D’un naturel plutôt casanier et introverti, Gene ne savait pas bien pourquoi elle avait accepté l’invitation qui lui avait été envoyée pour la soirée d’Halloween chez une certaine Madame Greene. En temps normal, elle aurait hésité à y aller, ne sachant pas trop ce qui l’attendait, inquiète à l’idée de se retrouver seule dans un lieu qu’elle ne connaissait pas et sans personne à qui se raccrocher. Elle ne savait pas si Jim avait reçu une invitation, et si elle n’avait pas son meilleur ami en sa compagnie, elle aurait probablement fini par se désister malgré la qualité de l’évènement.
Oui mais voilà, Gene n’était pas dans son état normal ; encore vaccinée, loin de l’influence de Ciaran et des sentiments de fiction qu’il lui avait offert en attendant que les siens reviennent, elle avait convenu d’un costume fait d’un grand manteau rouge, d’un costume noir et d’une paire de lunettes rondes aux verres jaunes, puis avait sauté dans le bus pour se rendre à la grande maison des Greene. Si elle partait ce soir, ce n’était pas par réelle envie de se mêler à la foule, mais plutôt que de toutes les options qui s’offraient à elle, celle-ci était la plus intéressante et elle n’avait plus de cours à réviser pour le moment.

Aussi, une fois arrivée devant la gigantesque bâtisse, elle s’était mêlée à la foule, se demandant s’il s’y trouverait des gens qu’elle connaissait. Elle crut un instant apercevoir le psychiatre criminologue de loin, mais la silhouette qui avait attiré son attention disparut rapidement. Tant pis. Si c’était lui, elle aurait le temps de le chercher plus tard. Pour le moment, elle explorerait son environnement pour se faire une idée de ce à quoi ressemblait le manoir. Tournant et virant d’une pièce à l’autre, elle finit par atterrir dans la salle à manger gigantesque qui accueillerait tous les invités lorsque viendrait l’heure du bal. Il y avait suffisamment de place pour qu’une petite centaine de personnes au moins puisse tenir là, ainsi qu’un buffet énorme qui ne manquerait pas de rassasier même les plus gloutons d’entre eux. Silencieuse comme une ombre, discrète même dans son manteau rouge comme le sang, la jeune mutante s’installa à côté des grandes tables, ses yeux bruns vides de toute émotion balayant la salle avec attention, détaillant les gens qu’elle voyait y passer de temps à autres, étudiant leur posture et ces sentiments qu’elle serait incapable de ressentir pendant encore quelques semaines, le temps que le NH24 se nettoie de son organisme et que ses illusions reviennent en même temps que son hyperémotivité.

Petit à petit, les invités arrivèrent dans la grande salle, se déversant comme une vague, lentement mais sûrement. Certains commençaient déjà à virevolter sur la piste de danse aménagée au centre de la pièce, d’autres s’occupaient de détailler la décoration, et d’autres encore s’étaient directement dirigés vers le buffet, guidés par leur estomac ou bien leur désir d’être en paix quelques minutes encore. Gene les observait tous, une pointe de curiosité venant s’immiscer dans le vide qu’avait laissé le vaccin. Comme quoi, le psychiatre avait vraiment réussi à laisser son emprunte, d’une manière ou d’une autre. Il faudrait qu’elle en parle avec lui la prochaine fois qu’ils se verraient, d’autant que maintenant qu’il l’avait convaincue de se lancer dans une thèse, ils ne manqueraient pas d’occasion de se fréquenter.
Perdue dans ses pensées, elle ne vit pas tout de suite la silhouette qui s’approcha d’elle. Elle ne la remarqua que lorsqu’elle fut suffisamment près pour lui adresser la parole. La détaillant rapidement, la petite brune pencha la tête sur le côté. Elle ne pensait pas qu’on reconnaisse son costume – et elle ne savait toujours pas pourquoi elle s’était habillée d’ailleurs. Un réflexe, probablement.

- Et toi, tu es Sally de l’Etrange Noël de Monsieur Jack, c’est ça ?

Elle hocha la tête. Après tout, elle avait chaud dans son grand manteau rouge comme le sang, et elle ne manqua pas de retirer son chapeau, un peu encombrant certes, mais qui surtout cachait une partie de ce qu’elle pouvait voir, l’air de rien.

