est comme ça que les gens comme toi fonctionnent. » Elle n’avait aucune expérience des gens comme lui, mais cette phrase sonnait bien et elle n’avait pas l’impression que c’était une trop grosse bêtise. De plus, ça lui donna un peu d’assurance, et elle le regarda en le défiant de la contredire. Elle, elle n’avait pas eu le choix. Lui ? Il avait été gâté par la vie, sans doute. Elle ne voulait même pas savoir.

« Je peux être gentil, ça veut pas dire que je suis forcément un bon gars. » C’était encore pire, du point de vue de Tessa. On ne pouvait pas être à la fois gentil, et à la fois méchant ! Impossible ! A moins d’être incroyablement vicieux et d’avoir le cœur pourri à l’intérieur … Elle eut un frisson en le regardant, imaginant ce qu’il devait être en-dedans. « N’empêche que tu me dégoûtes. T’es un pervers et j’aurais préféré que tu me séquestres dès le début, ça m’aurait évité d’être déçue. Pourquoi tu ne l’as pas fait, d’abord ? Ca te faisait rire de me faire espérer comme ça ? » Malgré tout, elle voulait comprendre les motivations d’Alvin, sans trop savoir pourquoi elle insistait. Il était vicieux, ça suffisait comme description, non ? Elle n’avait pas besoin de connaître toutes les couches tordues de son être ! Elle ne comprendrait jamais, de toute façon … Alors pourquoi s’acharner ainsi ? « Je sais pas. Je … » Elle haussa les sourcils. « Je fais ce qu’on me demande de faire, fin de l’histoire. J’ai demandé par simple curiosité. » Si Tessa avait eu un vague espoir quand Alvin avait hésité, il l’avait réduit à néant. Il avait le don pour dire pile poil les mots les plus décevants, à chaque fois qu’il ouvrait la bouche ! Elle avait envie de vomir. Il la dégoûtait au plus haut point, et elle préféra ne rien dire. Simple curiosité, n’importe quoi ! S’il était si désintéressé que ça, alors il était pire que ce qu’elle avait imaginé. Il était toujours pire que ce qu’elle pensait de toute façon. Mais il allait encore descendre en flèche dans son estime, à présent qu’elle lui faisait la proposition la plus indécente qu’elle ait fait depuis sa sortie du Centre. Elle s’abaissait vraiment à tout … « Pardon ? » Il ne s’y attendait pas, mais ça ne voulait pas dire que ça ne l’intéressait pas, et elle attendit la suite. « Je ne dis jamais non à ce genre de demandes. Y a des choses comme ça qu’on peut difficilement refuser à une fille. » Elle sentit une main glacée lui tordre le ventre de peur, imaginant déjà qu’il allait lui sauter dessus pour mettre sa proposition en route dès maintenant. Et il faudrait qu’elle reste impassible, parce que c’était elle qui avait proposé et qu’elle ne pouvait plus reculer ! Elle le savait, qu’il était assez ignoble pour accepter, mais quand même … « Et je suis un connard, alors on pourrait penser que je voudrais sauter sur la proposition. Mais j’ai des principes. Ne jamais coucher avec une fille pas consentante. » Bien malgré elle, Tessa s’entendit pousser un soupir de soulagement. Elle le regarda avec un air soupçonneux, comme si ce n’était qu’une nouvelle ruse de sa part : qu’est-ce que cela pouvait encore bien cacher ? Il l’avait dit lui-même, il était un connard qui ne refusait jamais ce genre de proposition. Et même si elle ne voulait pas le faire, elle le lui avait demandé, ce qui s’apparentait quand même à un consentement. « Et franchement, vu ta tête je crois que tu préférais encore la balle dans le bide que de coucher avec moi. » Elle se surprit à réfléchir sérieusement à ce choix, mais ne parvint pas à se décider entre les deux. Elle ne voulait pas coucher avec lui, cette idée la dégoûtait au plus profond d’elle, mais prendre une balle était tout de même trop dangereux pour qu’elle y consente de son plein gré. Et puis, elle croyait se souvenir qu’elle aimait bien les hommes, quand elle était ado … Avant le Centre … Elle avait déjà couché avec au moins un de ses copains de lycée, elle en était quasiment certaine. Ce n’était plus pareil à présent, bien sûr, mais coucher avec Alvin ne serait jamais aussi létal qu’une balle de revolver. Normalement. « Bien sûr, vu que tu profiterais de moi et que tu me livrerais quand même aux maîtres après ça ! Pourquoi j’aurais envie de coucher avec toi dans ces conditions ? Je ne peux pas te faire confiance. » Elle était prête à beaucoup de choses pour rester libre, et coucher … en faisait sûrement partie. Mais pas avec lui, il la trahirait malgré tout.

