L'adolescent regardait avec un mélange de fascination et d'horreur le tourbillon qui s'était créé dans son verre à l'approche de sa main. Il l'éloigna légèrement du récipient et le liquide perdit de la vitesse progressivement pour redevenir un simple verre d'eau au bout de quelques secondes. Il rapprocha sa main, de nouveau le tourbillon. Il l'éloigna, s'attendant à ce que l'eau cesse de s'agiter, mais ça n'eut pas l'effet attendu, au contraire, le tourbillon redoubla d'intensité, faisait tomber un peu d'eau sur la table. Horrifié, Stone poussa le verre et son contenu se renversa le plus normalement du monde, obéissant aux lois de la physique. Le jeune homme resta de longues secondes à regarder cette eau. Il ne pouvait et ne devait rien dire à personne. Son père qui le chérissait, l'adorait, le chouchoutait le considèrerait comme une anomalie, un monstre peut-être, il n'avait aucune envie de perdre sa famille. Il n'avait pas envie que son paternel, même s'il affichait des signes de préférences visibles pour lui, Stone, que pour Ulysse, son frère, ne le dénonce à la police, au gouvernement, à qui que ce soit. Il n'avait pas envie de finir sur une table stérile, avec des instruments pointus tournés vers lui et des scientifiques penchés sur son corps. Il voulait vivre sa vie normalement, comme il l'avait fait jusque là dans sa famille paisible. Un frère, une sœur, deux parents, de l'argent et voilà, rien de bien compliqué. La peur le prit au ventre, intense, comme il ne l'avait presque jamais ressentie. En fait, pour être franc, il ne la sentait avec cette intensité que quand elle concernait ses … capacités. Il n’y avait malheureusement pas que la peur, il y avait la colère aussi. Il avait failli embrocher la main de son frère qui avait pris la dernière tartine au déjeune la veille. La tristesse, comme la fois où il s’était cru capable de se laisser chuter de leur toit juste pour échapper à l’éventuelle possibilité que sa famille s’aperçoive de son anomalie. Tous ses sentiments et ressentis devenaient plus puissants, féroces, lui usaient les nerfs. Il se faisait peur. Il lui semblait qu’il avait tout perdu en l’espace de quelques mois. Il avait peur à chaque fois qu’il y avait de l’eau près de lui qu’il ne se passe quelque chose d’horrible, qui le trahisse. Il observait son frère et sa sœur pour s’assurer qu’ils ne savaient rien, il virait à la paranoïa. Son innocence lui manquait. Son enfance lui manquait, le temps où il ne vivait pas constamment sur ses gardes en ayant peur de lui et de ce qu’il était involontairement devenu lui manquait. Il aurait donné cher, très cher pour remonter le temps et faire en sorte que rien ne ce soit passé. Il devait bien y avoir quelque chose, un élément déclencheur, même infime, ce n’était pas parti de rien cette histoire. Mais il ne disait rien, n’osait pas faire de recherches de peur de tomber que quelque chose de pire encore que ce qu’il imaginait. De se faire prendre, de se faire démasquer. Même parler de tout ça à son frère ou à sa sœur, les êtres qu'il considérait pourtant presque comme une deuxième partie de lui-même ne lui paraissait pas concevable. Ils étaient trop jeunes, ils pouvaient gaffer et surtout, surtout, ils pouvaient prendre peur et alors, il les perdrait. Il pouvait abandonner et sacrifier beaucoup de choses, mais pas eux, alors il se refusait à leur avouer quoi que ce soit. Quant à sa mère, il avait peur qu'elle ne répète tout à son père. Des amis, il n'en avait aucun en qui il ait suffisamment confiance pour tout lui dire. Tout ça était inconcevable, lui-même l'était. Il ne s'aimait plus, il avait peur de lui.

Le robinet cracha un jet d'eau complètement de biais. Agacé, Stone le redressa, se disant que son père était tout de même assez riche pour se payer une plomberie correcte. Qu'il lui avait payé un tour du monde, qu'il pouvait faire en sorte que les robinets marchent correctement. Il était de méchante humeur et son sourire plein de fossettes n'était pas présent sur ses lèvres aujourd'hui. Il se sentait inutile et cela l'agaçait. Le don de son frère commençait à se manifester et il était incapable de lui dire quoi faire pour l'apaiser. Son domaine à lui, c'était l'eau, pas l'esprit. Bizarre que dans une même famille, ses membres transmutants aient des dons aussi opposés. Bizarre qu'il y ait deux transmutants, tout simplement. Son incapacité à aider son frère lui rappelait sa propre période de solitude, quand il avait dû apprendre seul à gérer son don et ses sentiments. C'était au tour de son frère maintenant et il avait enfin pu, comme une délivrance, avouer à son cadet qu'il avait le don de maitriser l'eau. Il avait eu l'impression de renouer quelque chose, même si la crainte que son frère lui en veuille de lui avoir caché ça si longtemps persistait. Il n'avait pas osé lui avouer que, même s'il avait appris à maitrise son pouvoir, il lui restait encore des sortes de séquelles de sa quinzième année. Il restait excessif, malgré lui, cela faisait partie intégrante de sa personnalité, ce n'était pas quelque chose qu'il pouvait renier. Il savait, le sentait que cela lui resterait toute sa vie, que ses sentiments extrêmement forts l'avaient peut-être quitté, mais ils avaient fait venir en lui une excessivité qu'il n'avait pas avant.
