i. êtes-vous originaire de radcliff ?
   Bien sûr. Je ne pouvais pas y échapper, de toute manière : ma famille vit là depuis des centaines d'années. C'est ici que j'ai grandi, que j'ai prononcé mes premiers mots, que j'ai appris à marcher, et que j'ai grandi, tout simplement. C'est dans les rues de Radcliff que je faisais du vélo avec mes copains, que j'ai appris à faire du skate contre le consentement de ma mère, que j'ai glissé dans un fossé, que j'ai eu mon premier rencard. Radcliff connaît tout de moi, et j'ai parfois l'impression que je connais tout de cette ville aussi. Je connais les rues, saurais me repérer n'importe où, ai été dans chaque restaurant, café, commerce. J'ai l'impression de connaître quasiment tout le monde, et je ne suis jamais perdue ni maussade, qu'il pleuve, vente, ou fasse beau. Je n'ai jamais rien connu d'autre que Radcliff, étant donné que mes parents ne m'ont pas encore laissé partir. Ils n'ont même pas accepté que j'aille en Angleterre ou au Canada. J'aime cette ville, vraiment, mais quand mes parents m'en parlent, j'ai l'impression d'être dans une prison. Tant pis, pour l'instant je m'en accomode. Mais pour combiend de temps ?

   ii. avez-vous déjà eu affaire à un ou plusieurs hunters ?
   Cette question me ferait presque mourir de rire. Bien sûr que j'ai eu affaire aux hunters : je vis avec eux tous les jours. Mes parents font parti du groupe anti-mutant depuis ma naissance, et ils ont toujours été des hunters, même si l'appellation du groupe et leur officialisation n'est que très récente. Je n'ose même pas imaginer combien de mutants ils ont pu tuer. J'ai toujours fréquenté d'autres enfants d'hunters, et nous sommes d'ailleurs très proches de la famille du maire, les Lancaster. Mes amis d'enfance sont tous en passe de devenir de vrais hunters, tandis que moi, je me cache dans les livres. J'ai reçu l'entraînement que tous les enfants d'hunters reçoivent, je pourrais être une recrue de choix, ils le savent, je le sais. Mais ce n'est pas ce que je veux, parce qu'ils ne savent pas. Ils ne savent pas qui je suis, et s'ils le découvrent, je suis foutue. Tant que personne ne sait que je suis une mutante, je peux jouer un rôle, je peux encore trouver des excuses pour ne pas tuer mes semblabes. J'espère que ça durera.

   iii. utilisez-vous beaucoup votre don ?
   J'évite au maximum. Si je sais faire plein de choses difficiles sans avoir appris pendant des heures, des semaines, des mois, ça risque d'attirer l'attention, et c'est bien la dernière chose que je veux. Prenez les entraînements de mes parents par exemple. J'évite de regarder des vidéos ou des films de combats avant, parce qu'ils risqueraient de me trouver un peu trop douée et de me presser encore plus à rejoindre les rangs des hunters. Je n'aime pas l'idée de ne pas mériter ce que j'accomplis, alors je fais du mieux que je peux pour travailler les choses et éviter les démonstrations, quelles qu'elles soient. Alors oui, parfois, je dois dire que c'est grandement utile. Quand je regarde des tutoriels de coiffure ou des tutoriels de cuisine, je peux vous dire que ça m'aide beaucoup, mais le reste du temps, je préfère m'éloigner de tout ce que je peux pour éviter que mon cerveau assimile. Je ne compte plus les fois où je me suis retrouvée à mimer la fille idiote qui comprend rien pour ne pas révéler mon don. Je fais parfois semblant d'être un peu molle, un peu hésitante, semblant de ne pas comprendre tout de suite.

   iv. pensez-vous que les mesures mise en place par le gouvernement sont suffisante ?