« Et si tu veux un conseil et tu ferais bien de le prendre. Ne propose jamais d’échanger quoi que ce soit contre du sexe. On appelle ça de la prostitution, c’est illégal, dangereux et franchement tu vaux mieux que ça. » Alors là c’était trop fort ! C’était lui qui lui donnait des leçons sur ce qui était illégal ? « Quoi ?! » Elle en fut tellement outrée que ce fut tout ce qu’elle arriva à dire au début. Quand elle se fut un peu remise de son indignation, elle lui planta un doigt accusateur sur le torse. « Comment tu peux me dire ce qui est illégal ou dangereux ??  C’est toi qui vas me tuer, qu’est-ce que tu en as à faire que je me prostitue ou quoi que ce soit d’autre ? Tu t’en fous bien de ce qui m’arrive, tout ce que tu veux c’est pouvoir m’amener en bon état aux maîtres ! Il ne faudrait pas que j’attrape une maladie ou que je finisse en prison, je vaudrais moins cher … Mais si je reste une gentille fille jusqu’à ce que la bonne personne me tue, alors là, pas de problème. » Elle retira son doigt, recula, fit un tour sur elle-même, sa colère lui rendant impossible de rester immobile. Elle avait envie de le frapper ! Ses mains la démangeaient et elle crispait les poings le long de ses flancs. « Et toi, avec tes scrupules, tu me fais bien rire. Ta conscience va te tarauder si tu couches avec moi, mais pas si tu me tues ? Au moins tu auras pris ton pied un moment, en plus de gagner ton fric. » Cracha-t-elle quand elle s’arrêta à nouveau en face de lui. « Je vaux mieux que ça, pff. » Répéta-t-elle d’un ton méprisant. « Ce n’est même pas toi qui décides ce que je vaux, et encore moins moi. J’ai perdu la possession de ma propre vie il y a des années, il y a des gens qui mettent un prix sur ma tête parce que je leur appartiens, et toi … Toi, tu es libre, et tu … tu … » Etait-ce la colère qui lui faisait perdre ses mots ? Ou la chaleur qu’elle sentait courir le long de ses bras, jusqu’à ses paumes, puis ses doigts ? Elle n’y avait pas prêté attention de prime abord, mais quand elle jeta un coup d’œil à ses mains, son cœur rata un battement : elles rougeoyaient dangereusement. « Oh non … Oh non … Non non non … » Prise de panique, elle se frotta les mains l’une contre l’autre, tentant de stopper le processus avant que tout n’explose, mais elle ne fit qu’augmenter la lueur rouge au bout de ses doigts.

« Et bien, peut-être que j’ai choisi la simplicité. Tout le monde fait ça de toute façon. » Tessa était furieuse contre Alvin, et les paroles qu’il lança d’un ai désabusé ne l’aidèrent certainement pas à se calmer. Il reconnaissait qu’il avait tort et que c’était elle qui avait raison, mais … Encore une fois, Tessa avait juste l’impression qu’il disait ça pour qu’elle arrête de discuter. Il s’en fichait complètement, de ce qu’elle pensait, il voulait juste qu’elle arrête de le bassiner avec ses leçons de morale. Elle plissa les lèvres, mécontente, et haussa les épaules à son tour. « Au moins tu le reconnais. » Lança-t-elle simplement. Elle non plus ne voulait pas discuter, surtout pas s’il retournait sa veste à chaque sujet, juste pour qu’elle se taise. Ce n’était pas pour lui faire plaisir qu’il avouait choisir la voie de la facilité, ce qu’elle aurait pourtant apprécié … Elle ne savait jamais quand il était sincère ou quand il lui mentait pour qu’elle aille dans son sens. Il lui avait bien trop menti, quand il l’avait prise avec lui dans sa voiture, et elle se désolait ne plus pouvoir lui faire aveuglément confiance. La méfiance, ce n’était pas le truc de Tessa. Mais avec Alvin, elle n’avait pas le choix … C’était lui qui l’avait trahie, et qui allait le refaire très bientôt. Et il ne s’en cachait pas, le bougre ! « Non, ça ne m’a jamais fait rire de trahir les gens Tessa. Je fais juste mon boulot. » Quel hypocrite ! Est-ce qu’il voulait qu’elle se mette à pleurer sur son sort ? Qu’elle le plaigne, parce que ça avait l’air vraiment hyper dur son boulot ? Elle le regarda d’un air perplexe, avant de secouer la tête en levant les yeux au ciel. « Mon pauvre vieux ! Tu sais que si ça t’embête tant que ça de trahir les gens, tu peux aussi aller bosser au supermarché du coin, c’est ce que les personnes normales font pour gagner leur croûte. Et ça ne me dit toujours pourquoi t’as sympathisé avec moi au lieu de me mettre dans ton coffre pour me ramener à ton employeur. » Elle n’allait pas lâcher le morceau, cette fois : elle voulait qu’il lui réponde, pour de vrai. Qu’il n’aille pas lui faire croire que la balade à travers les Etats-Unis, c’était aussi compris dans son contrat ! D’autant que s’il n’avait pas envie de coucher avec elle, comme il s’en défendait si bien, elle ne voyait vraiment pas pourquoi il s’était donné la peine de s’occuper si bien d’elle, si c’était pour la donner aux maîtres ensuite …

