Le coup de sifflet résonne dans la salle, suppléant pendant une fraction de minute les cris de mes coéquipiers. Je bondis intercepter la balle, l’effleure du bout des doigts avant de m’en saisir pleinement, pars immédiatement en contre, seul sur le terrain face au garder. Quelques dribbles, quelques foulées, je monte en suspension, vise la lucarne, retombe à plat ventre sur le sol plastifié et glisse quelques dizaines de centimètres avant de me relever d’un bond. Je commence à m’essouffler : cela fait bientôt une heure que je suis sur le terrain à porter l’équipe improvisée pour ce match amical avec les joueurs de réserve. Bientôt une heure de tension, d’énergie, d’allers-retours sur le terrain, de buts marqués et de mise à l’épreuve de ma réactivité. On ne dirait pas comme ça mais même si un terrain de handball est bien plus petit qu’un terrain de football, on le parcourt tant de fois en long, en large et en travers que c’est presque plus éprouvant pour moi que le foot. Je remonte immédiatement en défense, indifférent à la fatigue qui commence à se répandre dans mon organisme : il faut que je reste attentif jusqu’au bout, ce serait trop dommage de gâcher à quelques minutes de la fin un match aussi techniquement parfait.
Je sais bien qu’on me reproche beaucoup de choses, de mon irresponsabilité évidente à mon caractère de merde en passant par ma tendance à fanfaronner devant les caméras et les médias et à ramener toutes les semaines si ce n’est plus une fille différente dans mon lit. J’assume tout ça, je le revendique presque, je ne vais pas me cacher ni me leurrer. Et puis, mon immaturité fait partie de moi au même titre que mes cheveux blonds et que mon regard constamment amusé. Je sais bien, donc, qu’on peut me reprocher beaucoup de choses avec raison mais une fois le maillot de l’équipe sur le dos et un pied sur le terrain, je deviens irréprochable. Ca en étonne beaucoup, d’ailleurs. Lorsqu’on voit mon comportement pendant les compétitions, les entraînements, on ne dirait pas que je passe un week-end par mois au poste de police pour des conneries, ou que j’ai relevé mardi soir le défi de manger le plus de piment dans la seconde, au risque d’être sacrément malade le lendemain. Mais non : dès que mes doigts effleurent un ballon de hand, je deviens le Marius sérieux que personne ne soupçonne. Celui sur lequel repose la stratégie de l’équipe, les espoirs de l’entraîneur et presque, même, la réputation de l’équipe. Et je compte bien faire en sorte que ça reste comme ça. Le handball est ma vie, ma passion, je crois même pouvoir dire que je fais partie des plus grands espoirs de ma génération sans passer pour un prétentieux. J’ai toujours été doué en sport, dans tous les sports. J’imagine que j’ai l’intuition qu’il faut, la précision aussi, cet équilibre entre le calcul et l’instinct, j’imagine aussi qu’il fallait bien que j’ai quelque chose pour me différencier de mon frère jumeau puisque je n’ai pas, et loin de là même d’ailleurs, son intellect et encore moins celui de mon père.
Un coup d’œil au score, je me rends compte que je réalise le match presque parfait. Et nous ne sommes qu’en entraînement. J’ai marqué la moitié des buts, techniquement et stratégiquement je n’ai pas été aussi précis depuis bien longtemps. Même niveau physique, je suis au top. Il n’y a que cette douleur dans ma poitrine qui puisse entacher ce match par sa présence qui se fait de plus en plus insistante. Je trottine me placer en défense. Ca fait quelques séances qu’elle est là, cette douleur, s’immisçant dans ma respiration au détour d’un essoufflement et d’un effort particulièrement brutal. Récurrente, oppressante, je ne suis pas du genre à me plaindre pour ce genre de douleur donc j’essaye de l’ignorer. Sauf que cette fois, je sens qu’il y a quelque chose de différents. J’ai du mal à respirer. Mon cœur s’emballe dans ma poitrine, je sens des gouttes de sueur dégringoler dans ma nuque. Je cligne des yeux, loupe une passe qu’on me fait, ne me rattrape qu’au prix d’une accélération pour couper la route de la contre-attaque. Une fois le ballon en main, je tente de repartir en arrière. Un vertige. Brutal. Dans ma cage thoracique, mon cœur vient d’exploser. De douleur. Je m’écroule sur le terrain.
Lorsque je reviens à moi, je suis encore étalé sur le sol plastifié du gymnase. Il ne doit pas s’être écoulé plus d’une poignée de secondes vu que l’entraîneur arrive tout juste à côté de moi. Je n’arrive pas à respirer. Ma poitrine me brûle, des pointes de douleur se diffusent dans tous mes membres, je sens dans mes oreilles les battements erratiques de mon cœur qui fait le con. Je tente de me relever, j’arrive juste à basculer sur le dos puis en chien de fusil. Je n’arrive pas à respirer. Putain que j’ai mal. Je suffoque, j’halète, je serre les doigts de je ne sais qui, je lui broie même le poignet en me ramassant sur moi-même. Des bourdonnements aux oreilles, des larmes plein les yeux, je comprends qu’on me parle et qu’on m’installe sur un brancard. Je ne comprends rien à ce qui se passe, je sais juste que quelque chose ne va pas. Et que je ne veux surtout pas qu’on appelle mon frère, ou mon père, ou quiconque, je veux juste savoir ce qu’il se passe. Mes doigts agrippent de justesse le tee-shirt de l’entraîneur. « Pas prévenir. » J’articule difficilement. Il sait à quel point la relation que j’ai avec mes parents est conflictuelle et à quel point, aussi, je refuse que quiconque les contacts sans mon autorisation. La dernière fois que je me suis fait une entorse – un truc con, vraiment – j’ai engueulé si copieusement le con qui a appelé mon père que toute l’équipe s’en souvient. S’il faut prévenir quelqu’un, il faudra attendre que je puisse moi-même passer le coup de fil ou qu’il faille prévoir mon enterrement.
Aussi brutalement qu’elle est venue, la douleur reflue. Je ne sais pas ce qu’ils m’ont fait bouffé comme médoc, mais ça a fait effet et je suis assis sur un lit des urgences, les jambes se balançant dans le vide, les muscles perclus de courbature, la respiration délicate. C’est affreusement con : mon cœur a beau être reparti correctement, j’ai comme peur de respirer. Et j’attends. J’imagine qu’il va falloir que je fasse des examens complémentaires mais j’attends déjà l’analyse du médecin face à moi. Il revient avec des radios et un stéthoscope qu’il a déjà posé pas une ni deux mais quatre fois sur mon torse. Il vient de s’entretenir avec mon entraîneur, je les ai vus à défaut de les entendre discuter dans le couloir. Je suis nerveux. Et j’ai raison de l’être : il me suffit d’un coup d’œil pour comprendre que ce ne sont pas des bonnes nouvelles que je vais entendre. Mon entraîneur guette de l’autre côté de la porte, m’envoie un sourire encourageant auquel je refuse de répondre. « Bon, allez, accouche, qu’est ce qu’il s’est passé ? » Je n’ai jamais brillé par ma patience et ce n’est certainement pas aujourd’hui que ça va commencer. Le médecin me regarde dans les yeux : roooh, allez, pas besoin de faire toute cette mise en scène, ça ne peut pas être si grave, j’ai toujours été en parfaite condition physique et dans deux semaines, je jouerai dans l’une des meilleurs équipes du monde. « M. Caesar, nous allons devoir faire des examens complémentaires mais… » Je lève les yeux au ciel. Voilà, ce n’était rien, ils ont en encore fait un pataquès pour pas grand-chose et… « Vous devez définitivement arrêter le sport. » J’ouvre les yeux. Avant d’éclater de rire. Il se fout de ma gueule, c’est pas possible. Mon rire s’éteint rapidement lorsque je le croise le regard de mon entraîneur qui ne sourit pas. « Arrêter… jusqu’à la fin des examens ? Juste le hand ? » « Vous avez une malformation cardiaque assez grave et il vaut mieux pour votre santé que vous évitiez les efforts physiques trop intenses, il » ne plaisante pas. Je bondis hors du lit pour me poser face à lui. « Vous êtes en train de me dire que je dois faire une croix sur le hand, là ? » Soit il a peur de moi, soit il ne sait juste pas comment formuler la chose : je le vois chercher ses mots. Pour être clair. « Pas que le handball. Tous les sports. Sans exception. » Mon poing vient de percuter son nez avec violence. « TU MENS BÂTARD ! » J’aimerais bien le frapper encore une fois pour lui faire retenir la leçon on ne joue pas avec moi à ce genre de choses mais mon entraîneur est déjà entre nous deux pour nous séparer ou plutôt m’éloigner de celui qui vient de m’annoncer que je peux faire une croix sur ma vie. Parce que oui, c’est aussi simple que ça. Je dois faire une croix sur ma carrière, sur ma vie, sur le seul truc dans lequel je suis foutrement doué.
Il leur faut deux heures pour mettre les choses au clair avec moi. Il leur faut deux heures pour que je comprenne que ma vie est définitivement foutue. Et que mon cœur est malformé depuis ma naissance, qu’il a juste empiré avec l’âge. Et que je suis sur la liste rouge de tous les clubs maintenant, avec une bombe à retardement dans ma poitrine. Dire que je suis fou de rage est un euphémisme, je suis trop hébété pour le moment pour comprendre ce qu’il se passe. Ce que ça implique. Je n’ai qu’une envie, aller me battre avec quelqu’un pour me défouler. Et ce quelqu’un est tout trouvé : c’est celui qui aurait du me foutre un cœur valable dans la poitrine à la naissance, c’est celui qui est presque médecin et qui aurait peut être du le remarquer avant, non, que j’étais mal foutu. Les poings serrés, je me change rapidement, enfile les premiers habits qui me passent sous la main. Il va falloir que je trouve une excuse pour dire que j’arrête le hand, il va falloir que je trouve une excuse valable pour Martial. Parce qu’il est hors de question que je lui dise que je vais peut être mourir, et comme il est hors de question que j’arrête définitivement le sport, je ne veux surtout pas qu’il m’interdise de faire autre chose de physique. Je pense déjà aux cascades de cinéma qui ont toujours eu le don de me fasciner. En quelques minutes, j’avale les quartiers qui me séparent du bureau de mon père, de son building à la con. Tout m’insupporte. Tout m’énerve. Je crache sur le palier en y entrant. Dire qu’avec mes entraînements et mon propre appartement les choses allaient un peu mieux avec lui, là, je sens que je vais exploser ce semblant de cordialité qu’on s’est imposé entre deux regards noirs et remarques acides sur ma manière de vivre. Sans m’arrêter aux postes de contrôle du bâtiment, je brandis ma carte d’identité pour pousser les vigiles et cracher un « Je viens voir mon père. » J’ai envie de lui hurler dessus, j’ai envie de le frapper. C’est con, mais c’est le seul candidat sur la liste des responsables qui soit à la portée de ma colère. Les ascenseurs ne sont pas assez rapides, je donne un coup de poing sur le panneau de contrôle pour indiquer l’étage et déboule dans les couloirs sans la moindre délicatesse. Ma main pousse la poignée, interrompt mon père dans une réunion. Je le pointe d’un index accusateur. « TOI ! Faut qu’on parle ! » J’en ai rien à faire de dépasser les limites, j’en ai rien à faire de m’afficher devant ses collaborateurs en survêt, baskets, j’en ai rien à faire d’avoir l’air d’être en train de faire un caprice. « Maintenant. » Je ne sais même pas encore ce que je veux lui dire.
Hippolyte Caesar était ce que l'on pouvait appeler un homme qui a réussi. Remarquablement intelligent, il pouvait se vanter d'avoir obtenu son premier doctorat en pharmacologie à 23 ans, suivi d'une maîtrise de mathématiques et d'un second doctorat en biologie cellulaire à 25 ans. C'était un type jouissant d'un intellect redoutable, s'intéressant à tous les challenges possibles et imaginables, parlant couramment cinq à six langues, capables de comprendre même un récit en latin... Pourquoi ? Parce que parler une langue morte, c'était aussi inutile qu'attrayant. C'était aussi peu pertinent et vital que savoir repérer toutes les constellations du zodiaque dans le ciel et d'en nommer toutes les étoiles. Hippolyte avait besoin de sentir son esprit éveillé à chaque instant de la journée, la connaissance était son vin, le pouvoir son pain. Depuis l'ambiance, il était ambitieux et n'avait jamais visé une condition sociale correcte. Non. Il voulait le mieux, il voulait dominer, regarder le bas peuple d'en haut et pouvoir l'écraser de son talon toute impunité. Il avait toujours souhaité appartenir aux castes supérieures, quand bien même était-il né au sein d'une famille très modeste.
Et parce qu'il ne lâchait rien, n'abandonnait jamais et obtenait toujours ce qu'il souhaitait, il avait fait main basse sur l'entreprise de son beau père peu après son mariage avec Victoire de Langlois, devenant ainsi le plus jeune PDG du domaine pharmacologique. Et il n'en était pas peu fier. Après avoir orgueilleusement renommer les laboratoires à son nom, il avait pu s'adonner à son passe-temps favori : Le travail. C'était à croire que cet homme-là ne dormais pas ou peu, et ne connaissait ni le sens du mot détente ni celui de loisir. Mais il se fichait bien de cela car à présent, il dirigeait l'une des plus grosses entreprises au monde et pouvait se targuer de s'asseoir sur des millions, sinon des milliards, de dollars. C'était finalement un homme comblé, heureux en ménage, qui aimait son travail plus que tout et dont le fils aîné faisait la fierté. Etudiant en droit, Martial était la pépite qu'il brandissait avec fierté, le lingot qui valait plus que tous les billets verts de son compte en banque, c'était la prunelle de ses yeux et le fils qui suivait brillamment les traces de son père. Aurait-il pu seulement rêver mieux ?
Seulement, comme toutes les belles fresques chatoyantes, la famille Caesar souffrait de zones d'ombre qui affligeaient leur nom de contraste étonnant. Car si Hippolyte était un homme brillant, c'était aussi tout sauf une personne recommandable. Il n'avait pas de conscience, pas de scrupules, pas de bonté dans son cœur. C'était un requin, un horrible bonhomme qui obtenait toujours ce qu'il voulait, dusse-t-il employer des moyens plus ou moins légaux pour parvenir à ses fins. Il aimait tout contrôler, achetait le silence de ses pairs, étouffait ceux qui refusaient les pots de vin... A tel point qu'il avait obtenu le respect de ses collaborateurs par la peur plus qu'autre chose. Hippolyte n'était pas seulement effroyable en affaire, c'était aussi un père glacial, qui montrait rarement son amour à sa famille, exigeait l'excellence et avait la critique facile. On pouvait envier à la prochaine génération Caesar leur compte en banque, mais certainement pas l'absence totalement d'empathie du père.
Humainement parlant, Hippolyte était probablement le pire spécimen qui soi.
Et ce jour-là, il avait réuni quelques clients et collaborateurs afin de discuter d'un nouveau projet d'antibiotique, plus efficace et plus rapide que les autres... Plus coûteux, aussi, car il ne fallait pas s'attendre à de l'altruisme de la part du patriarche Caesar. Ils étaient une dizaine dans cette salle de réunion spacieuse aux immenses baies vitrées. Une chape de fumée couvrait le plafond, trahissant l'addiction à la nicotine de bon nombre des hommes d'affaire présent dans la pièce, et un gros chat au pelage blanc et soyeux allait et venait entre les chaises, quémandant de temps à autre une caresse de la part de son maître. L'animal était d'ailleurs à l'image d'Hippolyte : Effroyablement snob et toujours impeccablement propre.
Hippolyte tira sur sa cigarette avant de reprendre, prenant un malin plaisir à voir transpirer de stress celui qui lui présentait les derniers chiffres du trimestre. Il se sentait comme un gros félin ayant flairé une innocente souris, et s'amusait à présent à le cuisiner, avec une froideur et un mépris qui le caractérisaient si bien. Il aurait pu continuer comme ça longtemps si brusquement, la porte du bureau ne s'était pas ouverte à la volée. Le mur le plus proche tremblant, le chat alla se réfugier sous un meuble, et tous se tournèrent vers le nouvel arrivant.
Hippolyte, quant à lui leva les yeux au ciel, guère impressionné. Marius avait toujours été ainsi. Bruyant, désagréable, hyperactif, médiocre, idiot... Que d'adjectifs dépréciatifs... Son père aurait pu passer des heures à prouver par A + B à qui voulait l'entendre que son cadet était une incroyable déception pour lui. Car si Hippolyte était l'heureux père de ce jeune homme studieux qu'était Martial, il avait aussi hérité de Marius. Son jumeau. Et c'était à se demander ce qu'ils avaient en commun, si ce n'est une date de naissance. Et s'il y avait bien une chose qu'Hippolyte ne pouvait pas nier, c'était son lien de parenté avec Marius. Ils avaient ce même regard déterminé, la même mâchoire, le même port de tête si fier, la même détermination... Et ils étaient surtout têtus comme des mules. En conflit ouvert depuis des années, il ne partageaient désormais plus rien si ce n'est des éclats de voix.
Et pourtant, depuis que Marius avait quitté le domicile familial et choisi de faire du handball sa profession, leurs relations s'étaient améliorées. Sensiblement. Mais cette fois, il poussait le bouchon trop loin. Marius savait à quel point son père avait horreur qu'il l'interrompe, surtout pendant une réunion. Et le voilà qui se pointait comme une fleur, habillé comme un sac, en hurlant qu'il exigeait de parler à son père sur le champ. Seulement, on ne donnait pas d'ordre à Hippolyte Caesar. Jamais. Il se contenta donc d'écraser le mégot de sa cigarette, se calant dans son fauteuil en regardant Marius droit dans les yeux.