- Je veux bien.

Elle suivit l’inconnue jusqu’à l’endroit où les convives pouvaient se servir en boissons autant qu’ils le souhaitaient, et elle la laissa s’occuper de son verre, se demandant si elle n’allait pas écourter son séjour dans la grande maison pour rentrer chez elle faire quelque chose de productif puisqu’elle ne pouvait pas subjectivement profiter de la soirée. Cependant, tout flux de pensées fut coupé net lorsqu’elle vit très clairement une main noirâtre et tordue sur le côté de son champ de vision. Ce fut très bref, ne durant qu’une fraction de seconde, mais cette poigne monstrueuse, elle ne l’avait pas rêvée. Du moins le pensa-t-elle. Tournant vivement la tête sur le côté, elle fut bien entendu accueillie par rien d’autre que le décor qu’elle connaissait déjà. Perplexe, elle reporta son attention sur le buffet lorsque l’évènement se reproduisit. Regardant sur le côté une nouvelle fois, rien ne laissa supposer que quelqu’un s’amusait à lui agiter une main costumée sous le nez. Elle et la jeune asiatique étaient désormais relativement isolées du reste de la foule, et puisque la jeune femme n’avait pas de maquillage noir sur les mains, ça ne pouvait pas être elle.

- Tu n’as rien vu passer ?

Ca ne coûtait rien de demander, et en fonction de sa réponse, Gene pourrait évaluer s’il s’agissait simplement de la fatigue qui lui jouait des tours ou bien s’il y avait quelque chose de beaucoup plus dangereux dans les environs.

La mutation de Gene pouvait avoir des effets secondaires désagréables. A plus d’une reprise, après une utilisation trop poussée, il lui était arrivé d’avoir des hallucinations qui avaient duré de quelques minutes à quelques heures. Sauf que là, sa mutation était inexistante, mise en veille par un vaccin qui avait temporairement réécrit son code génétique. Alors ce n’était certainement pas ça qui venait de générer la drôle de vision qui était entré dans son champ de vision comme par magie, et ça n’était certainement pas les effets du sérum qui s’aggravaient brutalement – si ça avait dû arriver, ça se serait passé bien longtemps auparavant. Etait-ce la fatigue qui lui jouait des tours ? Rien n’était moins sûr, et la jeune femme ne se sentait pas assez épuisée pour être ainsi en proie à de telles images issues de son subconscient. Mais comment expliquer cette main noirâtre qu’elle avait vu passer, prête à agripper son visage ? Et comment justifier qu’elle ait été la seule à la voir ? Car la jeune femme à ses côtés avait l’air parfaitement perplexe. La petite brune s’apprêta à lui dire qu’elle réfléchissait à une explication lorsque cette dernière sembla elle aussi en proie à une vision qui lui fit tourner la tête dans tous les sens. A sa question, Gene répondit d’un geste de la tête, la secouant doucement.

- Non.

Elle n’avait absolument rien entendu, mais la jeune femme, elle, avait visiblement perçu quelque chose.
L’étudiante se tourna vers la salle et observa les invités. Plusieurs d’entre eux avaient subitement l’air parfaitement mal à l’aise, regardant autour d’eux comme pour chercher la cause invisible de la désagréable sensation qui les rendait si anxieux. L’ambiance avait changé en quelques secondes à peine.

- Il faut sortir. Maintenant.

Elle avait énoncé cette évidence d’une voix calme, mais une oreille attentive n’aurait pas manqué de percevoir le côté pressant de ce qui pouvait presque sonner comme un ordre. Finalement, peut-être bien que le NH24 commençait à cesser de faire effet et que ses sentiments pointaient doucement le bout de leur nez – l’angoisse en premier.
Tournant les talons, elle se dirigea vers la sortie, mais à peine eut-elle fait trois pas qu’une ombre passa devant ses yeux. Elle n’avait pas bien vu ce qui venait de filer juste sous son nez, mais elle avait cru discerner un grand corps maigre et pâle, une robe noire et des cheveux sombres volant au vent.
L’image parfaite des fantômes japonais qu’elle détestait tant et qui avaient tendance à un peu trop souvent visiter ses cauchemars.
Figée net, elle ne bougea plus, redoutant qu’au moindre mouvement de tête son regard ne croise celui de l’apparition. Elle n’en mourrait probablement pas de peur, pas alors qu’elle n’avait pas repris pleine possessions de ses émotions, mais elle en était quitte pour redécouvrir la terreur sous un jour nouveau.