   Bien sûr que non. Tout ça c'est bien joli sur le papier. ça n'empêche pas les hunters comme mes parents de les traquer et de les exterminer, les transmutants. Le gouvernement ne sen rend pas compte d'à quelle point leur association est bien organisée, stratégique et efficace. Le jour où il s'en rendra compte, peut-être que les choses changeront. En plus, je suis certaine que plein de villes dans le pays laissent les hunters agir en toute connaissance de cause. Les maires et gouverneurs ne sont pas tous pro-mutants, alors c'est facile de cacher des massacres ou assassinats quand on tire les ficelles administratives. Chez nous, je suis sûre que ce sera bientôt pareil. Malgré le TPT, Lancaster n'aura pas de mal à continuer ce qu'il a mis en place depuis un moment. Maintenant qu'il est maire, ce sera encore plus facile pour lui, et ça me rend dingue.

« Jezabel, descends, il est vraiment l'heure de partir! » La petite fille de huit ans brossa une nouvelle fois ses cheveux épais et pris les escaliers pour trouver, au rez-de-chaussée, sa mère, son père et son grand frère qui l'attendaient, tous dans leur tenue du dimanche. « Je t'ai déjà dit de ne pas courir dans les escaliers. » fit Reagan Brown, son père, un regard mécontent sur le visage. La petite Jezabel baissa les yeux vers ses souliers vernis et pinça les lèvres. « Pardon, papa. » Sa mère la prit par la main. « Bien. Reagan, allons-y. » Toute la famille prit place dans la voiture et en un rien de temps, ils étaient garés devant l'église. Comme tous les dimanches, ils saluèrent tous leurs amis, beaucoup trop nombreux aux yeux de la petite fille, qui traînait derrière ses parents les épaules affaissées. Elle détestait le dimanche, et même si son frère lui lançait des sourires, elle voyait bien qu'il était toujours plus intéressé par la messe qu'elle. Elle ne comprenait pas pourquoi ils allaient écouter ce monsieur habillé de blanc dire des choses qu'elles ne comprenait même pas. Les hosties, c'était même pas bon, elle détestait ça. Et sa mère la forçait toujours à mettre quelques dollars dans le petit panier que les bénévoles faisaient passer entre les rangs pendant le service. Alors oui, l'endroit était incroyablement beau, et Jezabel adorait regarder les vitraux, qui se teintaient de mille et une couleurs quand le soleil les rencontraient. Mais non, elle ne voyait vraiment pas l'intérêt de la messe. Elle se contentait de chanter et danser quand il le fallait, et de fixer le prêtre avec insistance parce qu'il passait son temps à parler. Après la messe, il y avait toujours le déjeuner. La plupart du temps, c'était chez ses grands-parents, et elle s'ennuyait à en mourir. Son père et son grand-père passaient des heures à parler de politiques et de trucs d'hommes. Sa mère et sa grand-mère parlaient doucement, gentiment, comme si elles n'avaient pas le droit d'élever la voix plus que cela. La plupart du temps, leurs conversations portaient sur la cuisine, ou sur leurs amis. Mais jamais Jezabel n'écoutaient pendant très longtemps. Alors que son frère jouait au football américain avec le voisin de leurs grands-parents, elle se réfugiait dans le grenier, à la recherches de merveilles. Parfois, elle trouvait des choses intéressantes : de vieux magazines, de vieilles photos de ses grands-parents jeunes. Une fois même, elle avait trouvé les vieilles poupées de sa mère. Mais à chaque fois, ses parents finissaient par comprendre qu'elle s'était éclipsée et la forçaient à redescendre en la sermonnant. « Il y a des rats, tu pourrais te faire mordre et attraper une grave maladie. En plus, c'est plein de poussière, tu n'as rien à faire là, Jezabel. » Combien de fois avait-elle entendu ces arguments? Des dizaines, des centaines de fois sans aucun doute. Alors à contre-coeur, elle redescendait, buvait un jus de fruit et attendait que le soir vienne, les bras croisés dans sa chaise, à manger plus de tarte à la fraise que ce que ses parents auraient voulu. Mais ils préféraient qu'elle soit là, à manger de la tarte aux fraises, plutôt qu'à farfouiller dans le grenier. Jezabel aurait préféré être en train de jouer au ballon avec les garçons, mais sa mère répétait que ce n'était pas quelque chose que les petites filles faisaient. Les autres dimanches, lorsque les repas de famille n'étaient pas de mise, étaient beaucoup plus intéressants. La plupart du temps, ils se déroulaient chez ses parents, ou chez leurs plus proches amis. Après la messe, tous se réunissaient pour partager un bon repas et passaient l'après-midi ensemble, avant de reprendre la semaine. Ces jours-là, Jezabel s'amusait un peu plus: elle pouvait passer du temps avec les autres enfants à jouer, à s'inventer des mondes et des histoires qu'eux seuls pouvaient comprendre. Mais dans l'ensemble, on ne pouvait pas dire que la vie était franchement intéressante, pour la petite curieuse qu'elle était. C'était juste une suite de jours normaux, à l'école puis avec ses parents. Il fallait bien se tenir, ne pas dire un seul mot de travers, aider les autres même s'ils n'étaient pas reconnaissants. Il fallait être une petite fille modèle.

