Bonjour, moi-même. Si tu lis ces mots, c'est probablement parce que tu t'es complètement perdu et que Benny, ton garde du corps et la seule personne à laquelle tu accordes une confiance totale, t'a confié ce journal pour que ta mémoire se remette en place.

Je m'appelle Nathan Cooper, j'ai 28 ans et je suis un avocat renommé et plein aux as. Et je suis également toi. Ce texte risque d'être un véritable chantier, capitale du désordre, mais je vais tenter d'organiser au mieux mes pensées.

Commençons par le début : je suis né à Radcliff, dans le Kentucky, et c'est là que j'ai toujours résidé, la ville que j'habiterais probablement jusqu'à la fin de mes jours. C'est ici que mes souvenirs reposent, ici que j'ai l'impression d'être moi... Enfin, je suppose que si tu lis ça, tu ne te rappelles pas forcément de grand-chose et Radcliff n'évoque rien de particulier pour toi.

Mon père était un juge estimé et doté d'une certaine notoriété, si compétent dans sa branche qu'il pouvait être sûr que son nom allait demeurer dans la postérité. Ma mère, quant à elle, était une procureure farouche, la référence dans le domaine. Les avocats qui devaient lui faire face n'en menaient généralement pas large.

Les membres de la famille Cooper, de génération en génération, s'étaient toujours distingués au sein de la société, par leurs compétences, leur charisme, leur présence. Pour tout te dire, notre arrière arrière grand-père était Sénateur... Et notre grand-mère était une actrice de théâtre encensée par la critique...

Bref, tu imagines bien la pression qui pesait sur mes épaules dès mon plus jeune âge. Oh, Maman était plutôt indulgente : elle voulait me laisser le luxe d'être un enfant, de m'amuser, de rester insouciant tant que le monde me le permettait. Père n'y entendait pas de cette oreille. Il ne laisserait pas un Cooper se complaire dans la médiocrité.

Je ne pouvais pas simplement me permettre d'être bon à l'école. Je devais être le meilleur. Obtenir un B était un crime de lèse-majesté et j'étais certain que j'allais être puni pour cet affront. Maman était là pour me protéger du tempérament violent de Papa, heureusement pour moi, mais ça ne dura pas.

Quand j'ai atteint mes huit ans, ma mère est tombée enceinte. Mais la grossesse s'est mal passée, il y a eu des complications et... bref, elle est morte quelques semaines après l'accouchement. Mais ma petite soeur, Nancy, a vécu. Son existence a toujours été pour moi, et pour toi, la plus précieuse qui puisse être. Nancy était ma vie, mon futur, ma raison de tenir, malgré la pression de plus en plus forte que Père m'imposait.

Sans Maman pour le canaliser, Père était un torrent de furie, sitôt que nous nous retrouvions seuls. Tout ce que je faisais n'était pas assez bien pour lui.  Et cette peine qu'il avait éprouvé à la mort de Maman... Il avait besoin de l'évacuer, d'une façon ou d'une autre.

Il a commencé à m'humilier. A me frapper. Il savait jusqu'où il pouvait aller, ce qu'il pouvait se permettre pour ne pas être en-dehors de la légalité. Et il avait suffisamment d'emprise sur moi pour me pousser à me punir tout seul, sans qu'il n'ait à me toucher.

Nancy était la lumière de notre vie. C'est elle qui, d'ailleurs, a révélé notre potentiel. Tu ne le sais peut-être pas, mais tu as un don. Tu peux voler les souvenirs des gens. Mais ce n'est pas tout. Tu peux également leur en donner, qu'ils t'appartiennent ou non. Et c'est probablement à cause de ça que tu te retrouves à lire ces lignes. Parce que tu ne sais plus qui tu es. Parce que ton pouvoir t'a fait perdre la tête.

Ce pouvoir, je l'ai gardé secret de tout le monde. Il me terrifiait. Je n'osais plus toucher ma petite sœur, par peur de lui ôter un souvenir sans le vouloir. Il m'a fallu apprendre à le contrôler, tout en maintenant mon image de "Premier de la classe" et de "fils parfait".

Après quelques tests, j'ai compris que mon don marchait sur les animaux, bien qu'il leur était particulièrement néfaste et que les souvenirs qu'ils m'envoyaient étaient purement incompréhensibles. Des flashs brefs, des images floues... Ca, au moins, je ne risquais pas de les confondre avec mes propres souvenirs, mais les visualiser était assez... inconfortable. Presque nauséeux.