- Pardonnez ce triste énergumène, messieurs... Marius est la preuve vivante que la bêtise est une pathologique que nous ne sommes pas encore parvenu à éradiquer...
Si quelques rires à la fois gênés et moqueurs se firent entendre, Hippolyte ne riait pas. En règle général, la plaisanterie et la bonne humeur ne faisaient pas partie de son vocabulaire. En revanche, le mépris et le sarcasme étaient ses maîtres mots.
- Sors d'ici immédiatement et vas m'attendre dans mon bureau. Et ne t'avise surtout pas de casser quoi que ce soit.
Il était en colère, mais certainement pas au point de Marius qui semblait bouillir de rage. Seulement, Hippolyte refusait de lui donner immédiatement ce qu'il désirait. Il préférait le faire un peu mariner dans la pièce d'à côté, le temps qu'il finisse de cuisiner le comptable. Lorsqu'il eut fini, une poignée de minutes plus tard, il invita ses collaborateurs à prendre une pause, quitta la salle de réunion en soupirant, et se dirigea vers son bureau. Que pouvait bien lui vouloir Marius, cette fois ? Le PDG pénétra dans la pièce et manqua de refermer la porte sur la truffe de son chat, lequel trottinait derrière lui. L'animal alla se rouler en boule sur son coussin de velours, après elle passé la tête haute devant Marius, l'ignorant totalement. Hippolyte n'accorda lui non plus pas un regard à son fils, se contentant de sortir un paquet de cigarettes d'un tiroir de son bureau pour en allumer une. Il allait bien lui falloir la réserve entière pour tenir face à son insupportable gamine. Il s'assit confortablement dans son fauteuil en cuir, tira une bouffée de nicotine et daigna enfin ouvrir la bouche.
- Je t'écoute, tu as cinq minutes. Qu'est ce que tu fais ici, et pourquoi m'as-tu interrompu au milieu d'un réunion aussi importante ?
Le travail était plus important que sa vie de famille. Le travail avait toujours compté davantage que ses enfants. Et c'était en partie ce qui faisait de lui un si mauvais père et de sa relation avec Marius un véritable fiasco.
Il faut qu’on parle. Ma voix vibre sous la colère, attire tous les regards : je n’en ai rien à faire. Je pointe un index accusateur vers mon père, je lui ordonne quelque chose alors qu’avec mes vingt-et-un ans tout mouillé, je ne pèse pas lourd face à lui et encore moins face à l’ensemble de ses collaborateurs. Interrompre une réunion, ce n’est en soi pas très étonnant de ma part. C’est même assez classique, j’aurais pu pousser un peu plus loin pour marquer le coup comme attraper le premier con venu par le col et le jeter à l’extérieur de la salle pour qu’ils comprennent tous que maintenant c’est maintenant et que si je ne suis d’ordinaire pas patient, là… il faut qu’on parle. Je ne sais pas encore de quoi, mais je vais trouver, je me connais suffisamment pour savoir que je vais trouver quelques horreurs injustifiées à lui lancer dans les minutes qui viennent. Je le foudroie du regard, attendant sa réaction qui ne tarde pas : il m’ignore. Ou plutôt me méprise. Tant mieux, je ne suis pas là pour arrondir les angles, je suis venu pour me défouler, pour hurler l’injustice qui me tombe dessus, pour lui faire payer ce dont il n’est pour une fois pas responsable parce que je ne sais pas à qui d’autre m’en prendre. Alors qu’il m’agresse, qu’il me provoque : je n’attends que ça. Et pour une fois, mon père se montre à la hauteur. - Pardonnez ce triste énergumène, messieurs... Marius est la preuve vivante que la bêtise est une pathologie que nous ne sommes pas encore parvenu à éradiquer...
J’imagine que dans un manga quelconque, j’aurais pu le carboniser sur place. Mon regard noir se contente malheureusement de rester foutrement réaliste, et inutile, je serre les poings en crachant « C’est ça, fais le beau avec tes phrases à deux balles. » J’avance d’un pas dans la pièce, attrape un cahier qui traîne sur la table et l’envoie voler de l’autre côté de la salle. « Conclu ta foutue réunion à la con, faut qu’on parle, papa. » J’ai l’air d’un gosse. J’en suis un. J’ai l’air d’un gosse qui veut taper du pied pour qu’on écoute son caprice : et bien soit, que j’ai l’air de ça, je vais même commencer à chanter ou plutôt à hurler pour les forcer à m’écouter. Et s’il faut que je frappe quelqu’un, je ne vais pas m’en priver. Les rires gênés des spectateurs se sont vite éteints, je vois ceux qui sont les plus proches de moi se regarder sans savoir s’ils doivent intervenir, éloigner leurs propres feuilles et bouteilles d’eau. Moi, le seul que je regarde, c’est mon père. Qui ne rit pas. Il ne rit jamais. Ce qu’il dit, il le pense, et c’est ça le plus douloureux quand on y pense deux secondes. Bien sûr qu’il n’a pas encore réussi à m’éradiquer, je suis pire qu’un parasite à ses yeux, je suis un hôte exaspérant, humiliant, increvable. Sauf que c’est ça le problème, justement : je vais crever.
- Sors d'ici immédiatement et vas m'attendre dans mon bureau. Et ne t'avise surtout pas de casser quoi que ce soit. J’ouvre les yeux, hésitant entre exploser de rire et cracher ce que je pense de son autorité. Je ne compte pas sortir, je compte encore moins obéir comme un de ses larbins : je me contente de le défier et de croiser les bras sur ma poitrine, avec la ferme intention de ne pas bouger d’un pouce. « Ah ouais ? Essaye un peu de me déloger de là. » Je lui réponds, je lui désobéis, j’ai vingt-et-un ans et je ne suis pas sa marionnette, bordel. Je le défie du regard de faire quoique ce soit, et c’est peut être pour cette raison que je ne vois pas les vigiles arriver et m’embarquer pour me tirer en arrière. J’ai beau me débattre et exploser un nez, je suis tiré hors de la salle de réunion comme un teubé de base, comme un malpropre. Il faut croire que je le mérite mais je suis trop en colère pour culpabiliser ou être mature : je me contente de me défaire de leur poigne dès qu’ils me larguent dans le couloir. Putain, celui que j’ai frappé, je l’ai pas manqué, il a le visage en sang et va tacher la jolie moquette de mon père. J’en ai rien à faire, j’ai même envie de lui fracasser davantage la tête contre le mur pour refaire la peinture. Je les toise du regard, à peine conscient que je me comporte comme un prince odieux pour la simple raison que je sais qu’ils n’oseront jamais lever la main sur moi. Pas ici, pas alors que mon père peut nous observer par la vitre de la salle de réunion. Je crache par terre de dépit, jette un regard à mon père qui fait un signe de tête aux vigiles. Je fronce les sourcils une fraction de seconde avant de me prendre un coup de poing dans la tronche. J’ai peut être la carrure d’un handballeur en passe de devenir professionnel, ou du moins qui était en passe de, je ne fais pas une seule seconde le poids face aux deux gorilles qui me jettent dans le bureau de mon père. Je masse ma joue malmenée, sans une plainte, juste dans une flopée de jurons lorsqu’ils referment la porte. Bien sûr. « Bien sûr ! Faites vos petits chiens, retournez lécher le cul de mon père, j’en ai rien à battre, j’en ai rien à foutre de vous ! » Mon pied heurte la porte avec violence, je me retrouve comme un chien en cage dans le bureau immense de mon père sans savoir quoi faire, sans même savoir combien de temps il va me faire poireauter.
Je ne peux que ressasser et ressasser encore ce que m’a dit le médecin, laissant ma colère enfler et s’envenimer au lieu de retomber. Je tourne, fais les cent pas, avise chaque élément de la décoration de mon père et envisage très sérieusement de tout détruire. Pour lui faire payer. Pour me défouler. Je n’ai pas de punching-ball, alors je frappe une première fois dans la première toile qui me tombe sous le nez. « CONNARD ! » Mes doigts heurtent le tissu, le transpercent et réduisent à néant une œuvre d’art certainement évaluée à plusieurs millions d’euros. Bien fait pour toi, Papa. Sauf que ça ne me défoule pas assez, c’est juste de la destruction gratuite et sans aucune raison d’être, juste pour passer mes nerfs, juste pour mettre mon père dans de bonnes conditions pour que je hurle ma rage sans que ça ne paraisse suspect. Ma vie est foutue, je veux foutre la sienne en l’air. Mon regard retombe sur son bureau, sur son ordi. Son ordi. Parfait. Je sais qu’il va volontairement me faire attendre pour bien m’énerver, juste parce qu’il sait que je suis impulsif qui n’a aucune patience. Alors autant qu’il le regrette. Violemment. Mes doigts arrachent son ordinateur de la table, l’envoient rouler au sol, débranchent brutalement tous les câbles qui pouvaient le maintenir en vie. Mon pied s’écrase sur l’écran, une fois, deux, trois fois, avant de l’attraper comme je peux et de le jeter par la fenêtre qui explose en fragments. En nage, je m’appuie contre le mur pour reprendre ma respiration. Et la porte s’ouvre enfin avant que j’envisage de m’attaquer au reste de son bureau et de ce qui peut y traîner. « Putain ! C’est pas trop tôt, ça te prend trois heures pour leur dire d’aller se faire voir ? » Je suis agressif, mais ça ne devrait pas l’étonner : je crois que je n’ai jamais été aussi en colère de toute ma vie. Et le pire, c’est que je ne suis pas en colère contre lui à la base. Je suis juste en colère contre le monde dans sa globalité, contre mon cœur qui vient de me ruiner ma vie de manière durable.
Mon père ne me jette même pas un regard, trop occupé à filer s’encrasser les poumons alors qu’il sait bien que je déteste ça. Comme s’il se préoccupait un temps soit peu de ce que j’aime et de ce que je n’aime pas. Je me retiens de justesse de foutre un coup de pied à son connard de chat, préfère me concentrer sur mon père qui s’assoit confortablement sur son fauteuil alors que je suis toujours debout, à chercher un quelconque exutoire à ma colère. Alors, Papa, tu ne vois pas qu’il te manque un truc sur ton bureau, qu’un de tes précieux tableaux est transformé en gruyère et qu’il y a un étrange courant d’air ? - Je t'écoute, tu as cinq minutes. Qu'est ce que tu fais ici, et pourquoi m'as-tu interrompu au milieu d'une réunion aussi importante ?
Ah. On en arrive à la question à laquelle je m’attendais mais pour laquelle je n’ai pas encore trouvé vraiment de réponse. Et de toute manière, qu’est ce que ça peut lui faire que je vienne l’interrompre, hein ? Je fais disparaître la distance entre nous, plante mes poings dans son bureau. « Je te déteste, je vais ruiner ta vie, je vais ressortir les dossiers Malaria, faire rouvrir l’enquête, te détruire pour qu’à la fin, tu viennes chialer comme un gosse. » Oui, je ne réfléchis pas. Ce n’est pas ma spécialité, ma réflexion, de toute manière. Ma spécialité, c’était le hand, c’était le sport. Je frappe une nouvelle fois du poing sur la table. Mon père, pour une fois, ne mérite pas d’être celui sur lequel je vais me défouler, mais c’est tant pis pour lui. On a qu’à dire que c’est le juste retour des choses. Alors non, je ne réfléchis pas. Je dis juste ce qu’il me vient à l’esprit, je balance ce qui peut le faire le plus rapidement sortir de ses gonds pour qu’il commence à m’humilier et que je trouve de bonnes raisons d’être en colère contre lui.
La journée avait bien commencé. Il était rentré d'une chasse fructueuse où il avait abattu un mutant qu'il traquait depuis des semaines, s'était levé d'aussi bonne humeur qu'Hippolyte Caesar pouvait l'être, et s'était rendu à son bureau avec la certitude que la journée serait bonne. Et elle l'avait été jusque là. Les premiers bilans des tests fait en laboratoire était concluants, les chiffres étaient plus qu'encourageant... Et il avait fallu que ce petit imbécile capricieux vienne tout gâcher. Que ce détestable parasite vienne à nouveau faire irruption dans son espace de travail pour briser sa concentration et mettre à mal son calme olympien.
Parfois, Hippolyte regrettait presque d'avoir des jumeaux et non un seul fils. Il lui arrivait de se dire que sans Marius, il ne se serait jamais mis à ce point en colère, n'aurait jamais eu à souffrir le moindre écart de conduite de la part de ses enfants... Et la plupart du temps, il regrettait immédiatement d'avoir pensé cela. Car aussi intransigeant et cruel était-il, Hippolyte ne pouvait rejeter Marius au point de ne plus voir en lui un fils. Ils se ressemblaient beaucoup trop, et même s'ils le niaient, c'était flagrant. Cet empoté en survêtement de sport qui lui faisait face dans ce bureau, personne n'aurait pu demander de qui il s'agissait. Il aurait fallu être aveugle ou complètement naïf pour ne pas saisir qu'il s'agissait du vilain petit canard de la famille. Il exhibait ses plumes noires comme un fanfaron, fier de ne pas être l'homme accompli et studieux que pouvait être son frère, ou encore son père. Le poing serré sur son accoudoir, Hippolyte luttait pour garder son calme, feignant l'indifférence totale. Aussi, lorsque les vigiles sortir Marius de force, n'eut-il aucun scrupule à accorder à ses vigiles un coup de poing bien placé dans le visage du jeune homme. Ne l'avait-il pas mérité, après tout ?
Une fois la réunion écourtée, Hippolyte se leva et quitta rapidement la salle. Ses chaussures de ville impeccablement cirées claquèrent sur le parquet à la manière d'un glas funeste, et il pénétra dans son bureau comme une véritable furie. Il ne l'avait pas vu venir, cette altercation. Il ne voyait absolument pas ce que Marius pouvait lui reprocher. Du moins rien qu'il ne sache déjà et dont il ait quelque chose à faire. La vulgarité de son fils et cette manière agressive de lui parler donnèrent envie à Hippolyte de lui faire mordre le tapis, mais il se retint.
En revanche, il n'était pas certain de garder son calme bien longtemps étant donné l'état dans lequel Marius avait mis une somptueuse toile impressionniste à plusieurs milliers de dollars. Sans compte son ordinateur, qui contenait l'intégralité de ses dossiers en cours, ainsi que la baie vitrée fracturée. L'ordinateur, c'était bien le cadet des soucis de ce PDG multimilliardaire. Méticuleux au possible, il avait cinq ou six sauvegardes de ses dossiers, et racheter une machine ne lui prendrait pas plus d'une heure. En revanche... La vitre posait un problème autrement plus important, et la toile était définitivement perdue. Quel gâchis... Le talent et la patience d'un génie détruits par un gosse médiocre en pleine crise. A cet instant, Hippolyte ne voyait plus en Marius qu'un parasite... Un cancrelat répugnant qu'il était temps d'écraser une bonne fois pour toute.
Mais, toujours aussi désagréablement calme, il alla s'asseoir à son bureau en allumant une cigarette. Bien sûr qu'il savait que Marius détestait cela, et alors ? Il devait avoir l'habitude, il avait grandit avec un père fumant comme un pompier. Il en tira une bouffée alors que Marius venait planter ses poings dans son bureau, levant vers lui un regard à la fois glacial et blasé. La fumée s'échappant de ses narines masqua un moment le visage déformé par la rage de son fils, tandis que ce dernier lui crachait les reproches les plus éculés et ridicules de la création.
Alors Hippolyte haussa un sourcil, fixant Marius sans trop comprendre... Et éclata de rire. Il se mit à rire comme lorsque son cadet était venu le trouver quelques années auparavant pour le menacer de dévoiler à la presse son implication dans l'affaire malaria. Il se mit à rire de cette même façon moqueuse et insultante, avec le même mépris abjecte.
- Pauvre idiot... Tu m'as interrompu en pleine réunion, m'as ridiculisé devant mes collaborateurs pour... Ca ? Pour des broutilles ? Pour les caprices d'un enfant pourri gâté qui ne sait pas quoi faire des journées hormis pourrir celle des autres ?
La colère commençait enfin à s'exprimer. Et chez Hippolyte, elle était rarement aussi agressive et dévastatrice que celle de Marius. Elle était plus subtile, plus pernicieuse... Il frappait là où ça faisait mal, avec une justesse déloyale, et sans le moindre remord ensuite. Il l'attaquait avec des mots, le rabaissait, le traitait comme un moins que rien... Et il en était à peine à l'échauffement.
- J'en ai plus qu'assez de tes âneries, Marius... Tu es un petit con qui pense que le monde entier lui en veut, tu es tellement égoïste que tu te permets d'interrompre des réunions d'une importance capitale, qui te dépasse complètement... Tu ne sais pas ce qu'est le monde réel, tu en es encore à l'enfance, à courir comme un idiot après un ballon... Tu n'es bon qu'à ça de toute manière... Ramener la balle comme un chien...
C'était cruel. Injustement cruel. Car Hippolyte avait conscience des efforts et de la ténacité dont son fils avait fait preuve pour en arriver à son niveau. Il savait que Marius avait travaillé durement pour se maintenir à un niveau exemplaire et être capable d'intégrer une équipe professionnelle. Seulement, Hippolyte était aussi un homme extrêmement fier et orgueilleux, qui ne tolérait pas que l'impatience de Marius le ridiculise auprès de ses associés. Alors il continuait à mener la danse, frappant un peu plus fort à chaque remarque, et avec un calme et une aisance effroyables.
- Tu n'es qu'un idiot... Tu as juste besoin qu'on te remarque et rassure-toi, c'est fait. Bientôt le monde entier saura que tu as tout juste trois neurones capables de te faire avancer et hurler des injures.