Mais elle ne pensait pas le comprendre un jour, de toute façon. Il était trop tordu pour son esprit simple, trop mauvais pour qu’elle puisse le concevoir. Pourtant, il restait loin d’elle pour l’instant. Et il refusait catégoriquement sa proposition de coucher avec elle. S’il avait l’intention de la faire prisonnière, il s’y prenait d’un drôle de façon : à quel moment comptait-il commencer ? « C’est ça. Au moins le problème est réglé comme j’ai pas envie de coucher avec toi de toute façon. » A nouveau, elle leva les yeux au ciel. C’était difficile de savoir ce qu’il voulait, finalement ! A part de l’argent. Ca, elle était sûre que c’était quelque chose qu’il acceptait toujours, malheureusement elle n’en avait pas. « Techniquement, on ne m’a jamais demandé de te ramener sans mst, alors dans le fond, je m’en fiche, je dis ça pour toi moi. » Elle allait finir par le savoir, qu’il s’en fichait ! Il se fichait de tout, et d’elle principalement. Mais il ne voulait pas qu’elle couche avec des inconnus, cherchez l’erreur … « Alors pourquoi tu me donnes tes précieux conseils ? Pourquoi tu perds encore ton temps avec moi ? C’est quoi ton problème ?? » Tessa voyait son agacement augmenter à mesure qu’il ouvrait la bouche, c’était incroyable comme il était doué pour ça ! Mais il ne cessait d’approfondir son désarroi et son incompréhension, et ça mettait ses nerfs à rude épreuve. « T’es libre aussi Tessa. T’es libre parce que je t’ai laissée partir, qu’importe le fric ! » Elle le fixa sans réagir pendant une seconde, trop stupéfaite pour dire quoi que ce soit. Encore une fois, elle se demanda s’il se fichait d’elle, mais il avait l’air bien convaincu de ce qu’il disait, et elle explosa : « Et maintenant, je suis libre ? Maintenant que tu viens réclamer ton dû et me ramener à ceux qui te payent ? J’ai été libre combien de temps, à ton avis ?? » Elle n’avait pas été libre une seule fois depuis ses quinze ans, et il ne s’en rendait même pas compte. Sa seule présence ici empoisonnait le semblant de liberté qu’elle avait imaginé avoir à Radcliff, et elle était hors d’elle parce qu’il ne comprenait pas. Ou parce qu’il faisait semblant de ne pas comprendre ? Mais lui et ses beaux discours, ses belles idées, il était pire encore que les maîtres, parce qu’eux n’avaient jamais caché leurs desseins. Tessa avait envie de lui hurler tout ça, mais elle se rendit compte que ses pouvoirs avaient réagi avant elle, et elle se glaça d’horreur. « Calme-toi Tessa. Tu pourrais me tuer et ne jamais le regretter parce qu’il y a des millions de raisons pour justifier que je le mérite de mourir. » Elle ne l’écouta que d’une oreille, focalisée sur ses mains qui brillaient, mais il l’attrapa par les épaules et elle releva brusquement la tête. « Ne me touche pas ! » Cria-t-elle en se dégageant de sa prise. Elle ne voulait pas de son soutien ni de son hypocrisie. Oui, elle voulait le tuer ! C’était cette envie viscérale qui avait déclenché son pouvoir, il l’avait mise en colère et ça avait brisé la barrière qui retenait ses dons soigneusement enfermés en elle. « Mais, la plupart des gens dans cette vie sont innocents et ceux qui le sont pas sont probablement des chasseurs qui seraient heureux de pouvoir te descendre d’une balle dans la tête. » Quelque part, elle saisit le mot chasseur, et cela fit sonner une alarme dans sa tête. Danger. « Si tu penses que ça peut aider, je peux partir. Mais si y a aucune chance pour que ça change quoi que ce soit, je reste, jusqu’à ce que ce soit passé. » Ca non plus, elle ne l’entendit pas, déjà enfermée dans la panique qui montait en elle en même temps que ses pouvoirs.