L'extraction et le transfert n'était pas sans conséquences sur ces pauvres bestioles. Les chiens sur lesquels je m'exerçais tendaient à devenir fous de terreur, à hurler à la mort ou à se laisser aller à un état d'apathie dont rien ne pouvait les sortir. Mon don n'était pas adapté à la cervelle animale.

Mais toutes ces expérimentations me permirent, au bout d'un certain temps, de pouvoir à nouveau interagir avec ma soeur, la câliner, prendre soin d'elle, sans craindre de lui faire du mal. J'avais eu un certain nombre de difficultés et le contrôle m'échappait quelques fois, mais la situation était moins préoccupante. Je savais que je pouvais lui rendre son souvenir, si je venais à le prendre.

L'âge de l'adolescence fut aussi celui où tout commença à dérailler. Entre toi et moi, malgré notre image de gentil petit garçon obéissant, on avait toujours eu quelque chose qui clochait.

Un trouble dans la gestion de nos émotions, tu vois le genre ? La frustration me faisait rentrer dans des états de colère  indescriptibles et il m'était déjà arrivé de me battre violemment pour des choses qui n'en valaient certainement pas la peine, tel un forcené.

Mais, à la maison, j'étais calme. Silencieux, même. Pas un mot plus haut que l'autre, le regard baissé. J'arrivais à maîtriser ce torrent d'émotions qui m'envahissait, parce que j'avais peur. Mais cette peur s'était atténuée à l'adolescence.

Elle était toujours là, étouffante, mais, au plus profond de moi-même, j'avais commencé à réaliser que mon père n'était qu'un être humain et pas le Dieu surpuissant que j'imaginais qu'il pouvait être. Je réalisais qu'il avait des faiblesses, qu'il n'était pas indestructible. Et les coups qu'il me donnait, j'ai commencé à les lui rendre. Tout comme les insultes.

Cette colère que j'avais accumulé depuis toutes ces années sortait sans filtre ni contrôle. J'explosais, littéralement, principalement lorsque nous étions seuls. Nancy était épargnée, mais elle assistait régulièrement à mes crises de nerfs. Mon pauvre petit ange... Je crois que je lui ai fait peur, plus d'une fois. Mais elle n'a pas cessé de m'aimer. Jamais.

Mon père a alors focalisé son attention sur moi. Nancy fut un peu plus libre, moins sous pression, tandis que Père déversait sur moi toute sa frustration, son anxiété, quitte à parfois dépasser les bornes. Il m'arrivait de devoir rester des jours dans ma chambre, prétendument malade, parce qu'il m'avait frappé beaucoup trop fort, de façon bien trop visible.

Tu te demandes peut-être pourquoi, à l'époque, je n'ai pas songé à me débarrasser de lui. A utiliser mon pouvoir et à le neutraliser. Aujourd'hui, je continue à me le reprocher, figure-toi. Si j'avais agi plus tôt, si j'avais trouvé le courage, alors, peut-être... peut-être que Nancy...

Merde, je viens de tremper le papier. Je reprends mon calme. Je respire. On continue.

Comme j'étais en train de te le dire, ou plutôt de l'écrire, je n'ai pas trouvé la force de m'attaquer aussi directement à mon père. J'avais peur des conséquences, peur qu'il me résiste aussi, peut-être. Je réalisais progressivement qu'il était humain, mais, quelque part, je continuais à croire qu'il était plus fort que moi, que mon pouvoir n'aurait aucun effet sur lui.

Les années ont passé. J'ai suivi la voie qu'il avait choisi pour moi, principalement parce que je n'avais pas la moindre idée de ce que je voulais faire. Toute ma vie, j'avais été un bon petit garçon qui obéissait aux ordres, sans discuter ou presque. Comment développer le moindre rêve dans ces conditions ?

Elève émérite, je n'ai pas eu de mal à atteindre les sommets et à finir major de ma promotion. Pour tout te dire, j'ai même été accepté à Harvard. D'autres que moi auraient probablement sauté de joie. Tout ce à quoi je pouvais penser, c'était l'idée désagréable qu'il allait me falloir quitter le domaine familial et abandonner ma petite soeur.

Nancy était devenue une adorable petite fille. Intelligente, espiègle, un peu capricieuse, très possessive... J'étais à son service, à ses côtés, j'aurais tout donné pour elle. Si j'avais pu, je l'aurais emmenée avec moi. Mais je n'étais qu'un gamin de dix-sept ans.

Quand je suis parti, mon père s'est retrouvé sans cible attitrée. Et ma soeur était là, innocente, incapable de se défendre. Il a commencé à s'en prendre à elle et c'est là que tout a basculé.