« Maman, qu'est-ce que c'est? » Jezabel pointa du doigt des tâches rouges sur le pull de sa mère, qui venait de rentrer à la maison après deux jours chez sa sœur. Du moins, c'était la version officielle. Anna Brown baissa les yeux vers les deux ronds rouges, et son visage s'assombrit. La seconde d'après, elle afficha de nouveau un sourire qu'elle voulait rassurant, mais dans lequel une pointe de gêne s'était installé. « Rien ma puce, je me suis blessée tout à l'heure. » Jezabel fronça les sourcils. Ses yeux se posèrent sur les bottes de jardin, posées dans l'entrée. Elles aussi étaient parsemées de petites tâches rouges, et une arme était posée sur le buffet. Elle avait beau avoir douze ans, Jezabel était loin d'être une idiote. On répétait même souvent qu'elle était très mûre pour son âge. Dans ce cas, pourquoi sa mère lui cachait-elle tant de choses? Pourquoi ne répondait-elle jamais à ses questions franchement? Ses parents étaient une énigme. Une vrai énigme sans solution. Ils étaient aimants, mais sévères, et semblaient être des personnes tout à fait respectables. Mais plus les jours passaient, plus la jeune femme se rendait compte que quelque chose ne tournait pas rond. Il y avait ces absences étranges, son frère qui éludait ses questions, ces messes basses entre son père et sa mère, qui se taisaient immédiatement quand elle entrait dans la cuisine. C'était comme s'ils faisaient tous parti de quelque chose dont elle était écartée, et c'était un sentiment qu'elle ne supportait plus. Alors ce soir, c'était la goutte d'eau qui faisait déborder le vase. Elle eut envie de poser des questions à sa mère, de la mettre au pied du mur. Mais elle n'oserait jamais. Elle respectait trop ses parents pour ça, et ils lui avaient appris toute son enfance à se mêler de ses affaires. Alors ce n'était pas pour aujourd'hui, non, ce ne serait pas pour aujourd'hui. Elle fit volte-face et retourna dans sa chambre le visage fermé, chagriné. Elle s'enferma à double-tour, petite action rebelle qui, elle le savait, déplairait à ses géniteurs. Puis elle s'allongea sur son lit et pris son livre de chevet. C'était de loin sa meilleure arme contre les pensées qui venaient lui manger l'esprit. Les livres lui offraient des mondes dans lesquels se cacher, dans lesquels être une autre. Dans les livres, elle avait enfin l'impression de partager quelque chose avec quelqu'un.

