i. comment êtes-vous entré parmi les hunters?
   Son oncle a ouvert la voie ; d'après son récit, Samuel a toujours fait partie d'un groupe de chasseurs. Il ne lui a jamais réellement expliqué pourquoi et comment il était arrivé là, et Braam n'a jamais osé poser les questions qui sont donc restées sans réponse. Lui-même est dans le flou ; son passé est embrumé, assailli par les histoires dont son oncle lui a bourré l'esprit. Il ne sait plus vraiment faire la part entre contes et réalité. Il pense qu'il n'est jamais entré parmi les hunters, mais qu'il est tout simplement né parmi eux. Qu'il en a toujours été un. Que c'est inscrit dans son ADN. Que ça coule dans ses veines. Qu'il en est un, et c'est tout.

   ii. avez-vous déjà effectué votre devoir de chasseur ?
   Plus d'une fois. Parole de Thornill : un bon mutant est un mutant mort. Et c'est Braam qui s'astreint à réaliser l'adage. Sa première proie, c'était un jeune homme, un certain Charles ; qui possédait un don de pyrokinésie. Braam, lui, était accompagné de son oncle, qui lui dicta chacun de ses gestes. Pourtant, il n'écouta rien, sinon son instinct et ses tripes. La mort fut rapide. Il n'aime pas la torture, n'est pas friand des cris que ces monstres poussent lorsqu'ils comprennent. Il n'aime pas l'agonie. Il apprécie le silence. Le silence qui suit la chasse est le meilleur remède contre la colère qu'il ressent chaque seconde de chaque jour.

   iii. les mesures du traité de protection des mutants vous font-elles peur ?
   Ce n'est pas le mot adéquat, non. Il ne craint pas ce traité. Il semble même n'avoir rien changé. On interdit aux chasseurs d'exister et, pourtant, ils sont bien là, dehors. Comme des épées de Damoclès, perpétuelle menace, au-dessus de leurs têtes. Ils évoluent aussi bien qu'avant, seulement plus clandestinement. Et puis, ce traité, c'est de la politique. Et s'il y a bien un sujet que Braam refuse d'aborder, c'est celui-ci. Il se contente d'agir. C'est ce qu'il fait de mieux. Traité ou non, rien ne l'arrêtera.

   iv. que pensez-vous de l'élection récente de thaddeus lancaster à la tête du comté ?
   Il n'en pense absolument rien. D'ailleurs, il n'a pas vraiment suivi ces élections. C'est tout à fait simple : en réalité, il s'en contrefiche. La politique n'est pas de son ressort, il estime n'être pas un homme de ceux qui comptent à ce niveau-là. Les beaux discours, il les lit dans les livres ; il ne les jette pas à la figure des gens, il ne passe pas des jours entiers à les écrire. Lui est un homme d'action, qui oeuvre dans l'ombre et cela lui suffit. Il n'a jamais été attiré par la lumière et il se fiche bien de ceux que ceux-ci peuvent faire. Alors, Thaddeus Lancaster ou un autre, cela lui est bien égal.

La salle est minuscule, sombre, humide. Le froid traverse les vêtements et s'immiscent dans ses os. Fait claquer ses dents. Un claquement, deux claquements, trois, quatre. Et encore. Son petit corps d'enfant tremble. Et, soudain, il a un sursaut. Il a senti un contact contre sa nuque, ouvre les paupières. "Désolé." Brèves excuses marmonnées dans une barbe. Le garçon se retourne, ses yeux tombent sur la silhouette de Samuel, son oncle Sam. En réponse, il hausse nonchalamment les épaules. Il a onze ans, déjà des réactions d'adultes. Il lève les yeux au ciel quand on lui fait une remarque qu'il n'apprécie pas, grimace discrètement quand il ne veut être vu, hausse les épaules quand tout lui est indifférent. Et, en cet instant précis, tout lui est indifférent. Excepté le froid et l'humidité qui règnent dans ses os. Il les sent là, bien ancré en lui. Et il ne le supporte pas. Quelques jours auparavant, ils étaient encore dans un petit village du Texas ; la température était agréable. Fraîche et douce. Ici, dans l'état du Maine, c'était intolérable. Comme si la maison n'était nullement isolée.