Ce que je te raconte, je n'y ai pas assisté moi-même. La majorité de tout cela n'est que spéculations, hormis un détail : Nancy était transmutante, comme toi, comme moi. Et Père lui avait fait tellement peur que son don s'était réveillé.

Il était bien moins discret que mon propre talent. Le corps de Nancy s'est littéralement enflammé, avant de revenir à la normale. Chaque fois que mon père approchait d'elle, chaque fois que quelque chose la contrariait, son corps se recouvrait de flammes.

Pour Père, Nancy était devenue un monstre. Et il ne pouvait pas se permettre que quiconque découvre cette affreuse vérité. La réputation de la famille Cooper était en jeu.

Quelques mois, presque un an après mon entrée à Harvard, j'ai reçu un coup de téléphone. C'était Père. Père qui m'expliquait la situation et m'annonçait que Nancy était morte. Il prétendait qu'elle avait fait une chute dans les escaliers, qu'il s'agissait d'un simple accident, mais je ne pouvais y croire. Il l'avait tuée. J'en suis sûr.

Je suis rentré pour l'enterrement de Nancy. Et j'ai pris ma revanche. Père était un très bon comédien, ses larmes de crocodile avaient attendri tout le monde. Mais je ne m'étais pas laissé avoir. Lorsque nous sommes rentrés, lorsque nous nous sommes retrouvés seuls, je lui avoué que j'étais différent, moi aussi.

Je ne lui ai pas laissé le temps de réagir, je suis rentré dans son esprit et je me suis emparé de tous ses souvenirs, un à un. Je n'ai laissé derrière moi qu'une coquille vide, amorphe, dépouillée de tout ce qui avait fait d'elle un homme.

Une fois les souvenirs absorbés, j'ai appelé les urgences, joué la comédie et j'ai regardé mon père être emporté vers un hôpital psychiatrique, qu'il n'a plus quitté depuis. Et c'est là que j'ai perdu pied, comme tu l'as toi-même probablement fait.

J'avais absorbé trop de souvenirs et je les avais conservés, sans m'en débarrasser. Ils s'étaient mêlés à mes propres souvenirs et, très vite, j'avais eu toutes les peines à les discerner. J'en en étais même venu à douter d'avoir moi-même tué ma soeur.

Ce qui m'a sauvé ? Une thérapie, ni plus ni moins. Des séances d'hypnose. Des médicaments, pour gérer ma colère, qui m'empêchait de recouvrer mon calme et d'observer mes souvenirs avec le détachement nécessaire pour les discerner les uns des autres.

Et de la volonté, surtout. Je m'en suis sorti, je suis parvenu à retrouver qui j'étais, et j'ai déversé les souvenirs qui n'étaient pas les miens dans des "conteneurs", de pauvres chiens qui sont morts, les uns après les autres. J'ai gardé un souvenir, un seul : la mort de Nancy.

Cet instant où il l'avait poussée dans les escaliers. Je ne voulais pas oublier. Les souvenirs, une fois extraits, ne laissent plus de trace dans ma mémoire. Je ne voulais pas effacer ce qui prouvait sa culpabilité. Jamais.

J'ai poursuivi ma voie, mes études, et je suis devenu avocat, à l'âge de vingt-cinq ans. J'ai vite été considéré comme un "petit prodige", un avocat en vue, qui rendait bien dans les médias et auquel on confierait sa vie et ce que l'on a de plus précieux. Ils me faisaient confiance.

Mes cours de théâtre m'aidaient à effectuer des prestations crédibles et poignantes en procès. Mon pouvoir me permettait d'obtenir des informations cruciales sans que nul ne le soupçonne. J'étais un "monstre du barreau", pouvait-on dire. Malgré mon jeune âge, j'ai très vite gagné en crédibilité dans le métier. J'avais été formé pour ça toute ma vie, après tout.

Ma fortune, héritée de mon père et enrichie par mes propres deniers, ainsi que mon physique qui, je l'affirme avec une pointe de vanité, n'était pas désagréable à regarder, me valaient une certaine popularité. J'étais un avocat "people", invité sur des plateaux télé, interviewé par des magasines, sujet parfois de photos que certaines s'arrachaient...

Oh, ma notoriété ne s'étendait pas au-delà du Kentucky, mais je suppose que c'est déjà impressionnant. Eh oui, tu es connu, Nathan. Connu et riche. Est-ce que cela te rend heureux pour autant ? Ce sera à toi de le décider...

En 2012, après une série d'événements extraordinaires, le Président Baxton a officialisé l'existence des Transmutants. Et j'ai pris une décision, l'une des plus importantes de ma vie.