- Stone ! Tu viens ?
Se passant une main encore humide dans les cheveux, le jeune homme rejoignit sa mère dans le salon, toujours agacé. Avant, il l'aimait bien ce salon, c'était son chez lui, sa maison, il y avait passé de si nombreux moments, des bons et des mauvais qu'il l'avait à un moment considéré comme sa deuxième chambre. Ce temps était passé. Aujourd'hui, il lui paraissait trop riche, trop tapageur, trop bourgeois, trop tout. Son tour du monde lui avait fait voir des choses qu'il n'avait jamais connues, la vraie vie loin de son père pour le protéger et le chouchouter. Il avait découvert le manque d'argent, les peines, la faim, la fatigue. A son retour, il s'était émancipé d'un seul coup de son père, ayant goûté à une indépendance qu'il adorait et chérissait. Un froid persistait depuis entre son géniteur qui ne comprenait pas ce changement de comportement de la part de son fils adoré. Stone avait envie de vivre sa vie, pas de rester dans cette grande maison triste et vide pour le restant de ses jours. Son tour du monde, cela avait été comme une ouverture sur le monde, sur le vrai monde et ce qu'il avait vu, il l'avait adoré. Mais l'apparition du don d'Ulysse l'avait ramené à la réalité, il ne pouvait pas partir en le laissant seul avec son pouvoir comme lui l'avait été. Pas son frère, sans doute l'une des personnes qu'il aimait le plus. Alors il remisait ses rêves d'émancipation, il attendait que son frère maitrise enfin ce don encombrant et visiblement très gênant qu'était la télépathie.
- Tu es pensif. Et de mauvaise humeur.
Stone haussa les épaules, pas d'humeur à supporter ce genre de phrase évidente.
- Qu'est-ce qui t'arrive ?
- Rien du tout.
- Je le vois.
- Tu ne vois rien, tu ne me connais pas.
Phrase sèche, lâchée pour se défouler et ça lui avait fait du bien. Il quitta la demeure familiale ce jour là, furieux contre lui-même et sa mère qui n'était pas foutue de voir que ses enfants n'étaient pas comme les autres, pas capable de vraiment les connaitre. Il n'y remit jamais les pieds, autant par pure fierté que par haine de cette maison toute entière : elle représente son attachement à un passé qu'il veut oublier sans y parvenir, à la solitude de son adolescence et, il ne le savait pas encore, aux mensonges de son père et de son frère. Il découvrit, bien des années plus tard que son père, infidèle parmi les infidèles avait fait de la vie de son frère et de sa mère une vaste blague. Il en veut encore à Ulysse de ne rien lui avoir dit, il s'en veut de ne pas avoir réussi à le protéger contre un père qu'il croyait exemplaire.

