Papa et Maman sont des Hunters. Deux mois. Cela fait deux mois qu’il m’a dit cette phrase, deux mois que ces mots tournent et tournent encore dans mes pensées sans que je n’accepte une seule seconde de les encaisser, de les assimiler, de les considérer comme vrais. Et je ne parle même pas du reste de la phrase…, les trois mots qui ont suivi, je refuse même de les penser.
Papa et Maman sont des Hunters. Je ne suis pas stupide : connaissant mon père, je ne doute même pas une seconde sur quelle serait sa réaction s’il apprenait un jour que je suis ce qu’il chasse. D’ailleurs, je comprends même mieux l’interdiction formelle de Martial d’en parler à quiconque…
Papa et Maman sont des Hunters. Je dégage ma tête du casque de moto, j’entrouvre ma veste, je cale ma bécane sur un coin du trottoir. Et je soupire.
Deux mois que mon frère a cédé sous mon insistance, deux mois qu’il m’a dit ça, deux mois que je refuse de l’accepter sans pour autant cesser d’y penser. Et plus de six ans que je n’ai pas mis les pieds dans ce quartier, devant cet immeuble, à quelques pas de l’appartement immense de mes parents. Je me surprends à me demander dans quel état se trouve ma chambre, si mon ancien punching-ball est toujours là, si les articles de journaux parlants de mes parents sont toujours épinglés à la porte, troués par de multiples jets de fléchettes,… Six ans et voilà des questions que je ne me suis jamais posées, avec cette facilité que j’ai à ignorer les questions problématiques pour ne me concentrer que sur l’agréable. Six ans. Et pourquoi m’arrêter en si bons chemins et devant mon ancienne adresse ? Parce que…
Papa et Maman sont des Hunters. Et si je connais suffisamment mon père pour savoir à quoi m’attendre de sa part, ma mère elle… est une complète inconnue. Une étrangère qui m’a toujours ignoré, aussi loin que je m’en souvienne. Une étrangère superficielle, stupide, insipide, morne, une étrangère que je déteste autant que je l’aime ou, du moins, que j’aimerais l’aimer. Une putain d’étrangère qui, fois de Marius, ne va pas le rester plus longtemps.
Deux mois que Martial m’a dit ça, et j’arrive enfin à savoir ce que je veux. Ce que je veux ? Régler mes comptes avec ma mère, je veux avoir des réponses à mes questions, je veux comprendre, je veux pouvoir tourner définitivement la page avec mes parents et aller de l’avant, en arrêtant de me demander
pourquoi ils m’ont toujours détesté. Et je veux aussi savoir à quoi m’attendre avec elle si jamais…
Papa et Maman sont des Hunters. Les yeux levés vers les fenêtres de l’appartement des Caesar, mon ancien appartement, mon ancien chez-moi, ce
no marius’ land d’où je me suis moi-même banni il y a six ans. Délaissant ma moto, j’attrape mon casque, les clés du véhicule et je m’approche enfin de la lourde porte devant laquelle je reste planté comme un crétin pendant… bien quatre secondes, le temps qu’il faut au hasard pour me donner un petit coup de pouce et à une personne de sortir de l’immeuble. Ni une, ni deux, je me faufile à l’intérieur, arrive devant le deuxième digicode où j’appelle le premier appartement venu. Personne. Le deuxième ? Personne non plus. Le troisième ? Une petite vieille à laquelle je fais le regard tout penaud du con qui veut faire une visite surprise à sa vieille mère mais qui ne se souvient plus du code. Il ne lui en faut pas plus pour s’émerveiller de la gentillesse de la jeunesse d’aujourd’hui et je rentre enfin dans le hall du bâtiment, soupirant tout mon mépris pour ma
vieille mère.
J’ai beau être déterminé à aller la voir et à lui demander des comptes, les escaliers que je grimpe le plus lentement possible me semblent bien trop brefs. Et mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine d’appréhension, de curiosité, de terreur et de colère. Un peu de tout pour un cocktail explosif, un peu de tout pour me mettre dans le meilleur état d’esprit.
Papa et Maman sont des Hunters. J’atteins le palier, je fixe la porte, cette lourde porte en bois verni, poli, sculpté, écœurant de luxe, qui me regarde elle aussi. Finalement, parce que la timidité et l’incertitude n’ont jamais fait partie de mes défauts, je me pose devant la porte et cachant le judas de la paume de ma main, j’abats avec toute la délicatesse qu’on me connait mon poing sur la sonnette pour mieux l’entendre résonner. Avec un peu de chance, ma mère est là. Avec un peu moins de chance, la femme de ménage va répondre. Avec bien moins de chance et au moins une douzaine de vie pourrie derrière moi dans mon cycle de réincarnation, c’est mon père qui va ouvrir cette porte. J’entends des bruits de pas, je maintiens ma main sur le judas pour l’aveugler et la forcer à ouvrir pour découvrir que ce n’est pas un pot de fleur mais bel et bien son fils qui vient de fracasser sa sonnette.
Un grincement, le bruit feutré du bois sur le parquet ciré, mon regard croise immédiatement celui de celle qui, d’après les gens, m’a donné le jour. Connerie : elle m’a surtout donné son dédain et son ignorance. Mais pas aujourd’hui. Et aujourd’hui, en plus, je ne compte pas partir tant que je n’aurais pas eu de réponse. D’autorité, d’ailleurs, je m’impose d’un mouvement d’épaules, je me faufile avec la souplesse d’un chat dans l’appartement et quelques pas seulement me suffisent pour sentir l’atmosphère pesante de mon enfance s’écraser sur mes épaules et m’étouffer de pression et de rancœur rance et pourrie depuis tout ce temps. Il y a comme une odeur de renfermée dans ces souvenirs qui s’imposent.
« Maman, faut qu’on parle. » Je sais que je vais parler tout seul dans un premier temps, je me demande même ce qu’elle faisait avant que je n’arrive tout en me disant que, la connaissant, elle va sûrement retourner vaquer à ses occupations en ayant pour moi autant de considération qu’une baleine en aurait pour un pancake. Je me glisse dans le salon, retrouvant mes marques, ne pouvant m’empêcher d’observer la décoration et de noter les multiples changements, des photos de nous quatre apparues aux multiples livres et objets de valeur achetés en passant par les éternels tableaux de mon père. Mes doigts glissent sur les meubles, se posent sur le canapé, dérapent sur le dossier du fauteuil préféré de mon père. Le tapotent au rythme d’une connerie que je me chantonne dans la tête pour m’aider à me concentrer. Hyperactif, j’ai toujours besoin de penser à quinze choses en même temps pour être un minimum efficace.
« Y’a deux mois, j’ai discuté avec Papa et il m’a dit que si je voulais savoir pourquoi t’en avais rien à faire de moi, fallait que je te pose la question. Donc je te la pose, Maman, et je vais m’asseoir dans ce fauteuil jusqu’à ce que tu me répondes. » C’est aussi simple que ça. Sauf que me connaissant, une fois mes fesses posées, je ne vais avoir qu’une envie : me relever pour me dégourdir les jambes.