Il tira à nouveau sur sa cigarette, se fichant royalement de la cendre brûlante qui tombait sur les poings serrés de Marius.
- Maintenant sors d'ici immédiatement. Et je t'enverrai la note pour l'ordinateur, la vitre et le tableau. Je pense que cette fois ton banquier ne va pas apprécier.
Cette journée est merdique. Véritablement merdique. Et je pense ne pas me tromper en me disant qu’elle ne va que faire empirer pour devenir une vie merdique si, comme me l’a assuré mon entraîneur, l’interdiction de jouer va commencer dès demain et se propager à tous les sports auxquels je pourrais prétendre. Journée de merde. Je compte bien partager ça avec mon père, du coup, histoire qu’on soit deux à se coucher sur les nerfs ce soir. Qu’est ce que je fous là, en plein milieu de la journée, qu’est ce que je fous dans les bureaux de mon père, à démolir son mobilier, à détruire une toile d’un hurluberlus quelconque dont je n’ai que faire ? Je n’en sais rien. Ou plutôt, je refuse de voir l’évidence et de me rendre compte que je me comporte vraiment comme un gamin capricieux.
Je viens pour provoquer. Je viens pour m’engueuler. Je viens pour déclencher une dispute et avoir une bonne raison de hurler, une bonne raison de haïr quelqu’un, je viens chercher un bouc émissaire. Et désolé, Papa, mais c’est toi mon bouc émissaire tout trouvé. Je te déteste. Je te déteste tellement que c’est facile de te crier dessus. Je te déteste tellement que je veux te détruire. C’est ce que je lui dis, sans réfléchir, poings plantés sur son bureau. J’ai bien vu son regard couler le long du mur, s’attarder sur la toile, passer sur la fenêtre brisée et l’absence de son ordinateur. Ca t’emmerde, Papa ? Et bien tant mieux. Allez, vas-y, laisse ton calme de côté, crache ta fumée dans ma gueule, j’en ai rien à faire. Tu peux tenter de flinguer mes poumons, tu ne pourras pas autant les flinguer que mon cœur. Et ce n’est même pas métaphorique, c’est ça le plus drôle dans l’affaire. Moi, Marius, le briseur de cœur, celui qui drague les filles pour les jeter derrière, celui qui croque la vie à pleine dent, qui ne fait que ce qu’il veut et plus encore, c’est à cause de mon cœur que je vais mourir. Je te déteste, je vais ruiner ta vie. C’est une promesse. Je ne réfléchis peut être pas, mais ce n’est pas pour autant que je ne pense pas ce que je dis, loin de là. C’est quand je réfléchis le moins que je suis le plus sincère, c’est peut être pour ça que je suis loin d’être aussi hypocrite que mon père.
Son rire me heurte avec fracas, je me crispe sans bouger d’un iota, m’étranglant avec la fumée que dégage sa cigarette. J’ai envie de lui faire bouffer sa clope pour qu’il arrête de rire, qu’il s’étrangle avec et qu’il disparaisse enfin de ma vie. J’ai envie de lui arracher sa clope des doigts et de l’éteindre sur son bureau en bois certainement très rare et très cher comme tout chez lui. Comme son humour : très rare, très cher et complètement superficiel. Qu’est ce que qui le fait rire, bordel ? J’ai l’impression de me retrouver face à lui devant son bureau il y a sept ans, quand l’affaire Malaria a éclaté et que j’ai failli réussi à le faire mettre en taule. Il rit, le con. Insultant, méprisant : il est abject. Et il me fait peur. Sauf qu’aujourd’hui, je suis bien trop hors de moi pour avoir peur de lui, bien au contraire. Tu peux me dire ce que tu veux, connard, cette fois tu ne m’auras pas. Je suis majeur, je suis indépendant et tu ne peux rien me retirer, strictement rien. - Pauvre idiot... Tu m'as interrompu en pleine réunion, m'as ridiculisé devant mes collaborateurs pour... Ca ? Pour des broutilles ? Pour les caprices d'un enfant pourri gâté qui ne sait pas quoi faire des journées hormis pourrir celle des autres ? Je renifle avec mépris. Les caprices d’un enfant pourri gâté. Je le foudroie du regard, par réflexe. Toujours par réflexe. Mon poing se serre, je me redresse pour le surplomber de ces quelques centimètres qui l’obligent à lever la tête pour me regarder. Je sens la colère monter, tenter de rejoindre la mienne, enfler. Je sais qu’il va attaquer pour me faire mal, qu’il va frapper dans mes faiblesses pour me mettre à terre. Je le sais. Et je l’attends. Presque avec impatience. Parce que cette fois, Papa, tu ne peux pas me faire de mal, parce que j’ai déjà tellement mal que je suis invulnérable même à la torture psychologique que tu m’imposes depuis toujours. Tu ne peux plus me frapper, tu auras beau me traiter de petit con, de capricieux, tu auras beau insister sur ma connerie, tu ne me feras pas aussi mal que ce médecin m’annonçant que mon cœur n’est qu’un organe merdique qui ne sait pas jouer son rôle. - J'en ai plus qu'assez de tes âneries, Marius... Tu es un petit con qui pense que le monde entier lui en veut, tu es tellement égoïste que tu te permets d'interrompre des réunions d'une importance capitale, qui te dépasse complètement... Tu ne sais pas ce qu'est le monde réel, tu en es encore à l'enfance, à courir comme un idiot après un ballon... Tu n'es bon qu'à ça de toute manière... Ramener la balle comme un chien...
Je ne l’avais pas vu venir. Je me pensais invulnérable à l’acidité de mon père, il vient de me prouver que sa perfidie et son abjection n’avaient pas encore atteint le niveau maximal. Il ne sait pas. Il ne doit pas savoir. Tu n’es bon qu’à ça de toute manière. « Ta gueule ! » Il ne sait pas à quel point c’est juste, à quel point il est dans le juste. Il ne sait pas à quel point ça fait mal. Et si mon visage se tord de colère, c’est juste pour éviter de pleurer. « Ta gueule, putain. Comme si tes réunions avaient une quelconque importance ! Qu’est ce que vous avez foutu, là, vous avez prévu un vaccin contre le tétanos qui puisse refile le choléra à tout le monde ? » Je joue au cynisme, je m’aventure dans le sarcasme. Je crache, je craque. Je me craquèle aussi, en faisant un pas en arrière. Tu n’es bon qu’à ça de toute manière. Putain, ça fait mal. Parce que c’est vrai. J’ai envie d’attraper son presse papier et de lui balancer au visage, j’ai envie de le frapper, j’ai envie de prouver au monde que je ne suis pas bon qu’à courir derrière un ballon en prouvant au monde que justement, je peux courir derrière un ballon sans crever bêtement. - Tu n'es qu'un idiot... Tu as juste besoin qu'on te remarque et rassure-toi, c'est fait. Bientôt le monde entier saura que tu as tout juste trois neurones capables de te faire avancer et hurler des injures. Maintenant sors d'ici immédiatement. Et je t'enverrai la note pour l'ordinateur, la vitre et le tableau. Je pense que cette fois ton banquier ne va pas apprécier. Je craque. Mes poings se désolidarisent complètement de la table sur laquelle ils s’étaient replantés. Mes doigts se saisissent de sa connasse de cigarette pour l’écraser sur le premier support que je trouve : la main de mon père, avant que je ne la jette de l’autre côté de la pièce. Je hurle. Totalement. « MAIS BOUCLE LA ! ECOUTE-MOI ! J’en ai rien à faire qu’on me remarque, et je ne bougerai pas d’ici avant que… » Avant que quoi ? Je n’en sais strictement rien. Je veux juste remonter le temps et ne pas m’être écroulé comme un nul au milieu du terrain. Mon cœur bat la chamade dans ma poitrine. Incessant. Omniprésent. Je respire profondément, me redresse complètement, considère mon père de haut. Je prends sur moi.
Je ne suis pas hypocrite. Je ne contrôle ni mes traits, ni mon ton, ni mon impulsivité. En général. Mais je suis un très bon menteur, je l’ai toujours été. Lorsque j’assurais à ma prof que ma copie avait été broyée au mixeur par mégarde par ma mère, je le disais d’un ton si convainquant qu’elle avait tendance à vouloir en douter, avant de se faire la remarque que j’étais non seulement stupide mais qu’en plus, je me foutais ouvertement de sa tronche. Je suis un très bon menteur, donc, parce que j’ai toujours pris ça comme un jeu. Et là, ce n’est pas un jeu, c’est de l’imbécilité à l’état pur et c’est un domaine que je maîtrise à la perfection. Je défie mon père du regard. « Je ne suis bon qu’à courir derrière un ballon ? Et bien, j’arrête le hand. » Je croise les bras sur ma poitrine. On ne dirait peut être pas, mais je n’en mène pas large. Ce n’est pas la première fois que je mens aussi effrontément à mon père, ce n’est pas ça qui pose problème. Non. C’est juste que je viens de dire à voix haute ce qui me donne envie de frapper mon père. J’arrête le handball. Voilà. C’est dit. J’arrête le seul sport qui pesait si lourd dans la balance du chantage que mon père pouvait tout me faire faire à la seule mention d’une interdiction de jouer. J’arrête le sport dans lequel je suis le meilleur. J’arrête le hand. Et ma vie ne ressemble plus à rien. J’arrête le hand. Et je n’ai pas le courage d’en dire plus. Je n’attends rien de mon père, je n’attends plus rien de lui. Je veux juste qu’il s’énerve, qu’il me frappe que je puisse le frapper en retour. Je veux juste pouvoir me défouler sur lui.
Certains jours, Hippolyte éprouvait une profonde indifférence vis à vis de l'attitude de Marius. Il ignorait ses âneries, se contentait de regarder ailleurs et se contentait de se dire qu'il n'y était pour rien, si c'était un idiot fini. Mais d'autres jours, l'envie irrépressible de le frapper le prenait à la gorge, et il devait lutter contre ses pulsions violentes pour ne pas regretter son geste plus tard. Marius le faisait sortir de ses gonds, l'agaçait, l'énervait, l'acculait jusqu'à ce qu'il n'ait plus que le mépris à lui offrir. C'était de la faute du gamin, s'il était ainsi. Entièrement de sa faute. Hippolyte refusait encore d'ouvrir les yeux sur sa propre culpabilité, car à ses yeux Marius était l'unique responsable de toute cette mascarade. C'était un petit con égocentrique, incapable de se rendre compte de la chance qu'il avait... Un sale gosse dont le seul but dans la vie était de pourrir la réputation de sa père, qui prenait un malin plaisir à le ridiculiser... Alors oui, Hippolyte méprisait ouvertement son fils cadet, car il était certain de ne pas pouvoir en tirer quoi que ce soit de positif. C'était un cas désespéré, un fruit pourri dans son noble arbre généalogique, un cancrelat... Finalement, un insecte désagréablement qu'il n'avait que trop tardé à écrasé.
En un sens, Hippolyte aurait aisément pu chasser Marius de son bureau en appelant ses vigiles... Ils l'auraient mis dehors avec l'interdiction formelle de remettre les pieds dans les locaux... Mais c'était bien trop facile. C'était concéder à Marius qu'il avait gagné, et priver son père de sa petite séance mensuelle, si ce n'est hebdomadaire, de remontrances. A force, il y voyait presque une satisfaction personnelle, un passe-temps sadique... Il connaissait par cœur les points faibles de Marius et faisait mouche à chaque fois, lançant des attaques incisives à grands renforts de sarcasmes et autres moqueries méprisantes. Et il se fichait de blesser son propre fils. Il s'en fichait totalement, tout ce qu'il voulait c'était le faire obéir et taire. Il aurait son respect, un jour, même s'il devait l'obtenir par la crainte et la rancœur, il le forcerait à baisser les yeux en sa présence plutôt qu'à cracher son venin.
- Méfie-toi que je n'aille pas te l'inoculer, le choléra... Au moins tu aurais enfin une vraie raison de hurler et de me taper sur le système... Ce que nous faisons pendant ces réunions est autrement plus important et significatif que ta misérable petite vie de gosse de riche, Marius...
Hippolyte faisait rarement preuve de retenir. S'il exécrait la violence physique envers ses enfants, il se refusait rarement une remarque ou un reproche. Mais ce n'était rien comparé à l'état dans lequel il était. Il se sentait capable de rabaisser Marius pour le jeter à terre, pour lui faire regretter d'avoir tant de fois dépasser les limites et d'avoir osé le déranger en pleine réunion. Alors il continua sur sa lancée, asséna coup bas sur coup bas, se délectant de la colère qu'il lisait sur le visage de Marius et de la douleur qu'il ne pouvait masquer au fond de ses prunelles. Il l'en ferait pleurer de désespoir, s'il n'avait pas simplement voulu que le gamin foute le camp. Il n'était bon qu'à gueuler, à s'époumoner en reprochant tous les maux de la Terre à son père, et celui-ci faisait la sourde oreille, se fichant totalement de ce que Marius avait à lui dire. La rancoeur de son fils glissait sur lui sans l'atteindre, il n'y faisait même plus attention, et c'était bien là tout l'horreur de la chose : Hippolyte n'éprouvait aucunement l'envie de se faire pardonner de Marius. Aucun reproche ne semblait le faire culpabiliser, pas plus qu'il ne se sentait concerné par l'évidente détresse de son fils.
Et Marius pouvait bien s'énerver encore et encore, il n'aurait pas la haine de son père ni son amour inconsidéré. Il n'aurait que son mépris, ses soupirs, ses silences. Ce qu'il détestait le plus, en soi. Seulement, Hippolyte avait pris l'habitude de faire peur à Marius, de l'impressionner suffisamment pour qu'il ne franchisse pas cette limite invisible qu'ils s'étaient eux-mêmes imposée. Aussi, lorsque Marius lui arracha sa cigarette des lèvres pour la lui planter dans la main, Hippolyte fut si surpris qu'il en laissa échapper une exclamation de douleur qu'il aurait préféré retenir. Il ne jeta même pas un regard à la brûlure qui avait creusée son épiderme, préférant continuer à fixer Marius avec le même dégoût, le même dédain dans les yeux. Ce n'était pas possible qu'il ait élevé un monstre pareil. Il ne pouvait être le père de tout ce qu'il détestait le plus au monde. L'insubordination, l'irrespect, le bruit, la bêtise, la médiocrité... Ce ne pouvait être son fils. Il en venait à se demander si ce n'était plutôt un démon ou quelque créature malicieuse qui se serait emparé de son corps pour en faire cette pourriture qui lui faisait face à présent.
Dans un geste aussi brusque qu'agressif, Hippolyte saisit Marius au col pour le forcer à se pencher vers lui. Sa voix se mua en un murmure grave et menaçant, qui n'avait rien avec son habituel ton posé.
- Que je t'écoute ? Il n'y a rien à écouter, Marius... Quand tu ouvres ton claque merde, c'est uniquement pour me bassiner avec des idioties, des choses sans intérêt... Je me fous totalement de ce que tu as à me dire. Je me fiche que le monde ne soit pas rose pour toi, si tu savais à quel point tout cela m'est égal ! La seule chose qui me désole, c'est de voir à quel point tu es médiocre et insipide...
Il le repoussa alors brutalement, toute la brutalité de ses mots résonnant encore dans la pièce. Il mettait tant de dureté dans ses paroles qu'on aurait pu croire qu'il y prendrait un réel plaisir sadique ou en ressentirait de la culpabilité... Mais ce n'était qu'un vague sentiment de satisfaction, il était loin de jubiler ou de regretter ses mots. Il restait froid, horriblement froid, cette sempiternelle expression fermée sur son visage.
-Alors vas-y ! Fais-moi donc ton brillant exposé de l'ado rebelle qui vient se dresser contre l'autorité paternelle ! J'ai hâte d'en savoir plus, peut-être que tu arriveras à me faire verser une larme... Mais à moins que ton discours soit risible au point que j'en pleure, j'ai des doutes.
Les bras croisés devant lui, Hippolyte n'avait pas conscience d'adopter la même posture que Marius. Si semblables et pourtant si différents... Si prompt à se faire la guerre alors qu'au fond, ils auraient pu se tolérer, à défaut de véritablement s'entendre. Mais ça, c'était sans compter le couperet qui tomba. Cinglant, brutal, lancé sur un ton de défi qui l'empêchait d'y croire véritablement. « J'arrête le hand » ? Hippolyte haussa un sourcil, incapable de croire une seule seconde que Marius était sérieux. C'était forcément une très mauvaise plaisanterie. Même pour l'emmerder, jamais son cadet n'aurait utilisé le hand comme excuse. C'était son exutoire, sa passion, ce câble de funambule tendu au dessus du vide et auquel il se raccrochait désespérément pour ne pas sombrer dans l’abîme de déception et de médiocrité dans laquelle son père cherchait à le pousser depuis des années. Il y avait forcément une bonne raison, mais Hippolyte ne la voyait pas. Alors il lui rit au nez. A nouveau.
- Ahaha ! C'est la meilleure, celle-là ! Tu arrêterais le hand ? Toi ? Alors que c'est la seule misérable discipline pour laquelle tu as du talent ? C'est une blague, j'espère ! Toi qui n'étais bon qu'à ça, tu finiras d'achever ta noble mission. Tu seras définitivement un bon à rien.
A mesure que la colère le gagnait, Hippolyte devenait plus acide, plus désagréable, plus injuste... Parce qu'il ne supportait pas que Marius se paie sa tête. Pour lui, il était impossible que tout ça soit vrai. C'était forcément une mauvaise blague, et Marius allait enfin lui expliquer la véritable raison de sa présence ici.