« Tu veux dire que tu n'es pas au courant? » fit Adam d'une voix sérieuse et grave. Jezabel fronça les sourcils, et stoppa son vélo net. « Qu'est-ce que tu veux dire? » Il arrêta son vélo à côté du sien et ils se regardèrent pendant quelques secondes un peu ahuris. Il ne se doutait pas que ses parents ne lui avaient pas parlé, et elle ne se doutait pas qu'il puisse savoir quelque chose dont elle n'était pas au courant. Ils n'avaient qu'un an d'écart, et était amis depuis qu'ils étaient tout petits. Pourquoi tant de différence entre eux deux? Les parents d'Adam étaient plus agréables que les siens, c'était un fait, mais elle ne comprenait pas qu'il sache quelque chose qu'on ne lui avait pas dit à elle. Adam la regardait toujours, un peu gêné. « Dis-moi. » exigea la jeune fille, qui savait que son meilleur ami ne pouvait avoir de secrets pour elle. Il baissa les yeux et gara son vélo contre un arbre. Elle l'imita et ils s'assirent au bord de l'eau. Adam avait les lèvres pincées, comme s'ils s'apprêtait à faire une bêtise et qu'il hésitait encore. « Tes parents t'ont déjà parlé des mutants bien sûr? » Jezabel acquiesça et garda les yeux rivés sur son meilleur ami qui lui, faisait tout pour éviter son regard. « Eh bien tu sais, c'est un truc de dingue. Nos parents sont des sortes d'agents de l'ombre qui sauvent la planète. » Cette fois, la jeune fille haussa les sourcils. « Ces gens-là sont contre nature. De vraies créatures du diable. Ils pourraient nous manipuler et utiliser leurs dons pour nous anéantir, prendre le contrôle et nous traiter comme des esclaves. » Jezabel avait entendu plus d'une fois ses parents parler des mutants comme d'ennemis de dieu, prêts à tout pour prendre le pouvoir et détruire la société telle qu'ils la connaissaient. Apparemment, des gens essayaient de défendre ces monstres, et pensaient qu'ils étaient l'avenir de la société. Des balivernes, selon son père. « Nos parents se battent tous les jours pour les éloigner de chez nous. Ils se débarrassent d'eux. » Le sang de Jezabel ne fit qu'un tour. « Tu veux dire qu'ils... » Elle n'eut pas besoin de prononcer le mot, Adam fit oui de la tête. Ils les tuaient. La jeune fille baissa la tête. « Tu es sûr qu'ils ont le droit de faire ça? » Adam s'allongea sur l'herbe et regarda le ciel. « Bien sûr. Ils sont même obligés. Si ça continue comme ça, ils prendront tout ce que nous avons construit. Ce sera le chaos, Jez. Nos parents sont des héros. Sans eux, on serait vraiment dans le caca. » Jezabel tiqua sur quelques remarques de son meilleur ami. Il ne parlait pas comme un petit garçon de treize ans. Mais comme un adulte. « Et je prendrai la relève quand ils seront trop vieux. Toi aussi, on sera des envoyés du ciel, on sauvera le monde de ces monstres. Comme dans les films de police. Papa a dit que je pourrais commencer mon entraînement quand j'aurai quinze ans. J'ai carrément hâte: il va m'apprendre à me battre, tout ça. Ça va juste être géant. » Jezabel en avait trop entendu. Adam avait raison, leurs parents étaient des héros. Mais l'idée que ses parents tuent des êtres humains, aussi mauvais soient-ils, ne lui était pas confortable. Elle avait besoin de réfléchir, toute seule. Mais hors de question de montrer à son meilleur ami que la conversation l'avait déstabilisée. Elle pris son sac à dos et l'ouvrit. « Tu veux un sandwich au beurre de cacahuète? »