Depuis qu’elle avait perdu ses émotions, Gene était semblable à une machine, à suivre la logique et la raison plutôt que la voix de ses sentiments qui pourtant était si forte à l’ordinaire. Oui mais voilà, Gene avait aussi croisé la route d’un certain psychiatre qui, à son insu, lui avait insufflé des sentiments de synthèse qui, à défaut de reproduire exactement son hyperémotivité, lui donnait un côté plus humain que ce que le vaccin avait fait d’elle. Certes, elle était encore bien froide et détachée, mais elle n’avait plus rien du robot qu’elle avait été pendant près d’un mois.
Cela dit, les effets du NH24 ne sont pas éternels, et ils étaient déjà en train de s’effacer lorsqu’elle avait reçu l’invitation à cette fameuse soirée d’Halloween. Sans doute que cela avait joué sur sa décision de s’y rendre, même si elle s’y était rendue seule, mais maintenant que les choses prenaient un tournant pour le moins inattendu et désagréable, elle aurait préféré rester de marbre face à tout ce qui aurait pu se jouer devant elle. Mais là, face au chaos qui commençait à s’installer, face aux cris de stupeur et de terreur et, surtout, face à l’ignoble apparition qui s’amusait à la tourmenter depuis les cinq dernières minutes, elle ne pouvait que se laisser avoir par une peur viscérale, instinctive, tapie au fond de son cœur et qui refaisait surface au pire moment qui soit. Si seulement ça avait pu attendre encore une heure ou deux, si seulement elle avait pu sortir de ce manoir avant de risquer faire n’importe quoi sous le coup de l’émotion – mais non, le timing lui faisait défaut. Tant pis, elle ferait avec ce qu’elle avait.

Et ce qu’elle avait, en l’occurrence, c’était l’inconnue qui lui avait saisi le bras pour l’entraîner à sa suite. La jeune asiatique avait raison : ce qu’elle voyait n’était pas réel ; si c’était le cas, tout le monde dans la salle l’aurait vu. Or, les convives semblaient être hantés par leurs propres démons et leurs fantômes personnels. Et en parlant de fantôme, sa camarade de fortune sembla frappée d’effroi, à tel point qu’elle bondit loin de la porte qu’elle venait d’ouvrir en hurlant. L’étudiante imita le geste qu’elle avait eu pour elle auparavant : posant les mains sur ses épaules, elle la força à la regarder, son regard brun la fixant par-dessus les verres de ses lunettes jaunes.

- Ce n’est pas réel. Si ce que moi je vois n’existe pas, alors ce que tu vois n’existe pas non ... plus …

Bien malgré elle, sa voix mourut dans sa gorge en voyant, debout derrière la demoiselle, le spectre aux longs cheveux noirs qui la fixait à travers ses mèches épaisses. L’espace d’un instant, l’étudiante n’osa plus bouger, terrifiée à l’idée que si elle ne faisait que cligner des yeux, le monstre en profiterait pour disparaître et mieux lui sauter à la gorge. C’était absurde, pourtant : c’était une hallucination, il n’y avait aucun doute là-dessus. Alors pourquoi avait-elle aussi peur ? D’une voix un peu moins assurée qu’elle ne l’aurait souhaitée, elle articula d’un ton calme :

- On va s’éloigner vers la sortie. Toi tu avances, moi je recule. Ce qu’on voit là n’est pas réel. Tout disparaitra dès que nous serons dehors.

Elle ne savait pas si ces mots étaient le résultat d’une véritable réflexion ou s’ils étaient destinés à les rassurer toutes les deux. En attendant, Gene commença à reculer vers la sortie, gardant les mains sur les bras de la métisse, son regard effrayé ne quittant pas la créature qui prenait toujours un malin plaisir à hanter ses cauchemars.