"Tu l'as attrapé ?" Le ton est neutre. Adulte, encore une fois. Sam se retourne et s'interroge durant quelques secondes : peut-être son neveu a-t-il poussé trop vite, sans qu'il ne s'en rende réellement compte ? La question résonne dans la petite pièce, rebondit contre le mur à gauche, puis à droite, contre l'ardoise des tuiles, à ses oreilles. S'il l'a attrapé ? Le gamin en parle comme d'un jeu. Et il a raison. C'est le jeu du plus fort. L'oncle acquiesce. Ce soir, encore une fois, c'est lui qui a été le plus fort. Le mutant n'a eu aucune chance, il l'a attrapé par derrière, et la détonation a fait exploser ce corps de monstre. Un véritable feu d'artifice. Il en est là de ses pensées, de ses souvenirs, lorsque l'enfant reprend soudainement la parole. Il s'est redressé, adossé contre la tête de lit. Le motel est miteux, il s'en veut presque d'avoir amené le gosse dans un endroit pareil. "On rentre bientôt, oncle Sam ?"

Braam, il y tient à sa question. Parce qu'elle tourne en boucle dans son cerveau depuis de longues semaines. De longues années. Quant à savoir où ils rentreraient précisément, il n'en a pas la moindre idée. Il y a tant d'interrogations qui demeurent sans réponse que, parfois, quand il est allongé dans son lit, il sent que sa tête explose. Littéralement. Et puis, le matin arrive et il comprend que rien n'a explosé du tout. Il est toujours là, entre les routes. Sur les routes. A suivre un oncle qui tue des monstres. Qui venge son père. "Où je suis né, déjà ?" Cette fois, c'est oncle Sam qui hausse les épaules. Il attrape un bout de pain sec sur la table d'appoint et mord dedans, le mastique pendant d'éternelles secondes. De viles secondes. En face, la gamin a le palpitant en vrac. La question, elle est sans réponse. Indéfiniment. Il sait que son oncle n'y répondra pas. Pourtant, il y en a une autre, de question. Une à laquelle il répond toujours. "Comment il est mort, papa ?"

"Il a été tué par un monstre, Braam."


Soudain, la porte s'ouvre à la volée et deux hommes entrent, claudiquant, boitillant, se tenant violemment l'un à l'autre d'une main, et à leurs armes de l'autre main. Son regard papillonne rapidement d'une tête à l'autre. Il les reconnaît, mais il soupire d'exaspération. Parce qu'ils ne sont pas du tout celui qu'il attendait. Qu'il espérait. "Où est Sam ?" Sa voix claque. Elle est froide, autoritaire. Elle s'attarde dans l'atmosphère pesante. L'un des arrivants lui adressent un regard qu'il ne comprend pas. Ou qu'il ne veut pas comprendre. Mais seul le silence lui répond. Alors, il s'approche, tape d'un poing contre la table - les documents qui y trainent s'envolent sous le coup porté. "Où est mon oncle ?" répète-t-il d'une voix plus forte encore. Cette fois, c'est l'autre qui lève les yeux sur lui. Ses lèvres forment un rictus ridicule. Il passe une main dans sa nuque ; et, déjà, Braam l'observe de loin, comme s'il s'était éloigné de la scène. Il a compris. Ils l'ont laissé là-bas. En proie à ces extraterrestres, à ces monstres. Il recule, hoche la tête de droite à gauche. "On est désolé, Thornill. On vou..." commence un autre, l'un de ceux qui avait attendu avec lui, mais le jeune homme lui intime le silence d'un geste brutal de la main.

Il se retourne, attrape le colt qui traine sur le lit qu'il s'était lui-même attribué. Un rapide coup d'oeil lui indique que l'arme est chargée. Un flot d'image traverse son esprit ; il voit déjà son oncle, son corps gisant. De quelle façon ? Il n'en sait absolument rien. Difficile à deviner, au vu de la diversité des pouvoirs de ces monstres. Calciné, peut-être, comme son père. Démembré. Tout était possible. Pourtant, il s'astreint au calme et se retire ses images de la tête. Concentration. Il a besoin de concentration. L'arme, il la glisse contre sa ceinture, dans son holt. Enfin, il fait un pas un avant et regarde les autres. Tous ces chasseurs réunis, ceux-là même qui ont promis de protéger les innocents. Son père, son oncle, n'étaient-ils pas des innocents ? "On y retourne." lâche-t-il en s'avançant vers la porte. "C'était quoi, son foutu don, à celui-là ?" Et, avant même que la réponse ne percute ses oreilles, il a disparu dans la nuit.