Si quelqu'un avait été là pour la protéger, pour la préserver, Nancy serait peut-être toujours en vie à l'heure actuelle. Elle était morte parce qu'elle était différente. Une transmutante. Et j'étais, moi aussi, un transmutant. Cette partie de moi, j'allais l'embrasser. Mieux, j'allais la revendiquer.

J'ai convoqué la presse, fait une annonce publique. Bientôt, tout le monde savait que Nathan Cooper était un transmutant, capable de manipuler la mémoire. Ma déclaration fit des remous. J'eus des partisans, qui saluèrent mon courage, et des opposants, qui réclamaient que je ne sois plus capable d'exercer ma profession. Certains me voulaient emprisonné et d'autres... pire encore.

Je m'étais protégé, m'entourant de quelques gardes du corps. Benny est le seul que j'ai conservé durablement. C'était un camarade de classe, du temps où j'étais jeune et innocent, et il m'avait toujours préservé de ceux qui n'appréciaient guère mon attitude de "bourgeois premier de la classe". En échange, je lui apportais mon aide pour ses devoirs et je lui payais des friandises, avec tout cet argent dont lui était seulement capable de rêver.

Benny et moi, nous étions liés comme les deux doigts de la main. Lui confier ma vie était le prolongement naturel de notre amitié. D'autres ont été assignés à cette tâche, pour lesquels je les payais grassement. Mais je ne pouvais pas leur faire pleinement confiance. L'un d'eux d'ailleurs m'avait trahi, tentant de m'éliminer. Les conséquences pour lui ont été pour le moins... fâcheuses.

J'étais devenu la voix des Transmutants. Je leur proposais des tarifs préférentiels et je les défendais avec ferveur lors de leur procès, m'investissant corps et âme dans ces affaires. Je voulais leur offrir la possibilité d'accéder équitablement à la justice.

Un cas, plus particulièrement, me tenait à coeur. Hope Hawkings. Mutante pyrurgiste, accusée d'un incendie dévastateur qui avait coûté les vies d'une famille toute entière. Les circonstances de cet incendie me laissaient perplexe et, même s'il s'avérait qu'elle était réellement coupable de ce fait, je voulais lui offrir un procès équitable.

Mais cette possibilité m'a été arrachée. Hope a été exécutée publiquement. Ca n'avait rien d'une justice. Ca n'avait rien d'une sentence méritée. C'était... barbare. Digne d'un procès de sorcières du Moyen-Âge. Je me suis offusqué, j'ai tenté de réveiller les consciences... mais beaucoup de citoyens avaient déjà accepté ce funeste verdict. Elle était dangereuse... Il fallait qu'elle soit neutralisée... Et si elle coûtait la vie de quelqu'un d'autre ?

J'eus l'impression d'être seul à lutter. Jusqu'à ce que je sois contacté par Uprising. Si tu les as oublié, laisse-moi te rafraîchir la mémoire : Uprising, c'est un mouvement rebelle, qui vise à l'équité entre les humains et les transmutants. Bon, je l'avoue, j'étais plus partisan d'une évolution globale de l'humanité vers la transmutation, mais nos idéaux se retrouvaient.

Seul, je ne pouvais pas lutter. Et je pouvais leur apporter un précieux soutien, qu'il soit financier ou judiciaire. Mieux encore, mon pouvoir pouvait permettre à des transmutants d'être oubliés. D'avoir une seconde chance. Je n'ai pas hésité. Je devais ça à Nancy. A ceux et celles qui m'étaient semblables. J'ai accepté.

J'ai rejoint la lutte. Une lutte violente, sans merci, des deux côtés. Quand le "vaccin" a été découvert, c'est là que j'ai compris que ce combat ne cesserait jamais. Pas tant que l'un des camps ne serait pas entièrement "absorbé". Ils veulent faire de nous des humains ? Nous ferons d'eux des transmutants.

Mais ma voix reste minoritaire. Sheldon, leader du groupe à qui je voue le plus profond respect, malgré nos divergences d'opinions, n'est pas aussi extrême que je peux parfois l'être. Il croit à l'équité humains/transmutants ? A une cohabitation en paix ? Bien, je demande à voir. Je l'aiderais, même. Mais je n'y crois pas vraiment.

Voilà, je crois que j'ai tout dit. Le reste, tu devrais le retrouver petit à petit. N'oublie plus jamais qui tu es. Ne laisse pas le doute t'engloutir. Tu es Nathan Cooper. Je suis Nathan Cooper. Avocat de la cause des Transmutants. Pour le meilleur et pour le pire.