Il regardait l'œuvre exposée en vitrine avec une certaine fascination. Cette chose était immonde et pourtant le prix affiché sur l'étiquette était orné de plus d'un zéro. Comment les gens pouvaient acheter cette horreur ? Il en avait vendu deux depuis son installation ici et était toujours étonné quand un client le contactait pour avoir des renseignements sur cette œuvre d'art. Enfin, œuvre c'était un bien grand mot selon lui. L'artiste qui lui fournissait ces … choses était à chaque fois ravi (et surpris, Stone en était sûr) quand il lui annonçait la nouvelle. On aurait dit le croisement entre un pneu et un crapaud mort. Stone n'osait même pas regarder le titre de cette chose. Il en aurait probablement beaucoup ri. Se détournait de la vitrine, il embrassa la galerie du regard. Grande, spacieuse, dans ce style rétro que l'anglais affectionnait tant, il n'avait pas hésité à acheter le local quand l'agence lui avait fait visiter. Franchement, il ne s'attendait lui-même pas à ce que la galerie fonctionne aussi bien. Il n'avait pas à se plaindre des rentrées d'argent qui étaient certes très fluctuantes mais assez importantes pour lui permettre de vivre tranquillement. Sur le plan financier uniquement, parce que sinon, ce n'était pas la joie. Il avait découvert il y avait deux ans à peine que son père trompait sa mère depuis des années, dilapidait leur argent et avait menacé son frère. Il avait alors coupé les ponts définitivement avec le paternel. Ca n'avait pas été bien dur en fait : dès qu'Ulysse avait su maitriser son pouvoir suffisamment, Stone était parti s'installer dans le nord des États-Unis, s'en voulant de laisser son frère en Angleterre, mais son tour du monde respectif approchait et rester à Liverpool ne lui aurait servi à rien, remonté qu'il était contre ses parents. Il s'était donc installé à Boston où il avait passé un an, mettant en relation des entrepreneurs avec des entreprises. Il détesta ce boulot pendant tout ce temps. Il connut pas mal de mauvaises passes pendant cette année qui lui parue durer une éternité, une vie entière. Il craqua finalement et revint en Angleterre, choisissant cette fois-ci d'habiter à Londres, plus près de son frère et de sa sœur, bien qu'il continua à ignorer ostensiblement ses parents. A vingt-quatre ans, il repartit en voyage et décida cette fois-ci de partir pour l'Asie, continent assez éloigné de son pays natal pour lui changer les idées : il avait en effet l'impression de mourir d'ennui là-bas, ne trouvant pas de travail fixe qui arrive à le motiver pour se lever et avancer tous les matins. Un an de plus en Asie, dont il tira des expériences avantageuses (qui lui serviront plus tard pour sa galerie d'art). Il ne put pas finir ce qu'il avait projeté de faire, les pouvoirs de sa sœur se manifestèrent à ce moment-là et il rentra immédiatement à Liverpool pour l'aider, prenant un studio dans la banlieue de la ville pour garder sa liberté et ne plus retourner vivre chez ses parents. Il accompagna sa sœur tout du long, comme il l'avait fait pour son frère et tint tous les rôles possibles et inimaginables auprès d'eux. Deux ans plus tard, Stone envisagea de repartir aux États-Unis, mais il y renonça finalement, se voyant mal une fois de plus s'installer dans une ville sans emploi fixe et certain. Il dut se résigner à aider son père dans différentes affaires pour gagner sa vie, ignorant toujours le chantage que son paternel faisait peser sur Ulysse, peu ravi de devoir renoncer à la liberté à laquelle il avait goûté pendant longtemps. En deux-mille-douze, la nouvelle tomba, les transmutants existaient bel et bien après toutes les rumeurs folles qui circulaient sur des êtres doués de pouvoirs. Stone détesta tout de suite cette appellation, qu'il juge péjorative, qui donne presque comme impression d'être une erreur à éliminer. Le discours du président confirma à Stone qu'il ne fallait pas se rendre aux États-Unis et quand, un an plus tard, une campagne de dépistage eut lieu, il fut tellement surpris et en colère que son don lui échappa devant son père. Qui le traita, comme il l'avait prédit à quinze ans d'abomination et le menaça. Stone dut donc quitter la ville, furieux contre lui-même et la terre entière. Ce mois-ci, il découvrit aussi les infidélités de son père et décida de rejoindre son frère aux États-Unis, complètement perdu, ayant replongé dans une de ses mauvaises périodes qui le poussaient à faire des choses stupides et dangereuses qui l'auraient fait hurler s'il s'était trouvé bien portant psychologiquement. Il ne s'installa pas tout de suite à Radcliff, mais dans un village voisin. En novembre deux-mille-quatorze, il finit par ouvrir une galerie d'art à Radcliff et emménagea là-bas. Petit détail, il n'annonça pas sa venue à son frère, peu désireux de le voir se mettre en colère après lui ou de l'accuser d'être ici à cause d'une de ses dépressions. Il a remonté la pente avec une rapidité qui le surprend lui-même, sans doute à cause des derniers évènements qui lui changèrent les idées, dans le bon et mauvais sens du terme, qui le forcèrent à regarder le monde plutôt que lui. L’apparition d’Uprising fut une chose qui le mit en colère, il ne voit qu’une guerre sans fin et meurtrière, autant pour les transmutants que pour les humains. L’appartenance d’Ulysse à ce groupe l’énerva davantage encore et l’apparition des sérums permettant de faire perdre aux transmutants leur pouvoir le terrifia bien plus qu’il ne veut l’avouer. La mise en quarantaine de Radcliff lui donne l’impression d’être un animal dans un zoo. Il s’est installé très récemment et à bon espoir que sa condition de transmutant reste secrète, alors il se fait discret et œuvre comme un parfait propriétaire de galerie d’art (qui n’y connait rien certes, mais il se débrouille plutôt bien pour le moment).