Il est tard, son service est bientôt terminé. Pourtant, quelques clients sont encore attablés, ils font face à une bonne tonne de verres vides, certains sont même brisés. Il a une forte envie de les foutre dehors, afin que la fermeture soit plus rapide. Pourtant, leurs mots le retiennent. Braam, il n'est pas loin. Il est à une table d'à côté, occupé à imprimer leurs paroles. Ils discutent des mutants, de la crainte qu'ils inspirent aux habitants de la ville, de la montée des extrémistes - savent-ils seulement que l'un d'eux est ici, parmi eux, les écoutent ? - et des élections nouvelles. Si on lui avait dit que ce boulot lui apporterait des informations, il l'aurait tenté plus tôt, dans plus de villes. Tandis qu'il ramasse un énième verre, il a un sourire ironique. Il avait souvent entendu dire qu'un barman est aussi psychologue ; il ne savait pas à quel point jusqu'à ce qu'il embrasse lui-même la profession.

"Quelle bande d'hypocrites." L'intervention le tire de ses pensées. Dans l'établissement, soudainement, le silence se fait. L'équipe de nez rouges à la dernière table se retourne, et Braam suit le mouvement. C'est un brin de femme, la serveuse qui partage le service avec lui en cette soirée. Elle est à quelques mètres d'eux, regardent le groupe en essuyant un verre. L'espace de quelques secondes, il se demande si la situation demeurera ainsi. Mais il sait bien que non. Le regard de l'un des hommes, imbibé d'alcool, lui indique qu'il ne se trompe pas. D'ailleurs, le voilà qui se lève, rive son regard sur le visage de la jeune femme. Braam regarde sa collègue, attrape le panier qu'il vient de remplir de vaisselle sale, hésite à intervenir, mais sa phrase se répète dans son esprit, et la curiosité l'emporte. "Qu'est-ce que tu as dit, ma jolie ?" s'empresse l'homme qui est déjà debout. A nouveau, il se tourne vers la serveuse ; elle semble complètement indifférente à la situation. "J'ai dit que vous ne saviez pas de quoi vous parlez. Vous êtes hypocrites. Et fermés d'esprit."

Il lève les yeux au ciel, repose son panier en sachant parfaitement que la situation tournera au pugilats si elle ne se tait pas. D'ailleurs, pourquoi continue-t-elle sa tirade ? Braam se racle la gorge, la jeune femme se tourne vers lui, un sourcil arqué. "On ferme." fait-il d'une voix plus forte, pour couper court aux réclamations des hommes. Celui qui s'était adressé à sa collègue se tourne vers lui, fait un pas dans sa direction. "On discute avec la demoiselle, tu permets ?" C'est là que la situation change. Que l'atmosphère s'alourdit. D'abord parce que l'homme n'arrête pas d'avancer, et puis parce que ses amis se redressent. Quand l'homme arrive à sa hauteur, il remarque qu'il est un peu plus grand. Mais il s'en fiche. Il a appris depuis longtemps que la taille n'était pas importante. Braam, sa force, c'est sa prestance, sa nonchalance mesurée. "C'est plus l'heure de la discussion. Je suis désolé messieurs, vous devez quitter l'établissement." Sa force, c'est la confiance dans le regard. Et sa capacité à soutenir les yeux de ses proies. L'homme semble comprendre qu'il ne gagnera pas. Il est trop imbibé. Ses amis aussi. En quelques minutes, ils sont dehors, sur les trottoirs, à vomir leurs inepties. Certes, Braam les partage, mais s'il abhorre les mutants, il déteste ces hommes, ceux qui ne font que parler et qui n'agissent pas, plus encore.

Il est occupé à compter sa caisse, à faire les comptes. Rapidement, parce que ses paupières sont lourdes. "Merci." Encore une fois, il est surpris par sa voix. Il ne l'a pas entendue ; il se retourne et hausse les épaules. "Je n'ai pas fait ça pour toi. Je veux rentrer chez moi, c'est tout." A son tour, elle semble surprise. Ses lèvres forment un "o" et elle soupire, acquiesce plusieurs fois. Et puis sourit. Le remercie à nouveau. Il referme sa caisse, plus violemment qu'il ne l'aurait voulu. Cette femme le met au supplice, mal à l'aise. Et il sait pourquoi. Ce sont ses mots qui résonnent dans son esprit. Hypocrite ? Fermé ? Si elle savait qui il était réellement, le remercierait-elle ? Non, vraiment. Il insiste. Il n'a pas fait ça pour elle. Pas fait ça pour une femme qui défend la situation de ces monstres. Les meurtriers de son père, et de son oncle.

"Et c'est toi qui ne sais absolument pas de quoi tu parles." souffle-t-il tandis qu'il enfile son blouson et passe à ses côtés, pour rejoindre la porte de sortie.