Jezabel ferma les yeux. Une seconde, deux secondes, trois secondes. Elle compta jusqu'à trente seconde avant de les rouvrir. Pourtant, le dessin était toujours là, sur son bureau, comme s'il sortait de l'atelier d'un grand dessinateur. Sans vraiment s'en rendre compte. Hier, elle avait regardé un documentaire sur un artiste espagnol, qui faisait des trucs juste énormes. Et aujourd'hui, elle venait de reproduire à l'identique le dessin qu'elle l'avait vu réaliser hier à la télévision. C'était impossible: elle n'avait jamais été douée pour le dessin, jamais. Depuis qu'elle était toute petite, on lui disait qu'elle était nulle en arts plastiques et on l'avait même envoyée au fond de la classe faire du découpage parce qu'elle ne pouvait gagner des points en peignant ou dessinant. « Mademoiselle Brown? » fit le professeur de mathématiques, la sortant de sa rêverie. « Tout va bien? » Elle fixa le vieil homme, qui avait les yeux froncés, et sourit gentiment. « Oui monsieur, pardonnez-moi. » Il ne la reprit pas une seconde fois. Il savait qu'elle était une bonne élève, et ce n'était pas pour une seconde d'inattention qu'il allait la mettre en retenue. Une fois débarrassée de cette attention qu'elle détestait, Jezabel reposa les yeux sur le dessin qu'elle venait de réaliser. Elle le roula en boule et le cacha dans son sac. Ce n'était pas la première fois. Quelques semaines plus tôt, elle avait reproduit en cours de gym la prouesse d'une fille qu'elle avait vu à des championnats cet été. La classe entière en était restée bouche bée, et elle la première. D'où elle tenait tout ça? Elle n'en savait rien. Elle ne pouvait pas être bonne dans tant de chose comme ça, en claquant des doigts. Elle plongea sa tête dans son visage et soupira. Heureusement pour elle, c'est à ce moment que la cloche sonna. Elle prit une grande bouffée d'air frais et tenta de faire le chemin du retour jusqu'à chez elle comme si de rien n'était, bien qu'elle fut plus silencieuse que d'habitude avec Adam. Avant qu'elle n'entre chez elle, il lui demanda si elle allait bien. Elle prétexta qu'elle était fatiguée, et fila dans sa chambre. Ses parents n'étaient pas là, ils travaillent tous les deux jusque tard dans la journée, tous les jours. Son frère était à son entraînement de basket, elle était donc tranquille pour quelques heures. Elle jeta son sac par terre et alluma la télévision, à la recherche du moindre documentaire, ou de la moindre émission qui pourrait l'intéresser. Sur la première chaîne, elle trouva un homme super doué à mélanger les cartes. Elle alla donc chercher le jeu de cartes de ses parents dans le buffet du salon et essaya de faire la même chose. Elle n'eut même pas à se poser des questions. En quelques secondes, les cartes dansaient dans ses mains comme si elle avait fait ça toute sa vie. Dans sa gorge, elle sentit une boule de plomb se former. Elle zappa, la bouche sèche, et vit une femme sculpter un visage dans un tube de rouge à lèvres. Jezabel se rua vers le maquillage de premier prix qu'elle avait eu en cadeau par un salon d'esthétique parce qu'elle les avait aidé à déménager. Elle sortit le rouge à lèvres, pris la mine de son crayon de bois et commença à tailler. En quinze minutes, elle avait réalisé une œuvre d'art. Prise de panique, elle détruisit la pâte rouge et la mis dans la poubelle, sous des épluchures de concombre. C'était impossible. Personne ne pouvait faire ça. Ce n'était pas normal, c'était inexplicable. C'était contre-nature. On n'était pas doué comme ça naturellement, elle le savait. Elle se mordit la lèvre et resta immobile devant le poste de télévision. Elle réessaierait le lendemain, pour voir. Et le sur-lendemain, s'il fallait. Mais si ces phénomènes étranges continuaient, il allait falloir qu'elle se pose les bonnes questions. Pour l'instant, elle était juste terrifiée.