« C’est de ta faute ! J’y arrivais très bien avant que t’arrives ! » Bien sûr qu’elle avait des tas de raisons pour vouloir le tuer, et son subconscient l’avait compris avant elle. Elle allait le faire. Elle allait exploser et le tuer … Mais aussi tuer tous les autres autour, parce qu’elle ne se contrôlait vraiment pas assez pour concentrer son tir en un seul jet de plasma. Il n’y avait pas de murs de béton armé autour d’elle, pas d’arène rassurante qui garantissait qu’elle ne tuerait que celui qu’on lui avait désigné … Paniquée, elle voyait le rougeoiement de ses mains augmenter de seconde en seconde, tandis que la chaleur se diffusait dans ses bras pour se concentrer au bout de ses doigts. « Je ne veux tuer personne ! » L’exclamation sortait du cœur, mais elle savait que sa volonté n’y ferait rien. Elle n’avait jamais voulu tuer personne, pourtant elle l’avait déjà fait … Et elle le referait. Ses pouvoirs ne lui obéissaient pas, elle parvenait à les contenir de temps à autre mais la plupart du temps, ils lui échappaient totalement. Ils appartenaient à quelqu’un d’autre, quelqu’un qui n’était pas là. « Liam, aide-moi, aide-moi … » Gémit-elle à voix basse en continuant de frotter ses mains l’une contre l’autre, sans même réaliser qu’elle évoquait le souvenir d’un mort. Quand elle perdait le contrôle, c’était toujours vers Liam qu’elle se tournait, c’était toujours lui qui l’aidait, et à son contact tout s’apaisait. Depuis sa disparition, elle ne savait pas comment elle avait fait pour se contrôler. L’avait-elle fait ? Peut-être même pas. Ses souvenirs étaient brumeux, douloureux. Elle se souvenait des moments où ses dons la laissaient tranquille, mais ensuite … « Aide-moi ! » Supplia-t-elle en relevant la tête vers Alvin, son dernier recours. Sa colère s’était dissipée sous l’effet de sa peur. Dans sa tête tourbillonnaient des fragments de souvenirs qui la tourmentaient et la terrorisaient. Des choses qu’elle avait voulu oublier, qu’elle voulait garder dans le passé. Des choses qui menaçaient de ressurgir. « Je ne sais pas quoi faire … Je ne veux tuer personne ! » Répéta-t-elle en regardant autour d’elle, effarée de voir tant de monde dans la rue. Autant de victimes potentielles. Elle savait à quoi les cadavres qu’elle laissait derrière elle pouvaient ressembler, et elle ne voulait plus voir ça. Même Alvin, qui la regardait sans savoir quoi faire, elle ne voulait plus le tuer. « Ne me laisse pas … » Elle serra les poings, incapable d’en détourner le regard. Elle aurait du fuir, courir pour se mettre quelque part où elle pourrait exploser sans faire de dégâts, mais son cerveau refusait de réagir. Les ordres ne passaient plus, elle était tétanisée par l’horreur de ce qui allait se passer.

Tessa essayait de comprendre le mode de fonctionnement d’Alvin, mais il fallait avouer qu’il ne l’aidait pas beaucoup, à éluder ses questions ou à lui donner des réponses juste pour qu’elle se taise. Mais elle était entêtée, et finalement, il répondit quelque chose d’un peu plus consistant … « J’ai pas fait ça parce que c’est pas comme ça qu’on m’a dit de faire. C’était censé être plus efficace comme méthode. » Elle ne comprenait pas mieux, en fait. Qui lui avait dit de faire comme ça ? Les maîtres ? Ca lui semblait vraiment peu probable ! « Je bosse pas tout seul, alors c’est pas moi qui décide de comment je dois m’y prendre. » Pour quelqu’un qui avait l’air de ne rien aimer plus que de bosser seul et de n’obéir à personne, il semblait soudain bien trop pris par les contraintes. Tessa ne l’imaginait vraiment pas obéir à un supérieur ou faire partie d’une bande. Jusque là, il s’était conduit comme s’il était seul maître de sa destinée, c’était vraiment bizarre de l’imaginer comme le larbin de quelqu’un d’autre. « Et bien c’était une mauvaise idée, tu pourras aller le dire à ton chef ! » Répliqua-t-elle vertement. Elle n’aimait pas du tout la façon de faire de celui qui commandait à Alvin. Il était encore plus tordu que lui. « Et puis jsais pas ce qu’il s’est passé mais c’est devenu compliqué de simplement en finir avec toi. Qu’est-ce que tu veux que je te dise de plus hein ? » Tessa ne voyait vraiment pas en quoi c’était devenu compliqué. « C’est devenu compliqué parce que je me suis enfuie, tu veux dire. La belle affaire ! T’as pas mis longtemps à me retrouver. » Mais ce n’était pas ça, elle était prête à le parier. La façon dont il l’avait dit, les mots qu’il avait utilisés … Il y avait quelque chose qui était devenu compliqué, et ce n’était pas parce qu’elle s’était enfuie. Mais elle n’avait aucune idée de ce dont il parlait, et franchement, c’était le dernier de ses soucis. Ce qu’elle voulait savoir, c’était ce qui clochait chez lui pour qu’il se conduise aussi bizarrement avec elle, disant blanc un moment puis noir quelques secondes après. « J’en sais rien ! C’est bien ça le problème ! » C’était vraiment n’importe quoi. Il avait l’air énervé de ne pas savoir, mais elle n’était pas dans sa tête, elle ! C’était lui le maître de la situation, le mercenaire qui contrôlait toujours tout pour arriver à ses fins. Il devait sans doute calculer tous ses actes à l’avance pour ne rien laisser échapper … Alors, il se fichait d’elle, tout simplement. « Si tes maitres apprennent que tu es ici, ce sera pas à cause de moi ! Alors si t’es plus libre du jour au lendemain, ce sera pas à moi qu’il faudra en vouloir ! » Elle en fut tellement surprise qu’elle resta bouche bée. Ca ne dura pas bien longtemps … La stupeur fit place à une colère folle, et elle se mit à crier : « ARRETE DE TE FOUTRE DE MOI !! » Elle ne croyait pas ce qu’il disait, elle ne voulait pas y croire ! C’était un salopard qui la manipulait depuis le début, rien de plus !

Les hausses d’humeur brutales n’avaient jamais fait de bien à Tessa, et aujourd’hui ne dérogeait pas à la règle. A force de s’énerver, et elle ne perdit le contrôle sur ses pouvoirs, et elle perdit toute envie de crier ou de se battre avec Alvin quand elle comprit qu’elle était fichue, qu’elle ne pouvait plus rien faire pour se contrôler. Elle appela même son frère dans un élan de désespoir, son bien-aimé jumeau qu’elle n’avait pas revu depuis si longtemps …  « Quoi, qui ? » Alvin ne comprenait pas. Il ne savait donc pas tout sur elle ? « Mon frère … » Gémit-elle d’une voix faible en se frottant toujours les mains l’une contre l’autre. Son frère qui avait toujours été là pour l’aider quand elle perdait le contrôle … Jusqu’à ce qu’il disparaisse de sa vie, y laissant un vide si immense qu’elle avait eu l’impression d’en mourir. Elle n’était pourtant pas morte, mais ça ne tarderait pas. Si elle ne se tuait pas en explosant, il y aurait forcément un hunter pour la voir et pour venir l’abattre … Et avec le souvenir de Liam en tête, l’idée de se faire tuer ne faisait plus si peur à Tessa. « Je vais pas te laisser ok ? » Alvin venait de lui attraper les mains, et elle n’eut pas le courage de se dégager. Malgré la panique, une part d’elle était contente de ne pas rester seule … Même si ça signifiait qu’elle allait le tuer, lui aussi. « Viens, on va aller plus loin. » Il l’entraîna à l’écart, et ses jambes lui obéirent sans qu’elle n’y songe. Elle fixait toujours ses mains, faisant de son mieux pour réfréner leur rougeoiement. « Il faut que tu te calme Tessa. » La jeune femme secoua la tête, le visage défait. « Mais je n’y arrive pas ! » Elle ne cessait de penser aux dégâts qu’elle allait causer, aux morts qui allaient se multiplier à cause d’elle, et à Liam qui n’était plus là pour elle … Aucune de ces pensées ne l’aidait à se calmer, et elle n’arrivait pas à se focaliser sur quoi que ce soit d’autre. Elle allait tous les tuer ! Elle était un monstre …  « Quand j’étais plus jeune, j’avais tendance à m’agacer facilement. Je rentrais dans des colères monstres. Y avait que mon frère qui arrivait à me calmer. Tu sais comment il faisait ? Il me ramenait une part de tarte aux noix de pécans de chez JJ. C’était un petit restaurant Londonien, pas très connu dans lequel on allait souvent avec mes parents avant qu’ils meurent. » Les paroles d’Alvin finirent par percer le mur d’angoisse de Tessa, et elle releva les yeux pour le regarder. « Ils faisaient les meilleures tartes aux noix de pécans du monde, jte jure. » Elle ne comprenait pas pourquoi il lui racontait ça, mais il y avait dans ses paroles quelques mots familiers qui ramenaient des souvenirs en elle. « Je connais JJ ! Mes parents nous y ont emmenés une fois … Avec Liam, on avait insisté pour commander un plat écossais bizarre et on n’a jamais pu le manger parce que c’était dégueulasse, papa et maman étaient furieux … » Tessa croyait qu’elle n’avait plus aucun souvenir de sa vie avant le Centre, ou juste de minces bribes décousues, mais elle venait de se souvenir avec précision de ce soir là, au restaurant avec ses parents. « Moi aussi, j’habitais à Londres. » Elle s’en souvenait, de ça ! Elle était époustouflée d’avoir réussi à raviver un tel détail, pourtant insignifiant. Mais ça avait été sa vie … Et pendant une seconde, elle en avait oublié ses mains qui brûlaient. « T’as déjà mangé une tarte aux noix de pécans ? Faut absolument en manger au moins une fois dans sa vie. » Elle secoua la tête. Non, ça elle était sûre qu’elle n’en avait jamais mangé … « Jpeux t’en offrir une si tu veux. » Elle le regarda avec surprise, encore une fois prise de court par sa spontanéité, mais elle ne pensa pas aux glaces qu’il lui avait offertes sur la route de Radcliff, et elle ne pensa pas non plus à la trahison qui avait eu lieu peu de temps après cette offre qu’elle avait trouvé si généreuse. Elle n’en pensa qu’à la tarte … « Je veux bien … Maintenant ? » Elle était morte de faim, et ce depuis des heures maintenant. C’était pour ça qu’elle s’était arrêtée devant la devanture de la boulangerie où Alvin l’avait retrouvée … Elle était une gourmande invétérée, mais elle n’avait que ses yeux pour savourer les délices sucrés qui existaient dans cette ville. « J’en ai vu dans une vitrine, tout à l’heure. » Elle baissa les yeux sur ses mains, dont le rougeoiement avait un peu diminué. Elle ne pouvait pas encore sortir, mais elle avait soudain un peu plus d’espoir. Grâce à Alvin. « Pas tout de suite. Tout à l’heure. Continue de me parler, d’accord ? » Demanda-t-elle – exigea-t-elle – d’un ton pressant. « Où est-ce que tu vivais, à Londres ? Pourquoi t’es parti ? » Elle recommença à se frotter les mains d’un geste anxieux. « Tu es déjà allé à la Tour de Londres ? J’adorais y aller, ma mère était historienne elle nous y a emmené plusieurs fois, et elle nous racontait les histoires des rois et des reines … Quand elle nous aimait encore … » Non, ce n’était pas bon de penser à ça. Le souvenir de sa mère avait été banni de sa mémoire, parce que c’était trop douloureux. « J’aimais bien quand elle nous racontait des histoires … » Poursuivit Tessa d’une voix brisée, l’air éperdu comme si elle se forçait à parler pour repousser les pouvoirs qui venaient d’affluer avec plus de force à ses mains.

« Désolé, je sais pas où est ton frère … » Non, bien sûr. Personne ne savait où était son frère, à supposer qu’il soit encore en vie. Tessa s’était enfuie du Centre uniquement parce qu’elle avait l’espoir de le revoir, mais jusque là elle avait échoué, et elle craignait de plus en plus que l’espoir qu’on lui avait donné n’était qu’un écran de fumée … Une illusion. Son frère devait être mort depuis des années, dès le moment où il avait disparu de la cellule adjacente à la sienne. Et elle-même ne savait pas comment elle ferait pour survivre, quand elle aurait définitivement accepté sa mort … Pour l’instant, elle ne pouvait pas y croire, elle ne voulait pas y croire, mais dans des moments comme celui-ci, où elle perdait le contrôle de ses pouvoirs et que le désespoir la submergeait, elle commençait à croire que le pire pouvait être bel et bien arrivé. Les larmes montèrent aux yeux de la jeune femme, et dévalèrent silencieusement le long de ses joues. Ca ne risquait pas de l’aider à mieux contrôler la déferlante brûlante qui risquait de jaillir d’une seconde à l’autre, mais Tessa ne savait plus ce qu’elle devait faire pour ça. C’était toujours Liam qui l’avait aidée à canaliser ses dons, et elle n’avait jamais vraiment appris à s’en sortir sans lui. Une fois Liam disparu, elle avait perdu pied sans lui, et elle n’avait jamais pu trouver la volonté de réellement s’entraîner. Aujourd’hui, c’était un peu tard pour se lamenter à ce propos … Mais Alvin ne l’avait pas abandonnée, et son évocation d’un lieu qu’ils avaient connu des années plus tôt la détourna un peu de son calvaire. Elle n’aurait jamais cru qu’ils puissent avoir quelque chose en commun, et surtout pas un restaurant londonien que Tessa croyait avoir totalement oublié. « Sérieusement ? Je pensais être le seul type au monde à connaitre ce coin. » Elle esquissa un sourire maladroit. JJ, ce n’était pas franchement le restaurant le plus connu de Londres, c’est sûr. Et pas non plus le meilleur, vu les souvenirs qu’elle en avait ! Elle n’avait même pas goûté leur tarte aux noix de pécans dont Alvin faisait tant de louanges … « C’est drôle comme coïncidence … » Elle aimait bien les coïncidences, Tessa, et elle voulait voir celle-ci comme un signe positif. D’ailleurs, le fait que ça ait détourné un instant son attention de ses pouvoirs prouvait bien que c’était une bonne chose. Ils venaient du même coin, ils avaient fréquenté les mêmes endroits. Encore une fois, Alvin la surprenait, mais ce n’était plus le genre de surprise qui la faisait hurler de colère.

Mais la distraction n’avait pas été suffisante pour permettre à Tessa de retrouver le contrôle sur ses pouvoirs, et déjà ils repartaient de plus belle, ce qu’Alvin ne manqua pas de remarquer lui aussi. « On retournera dans cette boulangerie tout à l’heure alors. Tu verras, c’est la meilleure pâtisserie du monde. » Elle hocha vigoureusement la tête sans quitter des yeux ses mains encore trop rouges. Oui, elle voulait goûter les merveilles de cette pâtisserie ! Elle lui avait fait tellement envie tout à l’heure … Et sa faim n’en revenait que de plus belle, la torturant sans relâche, mais Tessa ne pouvait pas se permettre de retourner au milieu de tous les gens, dans la rue. Il fallait d’abord qu’elle arrive à stopper cette chose qui risquait de jaillir d’une seconde à l’autre ! C’était si difficile … La chaleur était irrépressible, et elle avait beau frotter ses mains l’une contre l’autre, rien n’y faisait. Elle avait à nouveau besoin d’Alvin …  « J’habitais vers Fulham avec mes parents. Quand ils sont morts, j’ai été placé en foyer d’accueil, du coup, je suis passé de maison en maison, alors j’ai dû faire quasiment tous les quartiers de la ville. » Cette fois, Tessa redressa la tête pour regarder Alvin. Il lui avait dit que ses parents étaient morts, mais elle n’avait pas imaginé qu’ils soient morts si tôt qu’il ait du aller en foyer. « T’étais en maison d’accueil ? C’est horrible ! » Elle avait une image des foyers absolument terrible, sans doute due à ses lectures d’enfance. Comme pour les orphelinats, elle les imaginait tous gris, insalubres, avec des adultes qui n’étaient là que pour martyriser les enfants … « Quand mon frère a atteint la majorité, il est devenu mon tuteur alors, on a décidé de partir, y avait plus de mauvais que de bons souvenirs en Angleterre. Alors on est partis parce qu’on pensait qu’on aurait une meilleure vie ici. » Il était resté avec son frère malgré tout, alors. Elle n’arrivait pas à l’imaginer plus jeune, sans le sou, sortant d’une maison d’accueil et fuyant pour les USA. « Tu as de la chance d’avoir pu rester avec ton frère. » Lâcha-t-elle d’un air songeur. « Et la vie était meilleure, ici ? » Demanda-t-elle, dubitative. Pour elle, ce pays était