- Ou laisse-moi deviner ! Tu viens ici m'agresser gratuitement en me faisant croire que c'est son choix de diva d'arrêter le hand... Mais en réalité, aucune équipe n'a voulu de toi ! Quel dommage... Ton joli rêve de gamin s'envole en fumée parce que tu n'es pas assez bon ? Comme quoi... Quand on est mauvais dans un domaine, la chose a tendance à de répéter, n'est ce pas ?
Un demi sourire mauvais se dessina sur ses lèvres. Hippolyte avait définitivement mis sa conscience à la porte, et ne se doutait pas encore qu'elle ne se réveillerait que six ans plus tard.
A de rares occasions, je suis déjà venu voir mon père avec de bonnes intentions. Pour lui prouver ma bonne foi, pour lui prouver ma bonne volonté, pour le faire change d’avis. A de rares moments, j’ai essayé d’être le fils qu’il voulait. Je me souviens de week-end ou, rentrant d’internat pour un match de Hand particulièrement important, je lui présentais une note parfaite en mathématiques et une autre en physique pour qu’il ne regrette pas de me laisser continuer le hand. A de rares occasions, donc, j’ai déjà fait des efforts.
Pas aujourd’hui. Aujourd’hui, si je viens, c’est pour la confrontation. C’est pour le provoquer gratuitement. C’est pour tout détruire autour de moi, évacuer un peu de cette rage qui enserre mes tripes et me ronge les veines de l’intérieur. Si je viens de voir aujourd’hui, ce n’est en rien pour faire un pas en avant, c’est plutôt pour lui sauter dessus et le frapper à n’en plus finir. Qu’il me frappe, aussi, en retour. Que j’ai mal mais que j’en oublie cette interdiction qui vient de me sonner, cette pointe de douleur dans ma poitrine qui n’était que la surface émergée de l’iceberg. Quelques secondes suffisent pour qu’on atteigne notre rythme de croisière. Mon père m’assène des coups, cible mes faiblesses avec une justesse inégalable. Je renifle de mépris, je serre le poing, je frôle les limites par mon attitude aussi agressive qu’insolente. Je sens la colère monter, les insultes se charger dans nos gueules, prêtes à être crachées avec acidité. Je déteste mon père. Je déteste sa suffisance, je déteste sa nonchalance, je déteste sa capacité à me toiser avec indifférence. Ma mère m’interdit d’exister, mon père m’interdit d’être moi. Son regard n’est que mépris, son attitude déception. Ses yeux posés sur moi me renvoient ce que je suis : une petite merde. Je le sais, Papa. Je le sais. Je pensais être capable d’être le meilleur, je pensais pouvoir faire une carrière internationale, je ne suis plus rien. Strictement rien. Juste un infirme qui va mourir.
Tu n’es bon qu’à ça de toute manière. Je me prends le coup en pleine gueule, à quelques millimètres du KO. Je suis en train de m’effondrer. De me déliter. Et dans un sursaut d’orgueil, je me redresse. Un coup de fouet, une injection. Ta gueule. Il sait que le handball, que mon choix de carrière est ma faiblesse. Il le sait, il ne sait juste pas encore à quel point. Et, putain, il n’a pas intérêt à le savoir un jour. Je crache, je craque, je me réfugie dans une tentative de sarcasme. A son image, j’essaye de le frapper dans ses points faibles. Sauf que mon père n’a pas de points faibles, mon père est un roc, mon père est un connard invulnérable. - Méfie-toi que je n'aille pas te l'inoculer, le choléra... Au moins tu aurais enfin une vraie raison de hurler et de me taper sur le système... Ce que nous faisons pendant ces réunions est autrement plus important et significatif que ta misérable petite vie de gosse de riche, Marius... Ma misérable petit vite de gosse de riche ? Il s’est bien regardé ce con ? « Plus important ? Au moins moi j’ai une vie, connard. » Ce n’est pas la première fois que je l’insulte, mais jusque là, des affronts aussi directs ne doivent se compter que sur les doigts d’une main. Ma colère me donne la force de combattre cette crainte que j’ai de mon père.
Parce que oui, j’ai peur de lui. J’ai peur de ses regards, j’ai peur de son jugement, j’ai peur de ses menaces et de son influence. Mon père me fait peur. Sauf qu’aujourd’hui, je sais que je vais mourir bientôt. Une perspective effrayante lorsqu’on n’a que vingt-et-un ans, de savoir qu’on risque fortement de voir son espérance de vie drastiquement réduite à cause d’un cœur en carton qu’on nous a refourgués à la naissance. Putain, je sais depuis longtemps que mon père me déteste, mais à ce point ? Alors oui, j’ai peur de mon père, mais j’ai plus peur encore de mourir comme un con. Et de ne jamais retoucher à un ballon de hand de ma vie. Alors aujourd’hui, que mon père aille se faire foutre, je ne baisserai pas la tête devant lui, je ne calmerai pas, je ne partirai pas en claquant la porte. Pas maintenant. Pas avant d’avoir poussé le bouchon trop loin, d’avoir franchi les limites, pas avant d’avoir déchargé sur lui toute ma colère.
Et de la colère, j’en ai en réserve. Je n’attends rien de mon père. Je n’attends que ce qu’il sait faire de mieux : me blesser ; M’énerver. M’humilier. Fais toi plaisir, Papa, parce que moi je compte bien me faire plaisir. Je viens ici pour t’énerver, totalement gratuitement. Je viens ici pour t’insulter, pour insulter ma mère, pour piétiner ton héritage. Et en parlant d’héritage, voilà qu’il me parle de note, de banquier, de conneries. Je craque. Papa, j’en ai rien à foutre de l’argent, j’en ai rien à foutre de ton ego, j’en ai rien à foutre de ton indifférence. Mon cœur, c’est de la merde. Ma vie, même, c’est de la merde. Je n’ai rien à quoi me raccrocher, la seule personne qui pourrait m’aider c’est Martial et je refuse qu’il soit au courant. Je craque. Totalement. Les limites, je ne fais pas que les franchir : je les détruis lorsque je m’empare de sa putain de cigarette et l’écrase sur sa main avant de l’envoyer chier ailleurs. Je ne suis jamais allé aussi loin depuis l’affaire Malaria. Il cache sa cicatrice derrière une barbe impeccablement taillé, je me demande ce qu’il fera pour cacher sa main les semaines à venir.
Sa réaction ne se fait pas attendre, j’imagine qu’il veut me faire regretter son exclamation de douleur. Je refuse de lui céder quoique ce soit lorsqu’il m’attrape par le col pour me forcer à me pencher par-dessus le bureau. Sa voix menaçante a tout ce qu’il faut pour me faire mourir de peur, je me mords la lèvre. - Que je t'écoute ? Il n'y a rien à écouter, Marius... Quand tu ouvres ton claque merde, c'est uniquement pour me bassiner avec des idioties, des choses sans intérêt... Je me fous totalement de ce que tu as à me dire. Je me fiche que le monde ne soit pas rose pour toi, si tu savais à quel point tout cela m'est égal ! La seule chose qui me désole, c'est de voir à quel point tu es médiocre et insipide... Ses mots me heurtent aussi violemment que ses mains lorsqu’il me repousse. J’ai du mal à respirer. Je suis venu pour la confrontation, j’ai oublié à quel point mon père était imbattable sur ce terrain là. Médiocre et insipide. Médiocre. Et Insipide. Je perds mes moyens. J’ai du mal à respirer. Je pince les lèvres, fais un pas en arrière pour regarder mon père de toute sa hauteur, cherchant quelque chose à répondre. Médiocre et insipide. Je ne vaux rien. Je ne suis rien. Strictement rien. Et son ton froid ne fait que durcir davantage sa déclaration acide. Il frappe fort, il frappe pour tuer, il frappe pour faire mal. -Alors vas-y ! Fais-moi donc ton brillant exposé de l'ado rebelle qui vient se dresser contre l'autorité paternelle ! J'ai hâte d'en savoir plus, peut-être que tu arriveras à me faire verser une larme... Mais à moins que ton discours soit risible au point que j'en pleure, j'ai des doutes. Non, Papa, non. Je ne paniquerai pas. Je croise les bras, bien au contraire. Il ne peut rien me faire, je tente de me rassurer. Il ne peut rien me faire, strictement rien. Il ne peut plus rien me faire, très exactement. Je ne bougerai pas d’ici avant que… Avant que quoi ? Avant d’avoir trouvé un moyen de le faire pleurer. Avant d’avoir trouvé un moyen de le faire ployer. Avant d’atteindre les extrêmes limites de sa patience, de les avoir franchies et de l’avoir détruit autant que je peux l’être.
Je croise les bras, il fait de même en miroir. Je ne suis pas un hypocrite, je ne suis pas froid comme il sait l’être. Mais je suis un excellent menteur lorsque je m’en donne la peine. J’arrête le hand. Je suis très sérieux. Extrêmement sérieux. Je ne l’ai jamais autant été devant mon père, je crois, ou du moins pas depuis des années. Son haussement de sourcil attire mon regard noir. Son décontenancement me procure une satisfaction sans pareille. Son rire me saccage.
Me lacère. Médiocre et insipide Est-ce que je suis toujours aussi insipide, là ? Son rire résonne dans la pièce, me broie la poitrine, s’inscrit dans mes pensées, détruit mes résistances. Je veux le tuer, je vais le tuer, bordel. - Ahaha ! C'est la meilleure, celle-là ! Tu arrêterais le hand ? Toi ? Alors que c'est la seule misérable discipline pour laquelle tu as du talent ? C'est une blague, j'espère ! Toi qui n'étais bon qu'à ça, tu finiras d'achever ta noble mission. Tu seras définitivement un bon à rien. « Ta gueule. » Réflexe de survie : lui demander de se la fermer. Tu seras définitivement un bon à rien « QUOI ! Tu ne m’en crois pas capable ? « Je hurle pour couvrir le son de sa voix à défaut de le faire taire. Je hurle, je le défie, je tente de le prendre de haut mais en fin de compte, il n’y a que la colère qui ressort. - Ou laisse-moi deviner ! Tu viens ici m'agresser gratuitement en me faisant croire que c'est son choix de diva d'arrêter le hand... Mais en réalité, aucune équipe n'a voulu de toi ! Quel dommage... Ton joli rêve de gamin s'envole en fumée parce que tu n'es pas assez bon ? Comme quoi... Quand on est mauvais dans un domaine, la chose a tendance à de répéter, n'est ce pas ? Il n’est pas loin de la vérité, ce con. Le sourire sur ses lèvres, sa morgue, sa suffisance, son assurance. Ce n’est pas mon père. C’est un monstre.
Je prends sur moi, difficilement. Très difficilement. Mais je sais que si je m’emporte, il pensera avoir gagné. Si je m’énerve, si je cède à sa pression, il va se croire dans le juste. Il va se savoir dans le juste. Et bordel, il ne doit jamais savoir la réalité. La seule discipline dans laquelle tu as du talent. Je serre les poings, incruste mes ongles dans ma paume. Et je me pare de morgue. Moi aussi, je sais faire, t’as vu ? Moi aussi je sais me draper d’arrogance pour écraser les autres. « Qu’est ce que t’essayes de faire, là ? De te prouver que je ne peux pas te surprendre ou une connerie dans le genre ? J’arrête le hand, Papa, point. Juste pour te faire chier. Juste pour que tu aies bien la haine à l’idée d’avoir tout financé pendant quinze putains d’années. Juste pour que le seul domaine dans lequel je ne te faisais pas encore trop honte, je l’abandonne. La vérité, c’est que comme tu l’as si bien dit, je suis un gosse de riche. Et que j’en ai marre du hand, j’en ai marre de ces compétitions, j’en ai marre de cette pression. C’est trop fatigant, c’est trop contraignant. » Je n’ai jamais aussi bien menti de toute ma vie. Je m’applaudirais presque si je n’avais pas le cœur au bord des lèvres. Je fais un pas en avant. Je suis allé trop loin de toute manière pour faire demi-tour maintenant. « Mais tu vois, si j’arrête le hand, je ne serai pas totalement un bon à rien. Parce que comme je te l’ai dit tout à l’heure, je sais ce que je vais faire de ta vie. Je vais te faire tomber. Je vais détruire Caesar Pharmaceutics pierre par pierre. Tu sais comment je vais me faire du fric ? En vendant des informations. J’vais commencer par Malaria. » Je fais encore un pas en avant, pour me retrouver face à lui. On n’est séparé plus que par le bureau, maintenant. « Et quand j’en aurai marre, j’attaquerai à ma salope de mère. J’suis sûr que je peux trouver plein de trucs sur elle pour l’emmerder. »
Je ne sais pas ce que je dis, je ne sais même pas vers où je vais. La seule chose dont je suis certain, c’est qu’il est hors de question que je me taise maintenant.
A ce stade de la conversation, Hippolyte ne mâchait plus ses mots ni n'hésitait à frapper Marius avec une précision chirurgicale. Il voyait en cette énième confrontation quelque chose d'effroyablement thérapeutique, l'occasion d'enfin le remettre à sa place une bonne fois pour toutes. Finalement, Hippolyte n'avait pas l'intention de laisser Marius sortir de son bureau avant de lui avoir dit le fond de sa pensée, avant de l'avoir rabaissé plus bas que terre... Pour lui faire comprendre à quel point ses caprices et états d'âmes étaient insignifiants à ses yeux. Un ricanement secoua sa carcasse tandis que son fils lui crachait que « lui au moins » avait une vie... Et quelle vie ? Une vie faite de débauche et d'inconstance, d'insouciance, maintenue en équilibre uniquement grâce à son compte en banque. Une fortune qu'il devait à qui ? A ses parents qu'il méprisait tant. Ironique, n'est ce pas ? C'était un gosse paresseux, incapable de se fixer sur quelque chose de sérieux et utile plus de cinq minutes... Et il appelait cela avoir une vie ? Que c'était risible... S'il arrêtait le hand, il pouvait définitivement faire une croix sur tout avenir potentiellement glorieux. On oublierait son nom après sa mort, tandis que les actions de son père ferait perdurer le sien des années durant. Son empire traverserait les époques quand la misérable existence de Marius finirait dans la fange. Et ce n'était que justice. L'orgueil et l'ambition démesurés d'un homme face à la médiocrité de son fils. Hippolyte aurait pu le lui rappeler, lui dire à quel point ses caprices étaient futiles... Mais il s'en abstint. A quoi bon rappeler à un mauvais élément qu'il n'avait pas plus de valeur, quand il en était parfaitement conscient ?
Ce n'était pas son fils, son propre sang, son héritage, sa fierté, qu'il voyait en posant les yeux sur Marius. C'était la déception, le mépris, l'obligation de converser avec lui uniquement parce qu'ils partageaient un nom que le gamin s'était toujours évertué à piétiner avec l'énergie du désespoir. Marius ne le surprenait plus. Il n'arrivait même plus à le sidérer par sa bêtise ou à le décontenancer, toutes ses frasques lui semblaient dignes de son immaturité et de sa connerie. S'il n'y avait plus rien à sauver en lui, autant détruire le peu de confiance qu'il lui restait, afin de lui faire amèrement regretté d'être venu ce matin là... Alors il frappa. Encore et encore. Riant de l'idiotie de Marius se moquant de l'apparente assurance qu'il semblait avoir, méprisant ses centres d'intérêt, lui crachant au visage tout le mépris qu'il éprouvait à son égard. Si Hippolyte ne croyait pas Marius capable d'arrêter le hand ? Bien sûr que si ! Lorsqu'il s'agissait de faire les mauvais choix, il savait son fils capable du pire ! Et cette fois, il n'en avait plus rien à faire. Marius était majeur, il n'avait plus besoin de le gérer ou de tenter de le remettre dans le moule. Il pouvait simplement l'enfoncer encore plus.
- Ce que j'essaye de faire ? Te montrer que tu es le roi des idiots ! Tu penses peut-être qu'arrêter ton misérable projet de carrière va me toucher ? Que je vais ramper à tes pieds en te suppliant de ne pas arrêter ? La vérité, Marius... C'est que je m'en fiche ! Je me fous totalement de savoir si tu vas continuer à courir comme un idiot après un ballon ! Quand tu regretteras amèrement ton choix, je dormirai sur mes deux oreilles, je te rassure... Si regret il y a de mon côté, ce sera simplement d'avoir cédé à ton caprice et, en effet, d'avoir dépensé autant pour des choses aussi futiles...
Il n'y avait plus de retenue dans son discours, seulement de l'agressivité gratuite et du mépris. S'il se doutait qu'il regretterait un jour ses mots ? Absolument pas. Hippolyte n'était pas le genre d'homme à éprouver de la culpabilité pour quoi que ce soit, il assumait ses choix, ses mots, ses ambitions sans jamais éprouver de remords.
- Oui, tu es un gamin pourri gâté... Un sale gosse qui a toujours eu bien plus qu'il ne méritait... Et ne me sors pas le refrain du « bouhouhou j'ai été privé de l'amour de mes parents, je suis si triste et malheureux ! » quand bien des gamins sur Terre auraient voulu être à ta place... Tu craches sur ce qu'on t'offre sans même chercher à faire semblant, mais la vérité c'est que la seule chose qui soit contraignante dans cette pièce... C'est ton foutu caractère de cochon !
S'en vraiment s'en rendre compte, au milieu d'une phrase, Hippolyte était repassé au français, cette langue qu'il avait si souvent employée en présence de Marius pour le fustiger. C'était à croire que la langue de Molière rimait avec dispute et rupture, entre eux. Et si jusqu'à présent Hippolyte semblait mener la danse, un rictus méprisant aux lèvres, la dernière attaque de Marius imprima sur son visage une expression de haine pure. La gifle partit toute seule, sans prévenir. Et il pouvait se féliciter de ne pas avoir frappé plus fort.