La remise des diplômes. Jezabel en avait rêvé toute sa vie. Dans deux mois, elle commencerait enfin ses études à l'université, et partirai habiter dans son propre appartement, loin de ses parents et de leurs idéologies. Rien n'avait été plus important pour elle que cette perspective, depuis trois ans. L'idée de pouvoir enfin quitter la maison, la surveillance rapprochée de ses parents et leur dictature de la petite fille modèle. Elle allait enfin être libérée de tout cela, livrée à elle-même, et enfin plus zen. Beaucoup de ses camarades étaient effrayés par ce qui les attendaient. Elle, au contraire, s'apprêtait à sauter à pieds joints dans cette nouvelle vie qu'elle avait tant espéré. « Au diplôme de Jezabel. » Toute la tablée leva son verre pour boire en son honneur. Elle leva elle-même son verre rempli de jus de pomme, puisque le champagne, elle n'y avait pas encore droit. « Puisse-t-elle accomplir son destin et devenir le plus grand médecin que la terre ait jamais connu. » fit sa mère, les yeux humides. « et la meilleure astrophysicienne! » ajouta son père, visiblement fier. Tout le monde éclata de rire. Ils reprirent tous place sur leurs chaises et commencèrent le gâteau. Aaron, son frère, se tourna vers Jezabel. « Je comprends toujours pas cette histoire de double cursus. » Il leva les yeux au ciel en plantant sa cuillère dans la tarte. « C'est pourtant tout simple: je sortirai avec un double diplôme. » Aaron enfourna un morceau et regarda sa sœur, un peu désespéré. « oui mais c'est impossible de gérer ces deux parcours en même temps. Et en plus, tu suivras des cours pour avoir un minor en sciences politiques.. t'es un monstre ou quoi? Je me demande même comment la fac a pu accepter, c'est de la folie, c'est impossible que tu ne te plantes pas. » Jezabel sourit. « On en reparle dans un an, mon coco. » Aaron leva de nouveau les yeux au ciel. Toute la famille était là, réunie. Il y avait même quelques amis de la famille, pour fêter le succès de la petite Jezabel Brown. Dire qu'elle s'était toujours sentie un peu à côté de la plaque dans cette communauté. Quand elle était petite, elle ne comprenait pas pourquoi. Aujourd'hui, tout était clair comme de l'eau de roche. Ils étaient là, à parler de l'entraînement d'Aaron comme si c'était quelque chose de normal. Comme s'il était normal de frapper quelqu'un dans les côtes, de le laisser là à agoniser en lui disant de se barrer de notre ville, et de le menacer que la prochaine attaque serait pire s'il n'obéissait pas. Oh oui, Jezabel en avait vu des choses, depuis ses douze ans. Ses parents ne lui cachaient plus leurs activités, au moins. Ils militaient contre ces personnes qu'ils appelaient les mutants. Jezabel aurait bien aimé douter de leur existence. Après tout, ce n'était pas comme si c'était quelque chose dont on entendant parler à la télé, ou quelque chose d'universel. Le mythe des mutants étaient comme une légende, un mythe qu'ils se racontaient entre eux, à la base. Mais la jeune femme savait depuis longtemps qu'ils n'avaient pas menti. Les mutants existaient bien, et parfois là où ils ne pensaient pas à les chercher. Alors elle souriait, comme si de rien n'était. Mangeait son gâteau en lâchant un rire par-ci, par-là, pour donner l'impression qu'elle participait à la conversation et adhérait à leurs idées. Mais il n'en était rien. Parce que pendant qu'elle était là à manger de la tarte aux fraises, les amis de ses parents étaient peut-être en train de tabasser quelqu'un qu'ils soupçonnaient d'avoir un don, au détour d'une rue. Vivre avec ça était un fardeau quotidien, qui pesait sur les épaules de Jezabel. Elle avait sa propre épée de Damoclès sur les épaules, mais parvenait à la garder à distance pour l'instant. Ce serait sûrement plus facile en étant à l'université. En vivant seule, elle n'aurait pas à se cacher constamment, elle pourrait enfin vivre.

« C'est un scandale. » Reagan Brown se leva du canapé en trombe, la tête entre les mains. Le discours du président Baxton ne lui avait pas plu, et il ne plairait à personne dans leur entourage. Jezabel était là pour le week-end, avec ses parents. