Jehro poussa la porte d’entrée de sa maison cossue avec difficulté. A peine chez lui, il râlait déjà en voyant l’état pitoyable de sa baraque. Le ménage n’avait pas été fait depuis plusieurs jours, la maison était en bordel. Il espérait que son chômeur de frangin, Hector, nettoie un peu derrière lui alors que les autres, occupés, ne pouvaient s’en charger. Mais comme d’habitude, on n’avait pas pu compter sur lui. Et Lydia avait fait savoir qu’elle n’était pas la femme de ménage. Autant dire que Jehro allait pouvoir se retrousser les manches et se mettre au travail. Tout en pestant contre ses cadets, il entreprit de plonger ses mains dans les restes de pizza, et de jeter le tout dans un grand sac poubelle. L’ampleur de la tâche était immense. Il avait bien essayé d’engager une femme de ménage, dans les débuts. Mais elle était partie au bout de deux semaines, reprochant à ces « porcs mal éduqués » qu’étaient les Burtham de salir plus vite qu’elle ne nettoyait. Jehro avait alors repris le même rôle que celui qu’il avait quand il était ado. Celui de l’homme à tout faire, du concierge, de l’éducateur.

Mais ses frères et sœurs n’étaient plus des enfants, et il pestait d’avoir encore à les materner comme des gamins trop choyés. Les Burtham / North / Nott n’étaient pas des enfants choyés. Ils étaient des gosses élevés à la dure, privée de l’affection que tout enfant se devait de recevoir. Ils avaient vu des choses qui avaient mis un terme précoce à leur belle innocence, entendus des flots d’insultes à leur encontre sortir de la bouche de cette mère ravagée par l’alcool. Et voilà qu’aujourd’hui, ils se fichaient de tout, chacun faisant sa vie loin des autres, comme si la présence de leurs semblables était une hérésie. Jehro ne leur avait-il donc rien appris ? Il s’était évertué, avec l’argent gagné suite à la révision de son procès, à les faire sortir du taudis où ils vivaient. Il avait acheté cette grande maison dans un quartier huppé. Alors si les voisins faisaient la gueule, en voyant cette fratrie faire tâche dans leur beau voisinage, Jehro, lui, avait vu l’occasion d’un nouveau départ. Mais il semblait être le seul déterminé à faire des efforts.

Les efforts, justement, il en faisait encore en cet instant. En nettoyant la crasse des autres, débarrassant la table basse et le tapis des morceaux de pizza, des canettes de bière, des détritus en tout genre. En mettant des gants de vaisselle pour décoller les chewing-gums qu’Hector avait collés sous la table basse. En se collant de la javel sur sa chemise neuve après avoir malencontreusement renversé la bouteille. En pestant contre Jacob pour avoir laissé trainé ses fringues sales partout dans la maison. En insultant le chien, qui semblait s’être ligué avec les autres pour salir encore un peu plus la baraque. Jehro n’était pas une fée du logis. Mais bordel, cette baraque toute neuve semblait avoir été dévastée par une tornade.
Il était tellement occupé à insulter tous les occupants de cette maison, qu’il n’aurait pas entendu si quelqu’un frappait à la porte. De toute façon, les autres monstres qu’il hébergeait ne devaient pas rentrer avant quelques heures. De quoi prendre le temps de rendre forme humaine à cette maison.