un enfer, mais c’était surtout parce qu’elle avait du quitter l’Angleterre pour venir au Centre, et que les Etats-Unis étaient devenus le symbole de sa prison. Que n’aurait-elle pas donné pour retourner à Londres … ! Mais avec son frère seulement. Sans lui, elle se fichait bien de l’endroit où elle était. Elle aimait tant Londres … Il y avait des lieux qu’elle voulait revoir, qui étaient attachés à beaucoup de souvenirs. Des souvenirs qui refaisaient surface petit à petit … « Ouais, j’y suis déjà allé. Plusieurs fois avec l’école ou parce que les foyers essayaient d’organiser des activités. » Bien sûr, tous les enfants allaient à la Tour de Londres au moins une fois, c’tait incontournable ! « J’me souviens même plus des histoires de ma mère. » Cette fois, Tessa eut un pincement au cœur pour Alvin. Même si elle, elle détestait sa mère pour l’avoir abandonnée aux maîtres, elle avait chéri ces moments où elle leur racontait des histoires. Alvin avait perdu beaucoup s’il ne se souvenait pas de ça. Des histoires, Tessa pouvait en raconter des tas ! Ca lui revenait petit à petit. Mais à Alvin, elle ne pouvait pas les raconter. « Tu avais quel âge quand elle est morte ? Moi, je ne sais pas si je ne préfèrerais pas ne pas me souvenir d’elle … Au Centre, je pensais que je l’avais complètement oubliée, et au moins elle ne pouvait plus me faire de mal comme ça. » Soupira-t-elle. C’était compliqué, de penser à ses parents, ça lui causait toujours une douleur sourde dans la poitrine et elle n’aimait vraiment pas ça. Mais elle avait de bons souvenirs avec eux, malgré tout … Des souvenirs du temps où ils étaient heureux, tous ensemble. « Y a des gens, on pense qu’ils seront toujours là et puis un jour, ils disparaissent. » Tessa pâlit légèrement à cette phrase. Comme Liam. Il aurait du être toujours là, à ses côtés. Ils étaient nés ensemble, ils devaient partir ensemble. Mais il l’avait abandonnée, sans prévenir. « Des fois, il suffit de trouver une seule personne, rien qu’une à qui s’attacher parce que c’est plus facile comme ça. » Encore une fois, ça collait parfaitement à sa situation avec Liam, à croire qu’Alvin lisait dans ses pensées. « Et faut laisser ceux qui craignent derrière toi. Ils ont déjà assez pourris ta vie comme ça, les laisse pas gagner. » Cette fois, Tessa eut un mince sourire. C’était lui, qui lui disait ça ? Elle ne voulait laisser gagner personne, mais elle n’avait pas les moyens de se battre pour gagner. Et le pire, c’était qu’il avait participé à sa défaite ! « Moi, j’ai que mon frère. J’avais que lui, et j’avais besoin que de lui … Mais ils me l’ont enlevé … Sans lui … Sans lui je suis perdue … » Elle soupira et se frotta les yeux pour éviter que d’autres larmes ne viennent les emplir. « Des fois ... Des fois je préfèrerais encore être au Centre. Parce que sans mon frère, je sais pas qui je suis, j’arrive à rien. J’ai pas envie de les laisser gagner non plus, mais je sais pas me battre contre eux. » Il y avait des jours où elle voulait être forte, être une vraie battante, et d’autres jours où elle voulait tout laisser tomber. Ne plus exister. « Et à chaque fois que ça va pas, quand t’as un coup de blues, t’as juste à manger le truc que tu préfères manger et ça ira mieux. » Tessa fut tellement surprise de ce conseil, si incongru de la part d’un gros baraqué comme Alvin, qu’elle faillit se mettre à rire. « Mais avant, faut trouver le truc parfait. Le plat qui pourra te réconforter à tous les coups. C’est la meilleure des quêtes ça, faut vraiment que tu le fasses. » A nouveau, il la détourna de ses noires pensées, et elle le dévisagea, essayant de voir à travers cette façade incompréhensible qu’il affichait toujours. Mais qui était-il, vraiment ?? « C’est ça qui marche avec toi ? La nourriture ? Je croyais que c’était juste le fric. » Remarqua-t-elle, mais sans aucune animosité. Juste un constat. « C’est quoi ton plat préféré ? » Elle, elle ne parvenait pas à nommer un seul plat qui soit meilleur que les autres, tout lui semblait absolument délicieux maintenant qu’elle avait quitté le Centre et ses plats dégoûtants. « J’ai faim … » Gémit-elle en crispant sa main sur son estomac désespérément vide. « Il faut que tu arrêtes de parler de manger, ou que tu me payes quelque chose. » Elle regarda ses mains, qui avaient repris leur couleur normale. La chaleur était presque complètement partie, elle aussi. « Regarde ça … A force de me raconter des bêtises, tu as réussi à arrêter la crise. » Fit-elle en relevant les yeux, le visage éclatant de soulagement. « On peut aller manger maintenant !! J’ai eu un coup de blues, j’en ai besoin. » Ajouta-t-elle d’un ton suppliant, reprenant sa propre idée. Et puisqu’elle n’avait pas d’argent du tout … Il allait bien faire ça pour elle, non ?