-N'insulte plus JAMAIS ta mère en ma présence, est ce que c'est clair ? Laisse-la en dehors de ça... Tu n'as jamais fais que la pousser à bout par jeu, et tu t'étonnes de son attitude aujourd'hui ? Finalement c'est elle qui a raison ! Elle a trouvé le moyen rêvé pour ne plus avoir à supporter tes jérémiades incessantes... J'aurais peut-être du faire pareil, mais il faut croire que tout le monde n'a pas la patience de simplement t'ignorer !
S'il n'y avait pas eu le bureau entre eux, Hippolyte aurait certainement frappé plus fort qu'avec le plat de la main. La tension montait à mesure que les secondes passaient, et il commençait à douter de leur résistance à chacun : Combien de temps allaient-ils encore résister à la tentation de véritablement se battre ?
- Essaye donc de me faire tomber... Tu es un petit con parmi tant d'autres, tu ne peux rien face à l'empire que j'ai construis à la sueur de mon front ! Mais ça, tu ne dois pas t'en douter, tu ne sais pas ce que c'est que de travailler pour obtenir quelque chose... Tu n'es bon qu'à saccager ce que tu entreprends ou à piétiner les efforts des autres... C'est tout ce que tu sais faire ! Tu penses vraiment pouvoir ressortir un dossier que j'ai pris soin de faire enterrer ? Laisse-moi rire... Tu n'arriveras à rien, comme d'habitude !
Pourtant, s'il y avait bien une chose pour laquelle Hippolyte faisait confiance à Marius, c'était bien ça : Cette ténacité légendaire dont il était capable de faire preuve pour pourrir un peu plus son père.
- Tu n'arriveras à rien... Parce que tu es un bon à rien, un idiot, et que tu échoueras à trouver quoi que ce soit pour me faire tomber. C'est toi, l'idiot, toi le sportif déchu, toi qui vas retourner à l'existence misérable d'un gamin qui n'a aucun avenir. Tu voudras détruire tout ça juste pour me prouver que tu existes ? Ne t'en fais pas, j'ai saisi ! Ca fait bien trop longtemps que tu es cette épine désagréable dans mon talon, mais ça ne sera pas très compliqué de l'arracher...
Les poings plantés dans le bureau, Hippolyte se pencha à son tour vers Marius, lui faisant face les yeux dans les yeux.
- Tu ne trouveras rien, parce qu'il n'y a rien à trouver... Je suis invulnérable face à toi, mets-toi ça dans le crâne. Et je n'ai jamais eu aussi honte que tu portes mon nom...
Il venait de passer le point de non retour en une phrase. En avouant qu'il avait honte de l'avoir comme fils, qu'il ne voyait en lui qu'un insecte répugnant... Que pouvait-il leur arriver de pire, désormais ?
Je vais trop loin. A ce stade de la conversation, je me rends bien compte d’une chose : c’est qu’il n’y a pas et il n’y aura plus de retour en arrière possible. Pas que j’en aie envie, loin de là même, mais c’est effrayant de se rendre compte à vingt-et-un ans qu’on en est à ce point là dans la rupture avec ses parents. Sauf qu’en dehors de m’avoir donné la vie, ils ne m’ont rien donné du tout, ces deux enfoirés. Ils ne m’ont donné qu’ignorance, indifférence, humiliation. Et moi je ne leur ai donné qu’exaspération, déception et colère. Œil pour œil, dent pour dent, je suis majeur, indépendant, détruit : je suis intouchable et je compte bien le prouver à mon père. Mes cris se mêlent aux siens, mes ripostes faiblardes combattent ses attaques implacables. Je suis intouchable mais bien plus vulnérable que ce que je pouvais penser en arrivant dans le building.
Médiocre et insipide. Ses mots me lacèrent, écorchent ma chair, laminent un peu plus le peu d’assurance que le Hand m’a permis d’avoir. Piétine le cadavre encore chaud de ma carrière. Tu seras définitivement bon à rien. Je serre le poing, accuse le coup. J’ai envie de lui faire entrer dans le crâne qu’il est un connard et que ce cœur qui ne sert à rien, c’est lui qui l’a mal foutu, c’est de sa faute, c’est de sa faute à lui et ma vie de merde sera toujours de sa faute et jamais de la mienne. Je suis aveuglé par la douleur, par la colère, par la fureur. Son rire n’est qu’une raison de plus de lui en vouloir, l’amertume consume ma gorge et la remplit d’une salive acide que j’aimerais lui cracher au visage. Je n’arrive même pas à déterminer ce qui est le plus douloureux entre son attitude et ce qu’il peut m’asséner avec cette indifférence, cette suffisance, cette vérité dérangeante. Tu ne seras définitivement bon à rien. Je n’arrive pas à ne pas entendre cette phrase. Qu’est ce qu’il essaye de faire, bon sang ? De me détruire un peu plus, d’achever son œuvre, de se défouler sur moi comme moi je veux me défouler sur lui ? De quoi veut-il se convaincre, là ? Je le méprise, je le déteste, je le hais de tout mon cœur. Et je mens, je mens comme je n’ai jamais aussi bien menti auparavant, je mens comme un arracheur de dents, je mens avec cette morgue que je tiens de mon père, avec cette assurance factice créée par l’énergie du désespoir. Je mens parce que je refuse qu’il apprenne un jour que c’est juste mon putain de cœur qui m’interdit d’accéder au sommet et de lui faire le doigt d’honneur qu’il mérite en devenant le meilleur joueur du monde. Je mens, je mens et je mens encore. Chacune de mes affirmations m’écorche la gueule, me perfore les tympans. Chacune de mes affirmations concernant le hand et l’ennui que je proclame avec suffisance est à des années lumières de la réalité. C’est dans la pression, c’est dans la compétition, c’est dans les entraînements que je me révèle et que je me défoule suffisamment pour évacuer ce besoin constant de mouvement que je peux avoir depuis toujours. Je mens à mon père, en le regardant dans les yeux, sans la moindre honte, sans la moindre retenue.
- Ce que j'essaye de faire ? Te montrer que tu es le roi des idiots ! Tu penses peut-être qu'arrêter ton misérable projet de carrière va me toucher ? Que je vais ramper à tes pieds en te suppliant de ne pas arrêter ? La vérité, Marius... C'est que je m'en fiche ! Je me fous totalement de savoir si tu vas continuer à courir comme un idiot après un ballon ! Quand tu regretteras amèrement ton choix, je dormirai sur mes deux oreilles, je te rassure... Si regret il y a de mon côté, ce sera simplement d'avoir cédé à ton caprice et, en effet, d'avoir dépensé autant pour des choses aussi futiles... Il s’en fiche ? Il s’en fiche ? Mes yeux s’agrandissent, ma main balaie, le dessus de son bureau pour envoyer promener tout ce qui s’y trouve encore. Quand tu regretteras amèrement ton choix… Qu’il aille se faire foutre, putain, qu’il aille se faire foutre ! Je n’aurais rien à regretter parce que je n’ai eu aucun choix, bâtard ! Et je m’en fiche de savoir que tu n’es pas au courant de ce détail parce que je refuse de te le dire, tu es et tu resteras un connard.
Parce que tu t’en fiches, parce que tu me crois. Parce que tu me crois vraiment capable d’arrêter le hand juste pour te faire chier. Parce que si tu me connaissais un minimum, tu me saurais incapable de faire ce choix illogique et que je saisirais l’opportunité d’intégrer une équipe française pour me barrer d’ici en te faisant un bras d’honneur plutôt que cesser un jour de courir derrière un ballon. - Oui, tu es un gamin pourri gâté... Un sale gosse qui a toujours eu bien plus qu'il ne méritait... Et ne me sors pas le refrain du « bouhouhou j'ai été privé de l'amour de mes parents, je suis si triste et malheureux ! » quand bien des gamins sur Terre auraient voulu être à ta place... Tu craches sur ce qu'on t'offre sans même chercher à faire semblant, mais la vérité c'est que la seule chose qui soit contraignante dans cette pièce... C'est ton foutu caractère de cochon ! Le passage au français, je ne le remarque pas. Parce que je suis trop concentré à chercher comment le blesser autant qu’il me blesse. J’ai été privé de l’amour de mes parents ? Parce qu’il en est conscient en plus, le connard ? Sans ce bureau entre lui et moi, je me jetterai sur lui pour le rouer de coup et le frapper jusqu’à ce qu’on ne puisse plus voir la moindre ressemblance physique entre lui et moi. J’articule avec exagération un « Fuck off » explosif. « Personne, strictement personne n’aurait voulu être à ma place et je souhaite que personne ne s’y retrouve ! Tu ne sais rien faire, rien ! Tu ne sais que détruire, tu ne sais qu’humilier, tu ne sais que rabaisser ! » Et bien c’est à mon tour de vouloir le détruire. Et je vais le détruire, je le lui jure dans cette colère impulsive qui me caractérise. Je vais ressortir les dossiers Malaria, je vais revendre des informations et quand j’aurai fini de chercher sur lui, je m’attaquerai à ma mère.
La gifle parle d’elle-même : j’ai touché un point sensible. Enfin un. Et de taille. Ma mère. Encore plus coupable que mon père à mes yeux, la seule chose qui la sauve c’est son petit côté stupide, niais et superficiel qui me fait me demander si elle ne serait pas la réincarnation d’une courge. Il veut du médiocre et de l’insipide ? Qu’il regarde celle qui m’a porté pendant neuf mois mais qui ne s’est pas gênée pour me balancer dans une benne à ordures lorsque j’ai commencé à être un peu trop grand à son goût. La main sur ma joue brûlante, je me pare d’un sourire ouvertement insolent et moqueur. Je n’ai aucun scrupule à insulter une inconnue, à insulter une étrangère. Ce n’est pas ma mère. -N'insulte plus JAMAIS ta mère en ma présence, est ce que c'est clair ? Laisse-la en dehors de ça... Tu n'as jamais fais que la pousser à bout par jeu, et tu t'étonnes de son attitude aujourd'hui ? Finalement c'est elle qui a raison ! Elle a trouvé le moyen rêvé pour ne plus avoir à supporter tes jérémiades incessantes... J'aurais peut-être du faire pareil, mais il faut croire que tout le monde n'a pas la patience de simplement t'ignorer ! Je lève les yeux au ciel. « Parce que c’est de ma faute, bordel ? Espèce de… » Espèce de quoi ? Je ne trouve pas le mot adéquat pour exprimer tout ce que je pense. Connard, enfoiré, enculé, bâtard, il y a bien trop de possibilités pour que je n’opte que pour une seule. - Essaye donc de me faire tomber... Tu es un petit con parmi tant d'autres, tu ne peux rien face à l'empire que j'ai construis à la sueur de mon front ! Mais ça, tu ne dois pas t'en douter, tu ne sais pas ce que c'est que de travailler pour obtenir quelque chose... Tu n'es bon qu'à saccager ce que tu entreprends ou à piétiner les efforts des autres... C'est tout ce que tu sais faire ! Tu penses vraiment pouvoir ressortir un dossier que j'ai pris soin de faire enterrer ? Laisse-moi rire... Tu n'arriveras à rien, comme d'habitude ! Tu n'arriveras à rien... Parce que tu es un bon à rien, un idiot, et que tu échoueras à trouver quoi que ce soit pour me faire tomber. C'est toi, l'idiot, toi le sportif déchu, toi qui vas retourner à l'existence misérable d'un gamin qui n'a aucun avenir. Tu voudras détruire tout ça juste pour me prouver que tu existes ? Ne t'en fais pas, j'ai saisi ! Ca fait bien trop longtemps que tu es cette épine désagréable dans mon talon, mais ça ne sera pas très compliqué de l'arracher...
Je le regarde, hors de moi. Je plante mes poings sur le bureau, je le toise d’un regard assassin. C’est une déclaration de guerre qu’il me fait, là. « Oh, tu sais, ça fait longtemps que j’ai compris que je n’existais pas pour elle et pour toi, que je n’étais qu’un putain de petit parasite que tu meurs d’envie d’écraser sous ta botte. Et si j’arrive à rien d’habitude... et bien, surprise: j'arrive à t'emmerder, connard. » C’est faux, putain, c’est faux. Je suis le meilleur en hand, je suis le meilleur en maths, je suis le meilleur en physique, bordel. J’étais. Je ne suis plus qu’un petit con qui s’égosille dans le bureau de son père à défaut d’avoir un autre coupable à prendre comme bouc émissaire de sa colère. A son tour, il plante ses poings dans le bureau, se rapproche si près de moi qu’on se regarde les yeux dans les yeux à quelques centimètres d’écart, tout au plus.
- Tu ne trouveras rien, parce qu'il n'y a rien à trouver... Je suis invulnérable face à toi, mets-toi ça dans le crâne. Et je n'ai jamais eu aussi honte que tu portes mon nom...
Je suis invulnérable face à toi. Par cette seule phrase, il me donne envie de le faire tomber, alors que ce n’était jusque là de ma part que des cris de rage sans fondement. C’est un défi qu’il me lance, un défi que je peux relever à défaut d’avoir les clés en main pour le réussir. Je n’ai jamais eu honte que tu portes mon nom. Je le regarde droit dans les yeux. Me recule légèrement, lui concède cette victoire. Et lui crache au visage tout l’acide que je peux contenir. Ma salive explose sur sa joue, sur ses lèvres. Mais je n’ai pas fini de cracher mon mépris. Il a honte que je porte son nom ? « Ca fait des années que j’ai honte de porter le tien, de toute manière. Parce que tu n’es pas mon père, parce que tu n’es qu’un putain d’assassin. Tu n’es pas mon père, t’entends ? Mon père, c’est Michel. C’est mon entraîneur, c’est tous ceux qui m’ont un jour regardé dans les yeux autrement que pour me rabaisser et me piétiner. » Je recule encore une fois d’un pas, contourne le bureau, détruis cette limite invisible qui nous séparait encore. Point de non-retour, limites effritées entre mes doigts et les siens, effacées par la colère. « De toute façon, je n’aurai jamais voulu avoir pour père un assassin qui fait passer l’argent devant la santé des gens, qui a sur les mains le sang de milliers de personnes. » Je le regarde dans les yeux, faisant rouler sa chaise le plus loin possible. Je vais au contact avec la ferme intention de le frapper. Il a honte que je porte son nom ? Et bien qu’il sache que c’est totalement réciproque. De toute façon, je ne voudrais jamais pour père un homme égoïste, égocentrique, imbu de lui-même, asocial, si invivable même qu’un jour même ma mère mal baisée ira voir ailleurs pour trouver autre chose qu’un bloc de glace qui n’a aucun sentiment autre que l’autosatisfaction et la suffisance. Tu m’écœures, je te hais, je te méprise. Tu n’es rien. Tu n’es qu’un putain de raté. » Je hurle depuis quelques phrases, je hurle depuis que je m’en suis à nouveau pris à ma mère. Je hurle et je crache quand je parle. Mon poing percute sa poitrine comme un coup de massue, la fracasse en rythme avec mes mots. « Et tout ce putain de building et ce fric et cette morgue ne sont qu’une preuve supplémentaire que tu es totalement impuissant à être un être humain et à être mon père. TU N’ES QU’UN RATE, TU N’ES QU’UN NUL, TU N’ES QU’UN MONSTRE A FORME HUMAINE ET TU ES UN MEURTRIER ! »
Hippolyte renifla dédaigneusement. Il était depuis longtemps persuadé d'être un père exemplaire, d'avoir mis sa famille à l'abri du besoin et d'avoir offert à ses enfants une éducation exemplaire. Il avait simplement oublié qu'un père n'était pas censé être un tyran au portefeuille bien garni, mais avant tout un confident, une personne attentionnée et affectueuse... Il aurait du être un héros aux yeux de ses enfants et non un monstre. Or, s'il avait le sentiment d'avoir parfaitement réussi l'éducation de Martial, il ne comprenait pas ce qui ne marchait pas avec Marius. Il ne comprenait pas que le jeune homme avait besoin d'être soutenu et mis en confiance, qu'il aurait préféré avoir un père plus présent, plus ouvert... Plus humain. Seulement ça, il était à des années lumière de le voir et de le comprendre. Parce qu'il était trop en colère, et parce qu'il refusait d'admettre qu'il puisse ne pas être un bon père. Pourtant à ce jeu, il méritait amplement la palme du pire géniteur de l'année. C'était à se demander parfois s'il ne détestait pas vraiment son cadet, s'il n'était pas simplement son bouc émissaire... Aussi paradoxal que cela puisse paraître, Hippolyte aimait son fils... Il ne s'en était simplement pas encore rendu compte.
- Alors tu reconnais toi-même que tu n'arrives à rien ? C'est bien, la première étape vers l'acceptation de la médiocrité, c'est encore de s'en rendre compte... Et arrête ton petit couplet d'enfant malheureux délaissé par sa mère, tu veux ? Qu'est ce que j'y peux si elle préfère te considérer comme un élément du mobilier plutôt que d'avoir à tenter de comprendre ce que tu hurles à longueur de journée ?
Oui Marius l'emmerdait. C'était clairement le mot. Il venait le déranger au beau milieu d'une réunion de travail, chose dont Hippolyte avait horreur. Là où certains y voyaient une corvée, lui se plaisait à analyser les discours de chacun de ses collaborateur, et prenait un malin plaisir à démonter leur exposé quand la situation l'exigeait. C'était un peu son petit plaisir sadique de directeur, il avait tous les droits et ne se privait jamais de le rappeler. Et qu'il en avait marre de se faire traiter de connard par son propre fils ! S'il avait du lui mettre une claque à chaque fois que Marius l'avait prononcé, ce dernier porterait la marque de ses phalanges pour le restant de ses jours. Mais à défaut, il ne releva pas. Il avait déjà mis une claque à Marius pour avoir insulté sa mère, et il ne comptait pas être celui qui lancerait les hostilités physiques. Même s'il les voyait venir, même s'il était persuadé que désormais, la confrontation au corps à corps était inévitable. Et il n'en était ni effrayé, ni particulièrement gêné. Il était dans un tel état de colère et de rage qu'il aurait pu embrocher Marius sur les restes de la baie vitrée de son bureau pour se soulager les nerfs.
Et quand Marius sortit les étendards révolutionnaires pour lui cracher au visage son joli discours d'enfant qui refuse toute filiation avec son adversaire... Hippolyte soupira en levant les yeux au ciel. Mon Dieu ce qu'il pouvait être ennuyeux, ce gosse ! Et qu'il pouvait le bassiner avec ses reproches ! Tu n'es pas mon père, blablabla... Qu'il le veuille ou non, la ressemblance entre eux était suffisamment flagrante pour que personne ne doute de leur lien de parenté. Et ce même s'ils étaient tous deux pris d'une furieuse envie de démolir ceux qui osaient le leur faire remarquer.
Alors Hippolyte laissa Marius s'exciter, serrant les poings et la mâchoire lorsqu'il évoqua la série de morts qui avait suivi l'affaire malaria. Croyait-il sincèrement que son père ne s'en voulait pas ? Qu'il ne regrettait pas chaque jour d'avoir mis en vente un médicament inefficace et qui plus est mortel ? Bien sûr qu'il y pensait sans arrêt et que redouter chaque échec lui faisait l'effet d'une épée de Damoclès pendue au dessus de sa tête ! S'il avait pu revenir en arrière et réparé cette erreur, il l'aurait fait. C'était certes un requin et un homme avide d'argent et de gloire, mais il n'était pas exempt de culpabilité. Le seul souci, c'est qu'il s'en voulait plus d'avoir provoqué la mort d'une centaine d'innocents que d'avoir totalement brisé son propre fils. De cela il n'éprouvait ni remords, ni honte. Et c'était bien là tout le problème.
- Et bien il faudra te contenter d'avoir un assassin pour père, car la génétique me donnera raison, Marius... Tu peux taper du pieds et pigner autant que tu veux, tu resteras enchaîné à cette famille, que tu le veuilles ou non... Et à mon grand regret.
Mais Marius poursuivait déjà sur sa lancée, et si les reproches personnels glissaient sur son père comme de l'eau, il ne pouvait tolérer plus longtemps qu'il insulte Victoire.
-Méfie-toi, Marius... La prochaine fois, ce n'est pas une claque que tu prendras, et je doute que tu apprécies...
S'il prenait encore la peine de prévenir, c'est bien parce qu'Hippolyte refusait toujours de lever la main sur ses enfants. Il se savait violent, ses activités de chasseur ayant fait de lui un homme bien plus agressif qu'il ne l'était auparavant, et ne voulait pas se voir un jour craquer et démolir purement et simplement Marius. Car à ce moment-là, et seulement à ce moment-là, il aurait éprouvé des regrets.
- Demande donc à ta mère, elle te confirmera que ce que tu dis est totalement faux ! Oh mais suis-je bête... Tu pourrais bien le lui demander dans toutes les langues possibles et imaginables, elle ne te verrait même pas !
C'était petit, méchant, et gratuit... Et surtout, Hippolyte savait très bien qu'il toucherait un point sensible en disant cela. Il savait depuis longtemps à quel point Marius souffrait à la fois de l'indifférence de sa mère et de l'intransigeance de son père. Toute la tristesse de leur relation reposait là dessus : Hippolyte connaissait chaque faille, chaque faiblesse de Marius, mais il était incapable de dire ce qu'il aimait ou ce qui le rassurait. Il ne savait agir que comme un poison, sournois, insidieux, qui gangrenait lentement les nerfs de Marius depuis près de quinze ans. Et il n'imaginait pas un seul instant pouvoir un jour revenir en arrière. Il ne pouvait plus que tout briser entre eux, achever les dernières traces de confiance, détruire ce lien, si ténu soit-il, qui les unissait encore.
Et comme il s'y attendait, Marius fut le premier à céder à la violence. Lorsqu'il avait contourné le bureau, Hippolyte l'avait simplement regardé d'un air hautain, le défiant du regard de tenter quoi que ce soit. Il ne le frapperait pas, il n'oserait pas... Aussi fut-il presque surpris lorsque le premier coup vint percuter sa poitrine. Le poing de Marius lui coupa le souffle, mais rapidement, Hippolyte se reprit. Le jeune homme ignorait certainement que son père n'était pas qu'un imbuvable chef d'entreprise qui passait la majorité de ses journées le derrière vissé dans un fauteuil de bureau. Il ne savait probablement pas qu'il avait suivi un entraînement drastique avec Victoire, qui avait tenu à lui apprendre plusieurs formes d'arts martiaux, et qu'il était bien plus costaud que son costume et sa cravate le montraient. Il vit arriver le deuxième coup et le para d'un geste nonchalant du bras. Au troisième coup, sa main se referma sur le poing serré de Marius, tendis que sa jambe droite glissait derrière le genou du jeune homme. D'un mouvement sec du talon, il repoussa la jambe de Marius, le faisant tomber à genoux au sol. Son menton percuta violemment le bureau en bois brut, mais Hippolyte ne lui lâcha pas le poing pour autant. Au contraire, il serra plus encore la main, jusqu'à faire craquer ses phalanges. Alors seulement, il se pencha vers l'oreille de Marius, murmurant d'une voix si menaçante qu'elle aurait glacé le sang de quiconque serait entré à cet instant.
- Si tu ne te calmes pas immédiatement, Marius, c'est moi qui te calme... Et je te donnerai une bonne raison de me haïr... Maintenant dis-moi...
Il resserra plus encore la pression sur le poing de Marius, trouvant particulièrement étrange le fait de se délecter de cette situation d'évidente supériorité.
- Sont-ce là des reproches que tu refoules depuis des années ? Ou simplement ce que tu n'as pas le courage de t'avouer en te regardant dans une glace ? Articula-t-il d'une voix sifflante.
Froideur, mépris, attaques acides et portées pour blesser... C'était là sa stratégie. Il savait à quel point Marius se sous estimait, et si généralement il trouvait cette dévalorisation parfaitement ridicule, il en jouait à présent. « Tu n'es qu'un nul », bien sûr que cette phrase pouvait s'appliquer à Marius, tout comme il était persuadé d'être un raté aux yeux de son père, sans que celui-ci ne l'ait jamais dit explicitement. Il fini alors par relâcher sa pression sur le poing de Marius, contournant le bureau pour mettre une distance respectable entre eux. Et aussi pour éviter que l'un deux ne passe par la fenêtre, ce qui aurait été regrettable.
- Si tu rejettes à ce point tout ça, tout ce que tu es, ta famille, tout... Qu'est ce que tu fais encore ici ? Qu'est ce que tu viens foutre là, à m'emmerder comme tu sais si bien le faire alors que visiblement tu me hais tant ? Eclaire-moi, une fois de plus j'ai du mal à cerner ton raisonnement bancale...
Bien sûr que si, il savait pourquoi Marius venait s'acharner sur lui... Il savait bien que lorsque son fils avait besoin de se défouler sur quelqu'un, il s'en prenait à lui. Systématiquement. Restait à savoir pourquoi.
- Maintenant arrête ton petit manège et donne-moi la véritable raison de ta présence ici. Tu es peut-être un petit con, mais tu es buté et borné. Tu n'aurais jamais arrêté le hand pour m'emmerder, parce que tu sais très bien que je m'en contrefiche. En revanche, ce qui peut éveiller ma curiosité, c'est de savoir pourquoi tu tiens tant à arrêter. Alors vas-y ! Je t'écoute ! Et saute donc les étapes où tu m'insultes et me reproches les maux de la Terre entière, tu veux ?
Bien sûr qu'il en avait marre... Bien sûr qu'il aurait voulu appeler les vigiles de l'immeuble pour le mettre à la porte... Mais Marius se serait battu avec eux et aurait certainement dégondé la porte pour entrer à nouveau alors... Autant lui laisser encore cinq minutes de parole pour s'expliquer, après quoi il n'aurait pu aucun scrupule à le jeter dehors.
Pourquoi est ce que je suis venu ici ? Pour me défouler. Pour me heurter à un mur, pour le frapper encore et encore en attendant de recevoir des coups en retour. Pourquoi est ce que je suis venu dans ce bâtiment que je hais, face à cet homme que je déteste autant que je l’admire ? Parce que c’est le seul qui sache aussi bien me rappeler que je ne suis d’un raté, une déception, et que c’était stupide de ma part de croire qu’il pouvait en être autrement. Oui, j’avoue, j’y ai cru. Lorsque j’ai pris totalement mon indépendance, avant même d’être majeur, lorsque je suis entré dans un club en tant que junior et que j’ai rapidement pris mes marques, assuré mes arrières, confirmer ce qu’on me soufflait depuis mon enfance, j’y ai cru. Ce que je peux être bête, bon sang, ce que j’ai pu être débile de croire qu’il y avait un domaine dans lequel j’assurais. Alors voilà, c’est pour ça que je suis là, c’est pour ça que je me la joue délire sadomaso face à l’une des personnes qui sait le mieux me détruire de ses phrases et interventions cinglantes. Je le hais, bon sang que je le hais. Je le foudroie du regard, incapable d’encaisser ses coups mais avec la ferme intention de ne pas ployer un seul instant le genou. Je plante mes poings sur son bureau face à sa déclaration de guerre. Je ne suis plus un gosse, Papa, je suis un adulte. Et tu ne m’intimideras pas aujourd’hui. Ca fait bien trop longtemps que tu es cette épine désagréable dans mon talon, mais ça ne sera pas très compliqué de l'arracher... Essaye un peu de m’arracher, tu vas perdre l’usage de ton pied, connard.
Le voilà qui plante à son tour les poings sur son bureau, fait disparaître la distance qui nous sépare. Il me faut toute ma colère et toute ma détresse pour ne pas lui concéder le moindre pas en arrière alors que seul son regard me fait mourir de trouille. Je crains mon père. Je le crains plus que je ne le respecte, je le fuis plus que je ne l’admire, je le déteste plus que… Je crains mon père. Et son dédain est éloquent : il me méprise. Je n’arrive pas à croire que je puisse encore espérer la moindre chose de sa part. - Alors tu reconnais toi-même que tu n'arrives à rien ? C'est bien, la première étape vers l'acceptation de la médiocrité, c'est encore de s'en rendre compte... Et arrête ton petit couplet d'enfant malheureux délaissé par sa mère, tu veux ? Qu'est ce que j'y peux si elle préfère te considérer comme un élément du mobilier plutôt que d'avoir à tenter de comprendre ce que tu hurles à longueur de journée ? Petit couplet d’enfant malheureux. J’ai beau lutter pour ne pas écouter, j’ai beau me dire qu’il ne dit ça que pour m’humilier et se moquer de moi, j’ai beau me hurler intérieurement que je le déteste et que c’est un monstre, je n’arrive pas à me faire la remarque qu’il a raison.
Et que ce dont je me plains, ce n’est rien et que je ne fais qu’un caprice. Vous savez ce qui est le pire dans l’abus psychologique ? C’est que je le crois. Je le crois ce connard quand bien même une part de moi lutte pour me faire comprendre que je suis dans mon droit, que ce qu’il dit est mal, que ce qu’il fait est mal, que ma mère est un monstre et que je vaux bien plus qu’une pièce de mobilier. « C’EST SON BOULOT ! C’EST SON PUTAIN DE BOULOT DE ME SUPPORTER ! » C’est son boulot de mère, bordel et c’est ton boulot de père, Papa, que de me supporter et d’écouter mes hurlements plutôt que de les ignorer et de faire comme si je n’existais pas. Je veux le détruire et je l’en assure dans un nouveau hurlement encore plus fort que le précédent. On monte en puissance, on franchit des limites, je hurle et je hurle encore des vérités mêlées de mensonges que je rêve de lui hurler depuis des années. J’ai peur de mon père mais je n’ai plus rien à perdre. Plus rien du tout. J’ai déjà tout perdu, je viens de tout perdre alors il peut toujours s’amuser à me détruire davantage, il ne s’amuse que sur une coquille vide de toute ambition et remplie d’une fureur comme il n’y a jamais été confronté. Il n’a jamais eu aussi honte que je porte son nom ? Et bien je n’ai pas demandé à être son fils, je n’ai pas demandé à être le rejeton de deux monstres, je n’ai pas demandé à ce que mon nom de famille soit associé à un meurtrier opportuniste et psychopathe !
Si je le traite de connard depuis des années, si je l’insulte, hurle, m’énerve, crache tout ce que je peux du haut de mon caractère de cochon, je crois que je ne me suis jamais autant attaqué à lui en tant que père et en tant que fils qui a honte de sa filiation que maintenant. Ce n’est pas mon père. C’est aussi simple que ça. Ce n’est en rien mon père, ce n’est en rien mon idole, ce n’est en rien le héros en lequel j’ai cru et je crois encore malgré tous mes efforts. Je contourne le bureau, je franchis un point de non-retour lorsque j’élimine entre lui et moi tout obstacle physique. Je n’ai jamais voulu pour père un assassin. - Et bien il faudra te contenter d'avoir un assassin pour père, car la génétique me donnera raison, Marius... Tu peux taper du pied et pigner autant que tu veux, tu resteras enchaîné à cette famille, que tu le veuilles ou non... Et à mon grand regret. Méfie-toi, Marius... La prochaine fois, ce n'est pas une claque que tu prendras, et je doute que tu apprécies... La prochaine fois ? Je ne l’écoute pas, je ne veux pas l’entendre, je ne veux pas comprendre ses phrases. Je n’ai pas voulu d’un père assassin. « J’en ai rien à foutre de tes claques à la con. T’as pas compris que ça ne me faisait rien ? » Ses menaces s’agrippent à moi mais je les repousse d’un geste motivé par la colère. Je sais que si je m’y attarde, je vais avoir peur, encore une fois peur, de lui. Sauf que cette fois, je refuse de lui accorder le droit d’avoir cette emprise sur moi. - Demande donc à ta mère, elle te confirmera que ce que tu dis est totalement faux ! Oh mais suis-je bête... Tu pourrais bien le lui demander dans toutes les langues possibles et imaginables, elle ne te verrait même pas ! Je ne sais pas si c’est ce qu’il dit ou si c’est la gratuité de sa méchanceté qui me pousse à poursuivre, mais je continue à foncer droit dans le mur, à réduire cette distance qui nous sépare encore avec cette colère qui me pousse en avant. Elle ne te verrait même pas. Et bien toi, toi connard, tu vas me voir. Je hurle et hurle encore ce qu’il me répète depuis des années pour qu’il puisse pour une fois se mettre à ma place et se prendre dans la tronche cette dévalorisation constante dont il m’assomme. Et je le frappe.
Ce n’est pas la première fois, bien sûr mais si j’ai déjà levé la main sur mon père, ces rares occasions se comptent sur les doigts d’une main. Ce n’est pas la première fois que je le frappe mais c’est la première fois que je le fais en le regardant droit dans les yeux, volontairement et pas seulement sous le coup de la colère. Ce n’est pas la première fois que je lève la main sur mon père, mais c’est la première fois que je le fais avec autant de désinvolture et d’insolence, lui déniant le droit de m’intimider alors qu’en réalité, je suis en train de mourir de trouille. Sauf que ce n’est pas mon père, sauf que je ne veux pas qu’il soit mon père ; Je resterai enchaîné à cette famille ? Hors de question que ça arrive un jour, je préfère récupérer le nom de famille de Michel et m’enfuir. Elle ne te verrait même pas. Je cède, je craque le premier guidé par cette réalité. Ma mère ne me verrait même pas ? Et bien transmets lui ça de ma part. Mon poing part sur sa poitrine avec la violence du handballeur que je suis. Et puisqu’il encaisse le coup avec une rapidité à laquelle je ne m’attendais pas, je récidive. Et mon poignet est dévié avec nonchalance, augmentant encore plus ma colère. Je ne suis pas un pro des arts martiaux, je n’ai que les quelques bases données par Michel pour m’occuper. Je ne suis pas un boxeur non plus, j’ai juste ces années de pratique sur le punching-ball accroché dans ma chambre pour me défouler proprement. Alors je frappe, une troisième fois, pour faire mal. Vraiment. Pour attaquer, pour sonner, pour faire mal.
Et avant d’avoir eu le temps de comprendre ce qu’il se passe, je perds l’équilibre et je m’écrase contre le bureau dans un cri de surprise. La poigne de mon père n’est pas comparable à mes efforts pour m’en libérer, je suis totalement immobilisé et sous le choc de cette réaction. Mon père a toujours répugné à me frapper sans pour autant me priver des claques que je méritais et même celles que je ne méritais pas. Mais il n’a jamais été violent avec moi, pas comme ça du moins. « Lâche moi ! » je crache entre mes dents, sans accepter une seule seconde de le supplier et de gémir de douleur lorsque j’ai l’impression d’entendre mes phalanges craquer dans sa main. La douleur descend dans le poignet, intense. Mais ce n’est qu’un parasite comparée à celle qui a percé ma cage thoracique ce matin. - Si tu ne te calmes pas immédiatement, Marius, c'est moi qui te calme... Et je te donnerai une bonne raison de me haïr... Maintenant dis-moi... Sa voix glaciale en revanche… une grimace déforme totalement mon visage, des larmes involontaires perlent à mes yeux. Hors de question de m’abaisser à m’excuser ou à le supplier. C’est moi qui te calme. J’ai peur de mon père. Vraiment peur. Parce qu’on a franchi tous les deux une limite et que derrière, il n’y a qu’une violence immodérée et je comprends sans trop d’efforts que je ne fais pas le poids face à mon père. Que quelque soit le terrain sur lequel je l’emmène, je ne fais pas le poids face à lui. - Sont-ce là des reproches que tu refoules depuis des années ? Ou simplement ce que tu n'as pas le courage de t'avouer en te regardant dans une glace ? Mon cœur rate quelques battements sous le mépris dont il m’assène. J’ai de vieux souvenirs de mon père. De très vieux souvenirs. Ceux d’un homme me prenant dans la main pour aller me changer après un cauchemar, ceux d’un homme s’agenouillant face à moi et me disant qu’il faut que j’apprenne à être plus courageux. Je crache sur le bureau dans un murmure. « Va te faire foutre, connard » Ce n’est pas du courage, c’est de la rage, tout simplement. Et je n’en ai rien à faire qu’il ait le dessus tant que je ne me rends pas et n’accepte pas d’avoir le dessous. Ce que tu n’as pas le courage de t’avouer en te regardant dans une glace.
Il me relâche, je me recule précipitamment, dans un réflexe de survie qui dévoile ce que je ressens et ce que j’exècre. J’ai peur. J’ai peur de ce qu’il est capable de me faire. Ce que tu n’as pas le courage de t’avouer en te regardant dans une glace. Je fixe mes yeux clairs dans les siens avec une attitude de défi et une posture plus qu’insolente. Mes doigts se plient et se déplient, déroulent mes phalanges malmenées comme pour s’assurer de leur bon fonctionnement. Mon regard glisse sur le bureau qu’il a remis entre lui et moi, comme pour m’éviter une nouvelle connerie ou s’éviter, à lui, une nouvelle connerie. - Si tu rejettes à ce point tout ça, tout ce que tu es, ta famille, tout... Qu'est ce que tu fais encore ici ? Qu'est ce que tu viens foutre là, à m'emmerder comme tu sais si bien le faire alors que visiblement tu me hais tant ? Eclaire-moi, une fois de plus j'ai du mal à cerner ton raisonnement bancale... Visiblement. Parce qu’il en doute ? Qu’est ce que tu fais encore ici ? La question se pose. Ce que je suis venu chercher, je l’ai eu. De la colère à la violence en passant par l’humiliation et cette certitude aigüe que quoique je veuille faire, tout ce que j’entreprends est voué à l’échec à plus ou moins long terme. Incapable de répondre, je le regarde avec colère. - Maintenant arrête ton petit manège et donne-moi la véritable raison de ta présence ici. Tu es peut-être un petit con, mais tu es buté et borné. Tu n'aurais jamais arrêté le hand pour m'emmerder, parce que tu sais très bien que je m'en contrefiche. En revanche, ce qui peut éveiller ma curiosité, c'est de savoir pourquoi tu tiens tant à arrêter. Alors vas-y ! Je t'écoute ! Et saute donc les étapes où tu m'insultes et me reproches les maux de la Terre entière, tu veux ?
La différence entre mon père et moi est évidente à cet instant. Donne moi la véritable raison de ta présence ici. J’hésite, j’hésite vraiment. Je vais mourir Papa. Je veux lui dire. Je veux le lui hurler pour qu’il réagisse. Mais je ne peux pas. Tu n’aurais jamais arrêté le hand pour m’emmerder Il est intelligent, moi pas. Je vais mourir, Papa. Mon cœur qui bat la chamade dans ma poitrine est une douloureuse piqûre de rappel. Je me mords la lèvre en cherchant quoi répondre. Saute donc les étapes où tu m’insultes. Dans cette brève accalmie, je me surprends à réfléchir vraiment. Donne moi la véritable raison de ta présence ici. « Je ne suis pas ton fils. J’veux plus être Marius Caesar. J’veux pas que lorsque je monterai sur le podium, tu puisses dire que c’est toi qui m’as élevé. » Je vais mourir, Papa. Je me suis senti mourir, tout à l’heure, lorsque mon cœur a dépassé les limites pour la première fois. C’est odieux comme sensation, cette douleur dans la poitrine, t’as pas idée comme elle fait peur. Elle serait capable de me faire aussi peur que toi, Papa. Bien sûr, il est hors de question que je lui dise ça. Déjà parce qu’il serait capable d’en avoir rien à foutre, ensuite parce que je refuse de le dire, c’est aussi simple que ça. Je suis déjà un raté, je ne veux pas qu’il me voie comme une déception et un infirme jusqu’au bout. « Et c’est trop contraignant, le Hand. J’ai tes sous, à défaut d’avoir un père correct, je peux au moins dilapider la fortune que tu as eu la connerie de me donner juste pour te faire chier et ne rien glander de mes journées. » Je cherche une solution pour continuer à parler. Ce que je fais encore ici ? Ce n’est pas compliqué.
Je ne veux pas partir. Je sais que si je franchis cette porte, ce sera pour ne plus voir mon père. Je serai incapable de le regarder dans les yeux, de continuer à me taire. Je suis allé trop loin, lui aussi, pour qu’on soit capable de passer l’éponge sur ce qui a été dit. Je le hais, je le hais plus que jamais mais je ne veux pas quitter ce bureau. Je ne veux pas couper les ponts avec lui. Je veux être son fils, mais je ne veux pas de lui comme père. Je ne sais pas ce que je veux, bordel, mais je ne veux pas partir. Alors il faut que je le force à m’éjecter, parce qu’il est hors de question que je franchisse cette porte. La solution est évidente. Douloureuse mais évidente. Et quelque part… elle me fait envie. Quitte à tout détruire, autant le faire bien. « Tu veux savoir ce que je suis venu faire ici ? Faire ce que je n’ai jamais eu le courage de faire avant. » Je contourne une deuxième fois le bureau. Attrape le premier presse-papier qui vient sous ma main, le balance sur mon père avec la force du handballeur. Juste pour l’effrayer. Juste pour le déstabiliser. Ce que je n’ai jamais eu le courage de faire avant ? Me battre avec lui. Mon bras droit ne part pas frapper sa poitrine, il part frapper sa mâchoire alors que le gauche enchaîne immédiatement sur un direct.
Marius se mit à hurler. Et c'était à prévoir. Ce n'était qu'un gamin braillard et désagréable, qui passait la quasi totalité de ses journées à hurler insultes et bêtises sans jamais se fatiguer... Parfois, Hippolyte se demandait pourquoi la nature l'avait doté de la parole, tant ce qu'il pouvait dire la plupart du temps relevait de l'idiotie, de la futilité et de la vulgarité. Il aurait eu mieux fait de la boucler et de méditer sur sa connerie, finalement. Hippolyte grimaça, comme si le sens des mots de Marius ne l'atteignait pas et que seul le bruit l'incommodait. Et ce n'était pas qu'une impression : Il se fichait royalement des plaintes de son fils, restait désespérément aveugle face à sa détresse évidente... Il n'était tout simplement pas en mesure de voir que Marius avait besoin d'aide et non de blâme.
- Arrête de hurler, tout le monde va t'entendre... Et tu es déjà assez ridicule comme ça...
Hippolyte aurait pourtant du se rendre compte que quelque chose n'allait pas, que ce n'était pas normal que Marius ne fasse preuve d'aucune retenue, qu'il semble n'avoir finalement rien à perdre... Qu'il aille jusqu'à chercher les coups quand il les fuyait la plupart du temps. Non pas qu'il soit lâche, bien au contraire, mais son père savait depuis longtemps qu'il lui faisait peur et en jouait, honteusement, mais il en jouait. Car grâce à ce sentiment de terreur qu'il imposait à Marius, il l'empêchait la plupart du temps de franchir cette barrière invisible qui les séparait du point de non retour. De cet ailleurs, cet inconnu fait de plus de tensions qu'ils n'étaient capables d'en supporter, de violence, d'amertume... D'un champ de bataille stérile qui marquerait la rupture définitive entre le père et le fils. Et cette limite, ni l'un ni l'autre ne voulait la franchir. Car au fond d'eux, ils la craignaient et refusaient de s'en approcher pour ne pas avoir à regretter leur actes par la suite. Pourtant, à mesure que les secondes s’égrenaient, ils se rapprochaient dangereusement de la limite. Ils s'éloignaient l'un de l'autre pour mieux courir vers un précipice sans fond qui n'avaient rien de bon à leur offrir. Et la chute serait dure, brutale, et sans espoir de retour.
Tout aurait pu s'arrêter maintenant. Il aurait suffit que Marius fasse un pas en arrière et s'en aille avant que les choses ne dégénèrent davantage. Ou mieux, et plus logique, il aurait fallu qu'Hippolyte admette ses torts, reconnaisse avoir mal agit avec son fils et tente de s'excuser. Mais pour cela, il aurait encore fallu qu'il en ait conscience et ça, c'était encore autre chose. Car il refusait purement et simplement d'ouvrir les yeux. Admettre qu'il avait fait des erreurs avec Marius ? Jamais, Ô grand jamais ! Il était bien trop persuadé d'avoir eu une attitude à la hauteur de la déception qu'était son fils ! Ce n'était pas demain la veille qu'il irait s'excuser de quoi que ce soit ou tenter de faire des efforts ! Et puis quoi, encore ?
Alors il se retrouvait là, tenant le poing de Marius serré entre ses doigts, sentant ses phalanges craquer et voyant ses jointures blanchir à vue d'oeil. Il lui suffisait d'appuyer un peu plus fort pour lui briser les doigts... Et même si son fils lui demandait de le lâcher, il n'en faisait rien... Il préférait serrer plus encore, asseoir sa supériorité, lui montrer à quel point il lui serait facile de l'écraser. Il se plaisait presque à voir la terreur se dessiner dans son regard humide de larmes qu'il peinait à contenir. Hippolyte était dans un tel état de colère et de rage qu'il avait dit adieu à toute raison et bonne conscience... Lui qui s'était juré de ne plus jamais lever la main sur Marius, il venait de rompre sa propre promesse avec une aisance et une absence de culpabilité effroyables. Et il fallait bien avouer que le gamin ne l'aidait absolument pas à se calmer. Ce « Va te faire foutre, connard » suffisait à lui ôter toute envie de lui lâcher la main avant d'avoir broyé chaque métacarpe de sa main. Pourtant, il consentit enfin à la lâcher et contourna le bureau pour mettre à nouveau entre eux cette distance qui leur était nécessaire pour se tolérer.
Il n'était pas dupe. Marius était idiot, puéril, insolent, provocateur, il braillait pour se faire attendre, gesticulait pour qu'on le voit, cherchait désespérément l'attention, même négative, de son père depuis des années... Mais le hand était une chose sacrée chez lui. C'était probablement ce qui l'avait empêcher de plus mal tourner encore. Et si Hippolyte le pensait capricieux quand la seule chose qu'il réclamait était simplement l'attention qui aurait du lui être accordée dès sa naissance, il ne le pensait pas capable de l'être au point d'arrêter le hand sur un coup de tête. Et Marius continuait à s'exciter, à sortir les armes en se croyant menaçant et vexant... Une fois de plus, son père leva les yeux au ciel en soupirant. Il s'en fichait. Royalement. Il se foutait totalement de savoir que son cadet avait honte d'être son fils, qu'il ne voulait plus porter le nom des Caesar... Ça lui était égal...
Ça n'avait pas d'importance car à présent, Hippolyte ne voyait plus son enfant face à lui mais simplement un parasite qu'il peinait à écraser. Ce n'était plus son fils, c'était un étranger, bruyant et désagréable.
Aucune des remarques de Marius ne lui donnait envie de faire le moindre effort pour le retenir, rien ne l'atteignait ou ne l'offensait, car c'était là les paroles d'un humain lambda pour lequel il n'avait plus le moindre intérêt. Quelque chose venait de se briser en lui, quelque chose qu'il pensait pourtant incassable... Une chose dont il allait subir les répercutions pendant des années. Des mois entiers d'une culpabilité qui naîtrait dans son cœur de glace pour se répandre à ses entrailles et son esprit, jusqu'à l'obnubiler, le gangrener... Jusqu'à ce qu'il tente de réparer les erreurs qu'il était en train de faire. Pire même... Il alla jusqu'à ricaner méchamment lorsque Marius bomba le torse en lui disant qu'il monterait un jour sur le podium.
- Le podium de quoi ? De la connerie ? Ne t'en fais, tu en occupes la première place depuis plus de dix ans... Si tu arrêtes ta soit disant carrière prometteuse, je pense que seul podium que tu fouleras à l'avenir, ce sera celui de l'échec. Tu ne seras jamais champion de quoi que ce soit, puisque tu t'arranges toujours pour détruire les maigres efforts que tu fais...
Encore une remarque gratuitement méchante, elles venaient maintenant naturellement, sans qu'il ait à se forcer d'une manière ou d'une autre. Curieusement, la seule chose qui fit tiquer Hippolyte fut l'évocation de l'argent. Il se foutait que Marius crache sur l'éducation qu'il jugeait pourtant exemplaire, mais qu'il lui rappelle sa générosité financière... C'était autre chose.
- Oh mais dilapides donc, fais-toi plaisir... Ce que contient ton compte ne représente même pas un pour cent de tout ce que je possède, et quand tu l'auras asséché... Ne compte pas sur moi pour le réapprovisionner, tu seras obligé de travailler... Seulement avant ça, il faudrait encore que tu apprennes le sens de ce mot...
Il n'avait pas envie de le retenir. Il espérait même que Marius partirait en claquant la porte et en lui hurlant son sempiternel « J'te déteste ! » dont il avait le secret. Il n'avait pas envie d'avoir à le faire jeter dehors par la sécurité, ne voulait finalement pas être celui qui lui concéderait une forme de victoire... Et qui marquerait par la même une défaite totale dans leur relation. Non, il ne voulait pas le mettre dehors, mais il ne le retiendrait pas pour autant. Il aurait aimé pouvoir sourire, être heureux de voir Marius passer lui rendre visite sur son lieu de travail... Au lieu de cela, il vivait chacune de leur rencontre comme un véritable calvaire. Il avait voulu des enfants, mais repoussait Marius, il avait souhaité faire d'eux des personnes responsables mais s'était acharné sur Marius... Il aurait voulu l'aimer comme il le méritait mais n'arrivait jamais qu'à le rabaisser. Alors quoi ? Ils allaient donc rester là à se regarder comme deux idiots en espérant que l'un des deux craqueraient ?
« Tu veux savoir ce que je suis venu faire ici ? Faire ce que je n’ai jamais eu le courage de faire avant. »
Hippolyte fronça les sourcils, craignant de comprendre... Finalement, C'est Marius qui lança les hostilités. D'une manière à laquelle son père ne s'attendait pas et n'était pas préparé. Il le vit attraper le presse papier et le lancer avec une force inouïe contre lui. Et il échappa à la fracture du crâne ou des côtes que parce qu'il avait encore suffisamment de réflexes pour esquiver le projectile. Le presse papier alla se fracasser contre le mur où il fit un tour d'une taille respectable, et Duchesse sursauta dans son panier avant d'aller se réfugier en feulant sous le canapé. Ayant tourné la tête vers le mur où le presse papier avait atterrit avec un regard effaré, Hippolyte ne vit pas Marius se jeter sur lui, tout comme il ne put parer le coup qui s'abattit contre sa mâchoire. Sonné, il recula d'un pas en tentant de retrouver ses repères mais déjà, un deuxième poing venait s'écraser contre ses côtes, lui coupant le souffle. Il essayait de parer les coups, de les contrer... Mais son corps refusait d'y répondre avec la même violence. Il avait juré de ne jamais se battre avec Marius. De ne jamais imprimer physiquement son naturel violent sur le visage de son fils.
Alors il recula d'un pas en essayant de se protéger, mais il avait oublié la table basse et trébucha dessus. Il s'écroula sur le fragile meuble en bois qui se brisa sous poids et celui de Marius. La tête d'Hippolyte heurta le parquet, l'assommant pratiquement, mais les coups de son fils le tenaient encore éveillés. Il ne voulait pas répondre à cette violence... Quand bien même sa pommette douloureuse et le sang dans sa bouche lui donnait une furieuse envie de répliquer, il ne fallait pas... Ne fallait pas... Les coups s'enchaînaient, il sentait une douleur cuisante dans son dos, probablement un morceau du plateau en verre de la table qui s'était fiché entre son omoplate et la colonne vertébrale. Quelque part, dans cette absence de défense, il avait comme l'impression que son corps acceptait quelque chose que son esprit refusait : Que tous cette coups, toute cette violence était légitime. Qu'il méritait la colère et la haine de Marius.
Et quand enfin son esprit percuta que tout ceci était ridicule, alors que du sang coulait sur son menton, il trouva la force d'attraper les deux poignets de Marius et de les serrer entre ses doigts. Un sourire de dément se peignit sur ses lèvres et sa carcasse blessé fut secouée d'un rire totalement grotesque. La douleur provoquée par les coups et cette lame de verre qui lui déchirait les muscles à mesure que son dos s'enfonçait dessus n'était rien comparée à la colère qu'il éprouvait, à la haine qu'il voulait grave au fer rouge dans l'esprit de Marius...
- Et maintenant... Qu'est ce que tu vas faire ? Continuer à me frapper ? Tuer le monstre qui a osé te voler ton enfance et que sais-je encore ? Qu'est ce que j'en ai à foutre... Tu crois peut-être que ça me fait plus mal de savoir que c'est toi qui me frappe et non un autre ? Mais laisse-moi te dire la vérité, Marius...
