Vingt minutes avant le début officiel du couvre-feu. La majorité de la population de Radcliff était déjà cantonnée derrière ses volets, croisant les doigts pour que la nuit soit calme. L’autre partie se préparait soit à vadrouiller dans les rues vides en quête de victimes à vacciner, soit à se glisser entre les mailles du filet, une fois encore. Au coin d’une rue, une figure élancée attendait, un paquet de carton brun caché sous sa veste trop grande pour elle. Pietra avait fini par garder la veste et chemise que Seth lui avait prêtées, s’y trouvant finalement un style assez discret pour ne pas être remarqué par la police ou les chasseurs de la ville. Tout au plus voyaient-ils en elle une jeune femme accoutrée des vêtements de son petit ami, un amalgame de mièvrerie dont ils détournaient bien vite le regard – ou alors une hipster de plus, déterminée à brouiller la distinction entre ‘mode ‘ et ‘sans domicile’. Quelle que soit leur interprétation, c’était le déguisement parfait. Personne n’irait soupçonner l’élégante et bien taillée Pietra Nelson-Byrd de se balader désormais en leggings et tops XXL, aussi en vogue le look soit-il. Même si en cet instant, sa tenue fit que le taxi qu’elle attendait manqua de passer devant elle, ne l’ayant bien évidemment pas reconnue. Heureusement il aperçut son visage juste à temps et fit crisser ses pneus, s’arrêtant quelques mètres plus loin. La mutante fit les quelques pas la séparant de la portière, et s’engouffra dans le taxi de Connor. « Salut toi. » souffla-t-elle, lui décochant ce sourire qu’elle n’offrait qu’à ses favoris.

L’homme lui jeta un regard qu’elle choisit de ne pas interpréter, ne voulant pas lui expliquer son changement soudain de style vestimentaire. Avec un peu de chance, il y verrait une obsession féminine avec la mode, rien de plus. A la place, elle continua la conversation, se tortillant dans tous les sens pour retirer la veste noire. « Je pense que je vais t’acheter un uniforme, pour que tu aies encore plus de classe en venant me chercher… » plaisanta-elle, jetant sa veste sur le paquet avec une négligence feinte. Ainsi débarassée de ses encombrements, elle s’appuya contre les sièges avant, pour rajouter : « Et puis, je suis sûre que ça t’irait à merveille… » Ce disant, elle décocha un regard entendu au reflet du conducteur, avant de s’affaler sur sa banquette arrière comme une reine sur son divan, laissant s’échapper un léger rire. L’adrénaline la parcourait encore, et elle avait beau tenter de se calmer, son pouvoir d’influence ne marchait pas vraiment sur elle-même. Dommage, car en cet instant ça lui aurait été bien pratique. Instinctivement, elle jeta un regard en direction des hangars dont elle était sortie quelques minutes avant l’arrivée de Connor – deux ou trois figures disparaissaient dans la nuit, l’une d’elle étrangement luisante, presque écaillée. Luke avait encore réussi à ne pas mettre sa capuche; pour un mutant des plus voyants, il avait une capacité incroyable à oublier qu’il lui valait mieux éviter d’attirer l’attention. La brune se retourna aussitôt, ne souhaitant pas laisser le temps à son chauffeur attitré – puisqu’elle le percevait ainsi – d’apercevoir ses nouveaux collègues. « Allez, dépêchons-nous de rentrer avant le couvre-feu ! Je ne voudrais pas que tu te prennes une amende à cause de moi… » dit-elle sincèrement. Elle n’osait pas imaginer combien l’emploi de taxi était difficile dans une ville aussi surveillée que Radcliff, surtout maintenant que le couvre-feu était entré en effet. D’un côté, plus de bourrés à cinq heures du matin qui vomissent dans votre véhicule ; de l’autre, plus de couples prêts à se désaper qui vous jettent trois fois le prix de votre course dessus pour s’échapper le plus vite possible en direction de leur lit. Les affaires du service de taxi de la ville devaient en avoir pris un sacré coup – à moins que les Hunters ne se soient décidés à faire leur patrouille dedans, ce dont elle doutait. Les hunters étaient beaucoup de choses mais, malheureusement, ils n’étaient pas paresseux. Ou du moins pas à ce point.

Toujours assise en biais sur la banquette arrière – elle n’avait pas pris la peine d’attacher sa ceinture, mauvaise passagère qu’elle était – Pietra regardait le paysage défiler. Tout était si calme. Radcliff n’avait jamais rien eu de la métropolis bourdonnante, et elle n’irait certainement jamais rivaliser avec New York, la « City that Never Sleeps », mais tout de même. C’était d’un silence, d’une immobilité alarmante. Probablement parce qu’elle était consciente de l’ébullition souterraine que cachait cette surface plate comme une rive qui s’apprête pourtant à déferler un raz-de-marée sur ses occupants, Pietra y était particulièrement sensible. Plus elle voyait la campagne puis la banlieue de cette ville du Kentucky défiler, plus elle-même s’agitait. Elle jouait avec la manchette de sa chemise, mordillait une mèche de ses cheveux, tapotait du pied. Il lui fallut un instant pour réaliser à quel point son comportement devait avoir l’air suspect, et encore un autre pour se souvenir que Connor risquait de la ramener à son ancienne adresse, là où elle n’habitait plus depuis un ou deux mois. Elle se mordit la lèvre. Elle ne souhaitait pas qu’il la dépose directement chez Seth – le moins de gens connaissait son domicile et celui du trafiquant, le mieux c’était. Dans cette ville, on ne pouvait jamais être sûre de ne pas être observée. Après un instant d’hésitation elle se pencha de nouveau vers le siège du conducteur, pour faire part de son changement d’itinéraire « Finalement, j’ai envie d’aller prendre un verre d’abord. Dépose-moi dans la rue Mary Stoppard ! » annonça-t-elle, d’une intonation qui tenait à la fois de l’ordre et du plaidoyer.