A ce moment, et seulement à ce moment-là, il trouva la force de lutter contre le refus de son corps de frapper Marius. Son poing gauche alla percuter le menton de son fils, le déstabilisant suffisamment pour qu'il ait le temps de se redresser dans un gémissement de douleur. Il avait un mal fou à bouger le bras droit, tant la douleur était cuisante, et même s'il savait que retirer un objet d'une plaie risquait d'augmenter l’hémorragie, ce n'était pas ça qui allait le tuer. Glissant son bras gauche dans son dos, il alla retirer l'objet d'un coup sec, titubant légèrement.
- Ca va, tu es fier de toi ? Un peu plus à gauche et tu aurais presque pu viser le cœur... Quel échec... La vérité, c'est que ce n'est pas Marius, que j'ai en face de moi... Tu viens de me donner la preuve que mon fils est bel et bien mort il y a quinze ans...
S'il n'avait porté qu'un coup physiquement, il avait asséné verbalement bien plus d'horreurs en vingt minutes qu'en plusieurs années... Parce qu'il n'y avait plus rien à sauver et qu'au fond.. Voulait-il sauver quoi que ce soit ?
La douleur. Elle n’est pas physique mais ce n’est pas pour autant qu’elle est moindre. Elle est plus vicieuse, cette douleur, plus infernale aussi. Elle se glisse dans mes synapses, s’empare de ma respiration, me détruit de l’intérieur comme un feu hors de contrôle. On sous-estime souvent la torture psychologique. On sous-estime souvent la maltraitance psychologique. Et on a tort. Ca ne se voit peut être pas, ça paraît peut être moindre, mais j’ai mal. Très mal. J’ai grandi en voyant mon père comme un héros dont je n’étais pas digne, un connard assumé, un monstre, un être inatteignable et inaccessible mais un héros tout de même. Fort, grand, charismatique, intelligent, doué, imposant, un monument de contrôle et d’autorité. Un homme devant lequel tout le monde a tendance à baisser les yeux, celui qui donne les ordres, celui auquel le reste du monde se soumet. Un héros, ou plutôt un modèle. Inaccessible. Hors de portée. Dont je ne suis que l’ombre misérable, un parasite, une épine désagréable dont il rêve de se débarrasser et pour laquelle il ne cache pas son dégoût et son mépris.
Je vis la pire journée de mon existence. Vraiment. La douleur physique, je ne l’ai pas demandée, je ne l’ai pas cherchée, je l’ai juste subie. La douleur psychologique, je l’ai provoquée sciemment en débarquant chez mon père de cette manière et, honnêtement, si je n’étais pas aussi en colère contre ma putain de vie injuste et contre lui, je regretterai. J’ai envie de le frapper, j’ai envie de le détruire, j’ai envie de me venger et surtout, j’ai envie de lui hurler ce que je pense de lui. Ce que je fais d’ailleurs. S’exprimer calmement, ce n’est pas mon genre. Il faut toujours que je parle fort, il faut toujours qu’on me remarque, qu’on ne puisse pas m’ignorer. Et lorsque je suis furieux, c’est pire encore. Tout l’étage doit m’entendre, voire les étages inférieurs. Ma voix porte, s’écrase sur mon père, mes postillons aussi d’ailleurs, mes poings se serrent et je hurle, je hurle encore à quel point ma mère est nulle, à quel point mon père est nul, à quel point ils n’en ont toujours rien eu à battre de moi et de ce que je pouvais vivre face à leur indifférence. La réaction de mon père est pire encore, si semblable à lui-même qu’elle est désespérant de normalité. Il grimace légèrement, il reste impassible. - Arrête de hurler, tout le monde va t'entendre... Et tu es déjà assez ridicule comme ça... Il ne peut pas se rendre compte que ça ne va pas, que ça ne va pas du tout et que je n’en ai présentement rien à carrer d’être ridicule ? Tout ce que je veux…
Tout ce que je veux, c’est que tout le monde cesse de s’acharner contre moi. Je ne suis qu’une coquille vide, qu’un gosse brisé dans son élan qui vient de s’écraser face contre terre devant une assemblée qui explose de rire sans aucune considération pour sa détresse. Et si mon père ne rit pas, son attitude est blessante de mépris. Entre nous s’élève un mur, une limite qu’on n’a jamais franchie. Jamais. Même pendant l’affaire Malaria je ne l’ai pas franchie, même lorsque je lui crachai au visage il ne l’a jamais franchie. La limite de la violence physique, au-delà d’un geste impulsif de ma part et d’une riposte pire encore de la sienne. Les gifles et les insultes, voilà nos armes depuis des années. Sa colère est le reflet de la sienne, ma fureur se cristallise dans son comportement à lui. J’ai à peine conscience que nous sommes deux facettes d’une même médaille, deux reflets légèrement déformés mais pourtant si reconnaissables. Je le hais. Je le hais vraiment. Les secondes filent à toute vitesse, les insultes et la violence montent en puissance au rythme de mes provocations et des insanités qu’il peut persifler en bon connard. Mon père est un monstre qui connait tous mes points faibles pour me détruire méthodiquement mais qui ne serait pas capable de cibler un seul de mes centres d’intérêt en dehors de ceux qu’il use pour me faire chanter. Chaque seconde est un pas de plus vers cette limite et c’est moi qui commence à la briser, avec toute la force que je peux mettre dans ce poing qui percute son torse, dans un cri de détresse et une colère à son apogée. Ce que je lui hurle en plein visage, c’est ce qu’il a pu me répéter pendant des années d’une voix calme.
Avant que je ne comprenne ce qu’il m’arrive, la limite est pleinement détruite. Mon père s’en affranchit, mes phalanges sont broyées entre ses doigts dans un gémissement surpris et je me débats sans parvenir à me défaire de sa poigne. Je me suis déjà pris des baffes de sa part. Ma mère m’a déjà traîné dans ma chambre en me tirant par les cheveux. Ce n’est en rien, mais absolument en rien comparable à la force qu’il déploie pour me maintenir immobile, à sa merci, alors que j’éructe un lâche-moi totalement inutile. Hors de question que je le supplie, hors de question que je m’excuse. Hors de question, aussi, que je me calme. Va te faire foutre, connard. Mon cœur rate un battement, je crache sur le bureau de rage et ma colère se gonfle davantage de rancœur devant le mépris que mon père affiche sans le moindre scrupule. J’ai les yeux brillants de douleur, tous les muscles contractés pour réagir au moindre signe de faiblesse de mon père. Et lorsqu’il me relâche, je n’attends pas plus d’une respiration pour me reculer, me masser le poignet et la main, l’assassiner du regard et surtout me tenir à distance. Réflexe de survie, réflexe de peur qui dévoile cette amère vérité que je ne peux pas nier. J’ai peur de mon père. Je le déteste. Je le hais, putain, que je le hais. Un père supposé être admirable, pas haïssable. On est censé l’observer avec des étoiles dans les yeux, pas cette crainte et ces larmes naturelles qui ont perlé à cause de mon organisme et de la douleur. J’ai à peine le temps de reprendre mon souffle que les hostilités reprennent et de la manière la plus violente possible. Tu n’aurais jamais arrêté le hand pour m’emmerder. Une nouvelle fois mon cœur rate un battement.
Je renifle. De colère, de dédain. Je renifle parce qu’il n’a pas tort, parce qu’il touche du doigt la réalité, parce qu’il est un putain d’aveugle clairvoyant et que je le hais d’autant plus qu’il a apparemment conscience qu’il y a autre chose qu’un brusque changement d’avis derrière mon attitude. Saute donc les étapes où tu m’insultes. Vraiment ? Je saute aussi l’étape où je m’énerve et celle où je perds tellement le contrôle que je te dis la vérité. Je vais mourir, Papa, les médecins ont été très clairs sur ce plan là. Cette réalité me calme avec l’efficacité du regard de Martial. Donne moi la véritable raison de ta présence ici. Je ne veux pas lui dire la vérité. Non. Je ne veux pas. Alors je lui dis ce que je pense être une autre vérité, ce que je veux être une vérité. Je ne suis pas son fils. Je refuse de l’être, je refuse obstinément de lui devoir quoique ce soit. Je suis un raté, je suis une déception : autant ne pas m’arrêter en si bon chemin. Je refuse d’embrasser une carrière de sportive en la devant en partie à l’argent qu’il a pu se faire. Et tous les podiums sur lesquels j’aurais pu grimper si j’avais poursuivi le hand, je les lui aurai du, d’une certaine manière. Piètre consolation à l’idée de ne plus toucher à un ballon de ma vie, mais on se contente de ce qu’on a. - Le podium de quoi ? De la connerie ? Ne t'en fais, tu en occupes la première place depuis plus de dix ans... Si tu arrêtes ta soit disant carrière prometteuse, je pense que seul podium que tu fouleras à l'avenir, ce sera celui de l'échec. Tu ne seras jamais champion de quoi que ce soit, puisque tu t'arranges toujours pour détruire les maigres efforts que tu fais... Je le hais, putain que je le hais. Je me répète ça en boucle pour ne pas l’entendre pour ne pas le laisser s’imposer dans mes pensées. Je crache. « Justement, je préfère monter sur aucun podium que de te devoir quoique ce soit ! Et ma soit-disante carrière prometteuse, tu peux te l’enfoncer très loin là où je pense ! » Je relève le menton dans une attitude hautement provoquante et insolente. Parce que je ne vais pas m’arrêter là, ce serait trop simple. Je mens. Je mens comme un arracheur de dents. Et je mens bien, en plus. Hand trop contraignant, argent facile à dilapider… c’est comme ça qu’il me voit, j’imagine. Comme un gosse stupide, comme un petit merdeux qui ne sait rien faire d’autre que glander et faire des caprices. C’est comme ça qu’il me décrit, du moins… - Oh mais dilapide donc, fais-toi plaisir... Ce que contient ton compte ne représente même pas un pour cent de tout ce que je possède, et quand tu l'auras asséché... Ne compte pas sur moi pour le réapprovisionner, tu seras obligé de travailler... Seulement avant ça, il faudrait encore que tu apprennes le sens de ce mot... Je me force à éclater de rire à défaut de trouver quelque chose à répondre. Travailler. Sait-il seulement ce que c’est de ne pas travailler, lui ? « Oh, ne t’inquiète pas, je ne compte sur rien du tout venant de toi, là-dessus, ne te fais pas le moindre souci ! » La fureur et la colère ont atteint un tel stade chez moi que je me rends compte de deux choses : un, je suis étrangement calme et je ne hurle pas. Deux : je ne veux pas partir.
Je veux qu’il me vire. Je veux que ce soit de sa faute si on perd contact, je veux que ce soit lui qui tue encore plus le peu de lien que je persiste à voir subsister entre nous. Je veux un miracle, je veux tout et rien, je ne sais pas ce que je veux. Je déglutis. Ressassant mon enfance, ressassant ma rancœur. Je respire. Sentant mon cœur battre dans ma poitrine, réveillant cette douleur dans ma cage thoracique qui a signé la destruction de tout mon univers. Je ne veux pas de lui comme père, je ne veux pas ne plus être son fils, je veux… je veux le haïr. Pleinement. Je crois le haïr, d’ailleurs, avec toute cette rage de la jeunesse et de l’amertume. Je laisse la douleur et la colère se mêler et s’hybrider. Et je franchis la dernière limite, celle qui me fait peur et celle qui va me faire un bien fou j’en suis certain. J’ai peur de mon père, je l’ai même toujours craint. Aussi loin que je m’en souvienne, sa présence réveille en moi un mélange de terreur, d’admiration et de colère. Je n’ai jamais eu le courage de le frapper. Avant aujourd’hui. Aujourd’hui, deux choses ont changé : il n’y a rien à sauver entre lui et moi et il n’y a rien à sauver tout court dans ma vie. Je contourne le bureau. Ma main se saisit du presse-papier et dans un mouvement vif qui ne pouvait que leurrer les gardiens pendant mes matchs de qualification, je l’envoie avec toute la force de mon bras sur mon père. Juste pour le déstabiliser. C’est Michel qui m’a appris ce tour, il y a des années pour m’aider à me défendre. Détourner l’attention et frapper. Un crochet, un direct, je suis presque surpris de voir mes deux coups toucher leur cible avec une violence qui me déroute. Je sais que j’ai une musculature à la hauteur de ma réputation de sportif. Je sais aussi bien placer mes coups. Je sais que je suis bagarreur, que je ne rechigne jamais à foutre une torgnole à un pote qui fait le con et que je suis le premier à sautiller lorsqu’il faut se battre dans la rue. Mais je n’ai jamais vraiment frappé pour faire mal et frappé pour me défouler. Un coup, deux coups : mon père recule et moi je profite de ce brusque revirement de situation. J’ai l’ascendant sur mon père. Et j’ai franchi toutes les limites. Je n’ai aucune raison de m’arrêter même lorsqu’il tombe, même lorsqu’il s’écroule sur la table basse et que je tombe sur lui à mon tour pour continuer de le frapper et de lui éclater la pommette. « Je te hais, putain que je te hais ! » Je ne sais pas qui j’essaye de convaincre mais je continue de frapper sans me rendre compte que mon père ne répond pas.
Pas du tout. Il se protège, il essaye d’esquiver mais il ne me frappe pas. Il n’y a que moi, des deux, qui s’acharne sur lui. Et mes coups ralentissent, perdent en force. « T’AS FOUTU MA VIE EN L’AIR ! » Ce n’est pas vraiment à mon père que je hurle ça, mais c’est à mon cœur, à cette nouvelle, à tout ce que je ne peux pas hurler sur quelqu’un d’autre. Je ralentis encore, sentant les larmes commencer à pointer sous la rage qui me pousse à continuer de le frapper jusqu’à ce qu’il cesse d’être là. Et je ne vois pas venir la riposte, à la hauteur de la précédente prestation de mon père.
Son sourire me fait froid dans le dos, j’ouvre soudain les yeux sur ce qu’il se passe. Et sur ce que je viens de lui faire. Le sang tâche mes rétines, j’ai le souffle court et je n’arrive pas à dégager les poignets qu’il enserre sans la moindre douceur. Comme si moi, je venais de faire preuve de douceur… Je suis allé loin. Très loin. Trop loin. Et la terreur est de retour, logé dans mes tripes, chassant dans une lutte interne cette colère qui brûle toujours aussi fort. - Et maintenant... Qu'est ce que tu vas faire ? Continuer à me frapper ? Tuer le monstre qui a osé te voler ton enfance et que sais-je encore ? Qu'est ce que j'en ai à foutre... Tu crois peut-être que ça me fait plus mal de savoir que c'est toi qui me frappes et non un autre ? Mais laisse-moi te dire la vérité, Marius... Ma main droite se trouve libérée brutalement, mais je suis trop concentré sur ce qu’il me dit et va me dire pour voir venir le coup. Son direct du gauche me projette sur le côté, je roule au sol sans la moindre force, les muscles encore tremblants. J’ai frappé mon père. Je me suis défoulé sur lui dans une violence que j’ignorais posséder. J’ai frappé mon père. Cette réalité, plus que toutes les autres, s’imprime dans mon cerveau lorsque du sol, je regarde mon père extraire de son dos un éclat de verre. Qu’il m’ait frappé, je n’en ai rien à carrer. Mais moi, je l’ai frappé. Si je le regrette ? Je ne sais pas. Je ne sais rien, là. Je le regarde, les yeux levés dans sa direction. Trop estomaqué pour me relever. - Ca va, tu es fier de toi ? Un peu plus à gauche et tu aurais presque pu viser le cœur... Quel échec... La vérité, c'est que ce n'est pas Marius, que j'ai en face de moi... Tu viens de me donner la preuve que mon fils est bel et bien mort il y a quinze ans...
Je me relève d’un bond, avec cette vitalité que j’ai toujours eue. Toujours un peu trop eue, si on veut être précis. « Je… » Mon fils est bel et bien mort il y a quinze ans. C’est une chose que de dire que je ne suis pas son fils, c’est une chose, aussi, de dire qu’il n’a jamais eu aussi honte que je porte son nom, c’en est une autre que de me voir confirmer la chose. Ce qu’il s’est passé il y a quinze ans ? J’ai frôlé la mort. Et aux yeux de ma mère, je ne l’ai pas que frôlée. Je fais un pas en arrière. Je me sens lourd. Incroyablement lourd. Je me sens dense. Incroyablement dense, comme si mon cœur lui-même n’arrivait plus à charrier mon sang poisseux et lourd dans mes veines. Je regarde mon père, le souffle court. Et c’est lorsque je croise ses yeux que je comprends une chose. « D’accord. » C’est aussi simple que ça. Mon sang se fluidifie. Mon corps retrouve sa densité normale. Mieux encore, je me sens léger, comme libéré d’un poids. Mais genre vraiment. C’est aussi simple que ça. « Ca me va. » Mon regard est aussi dur que le sien, je présume, lorsque je fais un nouveau pas en arrière, donne un coup de pied dans le premier meuble qui vient, dans les débris de notre dispute. Dans le chat, aussi, qui voulait se réfugier dans les jambes de mon frère. Son miaulement ne m’atteint pas : je préfère ne pas quitter les yeux de mon père un seul instant. « Dans ce cas là, je te laisse tranquille. » C’est une reddition en quelque sorte mais je n’en ai plus rien à faire. J’ai frappé mon père et plutôt deux fois qu’une. « Et ne te mêle plus jamais de ma vie, même si ça ne devrait pas trop te changer. » J’atteins la porte. La poignée me brûle les doigts lorsque je la tourne. « Une dernière chose… » Je le regard droit dans les yeux. Ouvre grand la porte. Lui fais un magnifique et appliqué bras d’honneur avant de cracher sur le sol ce que je peux penser de lui. « Va te faire foutre, putain d’enculé, ça te ferait du bien. » Je claque la porte.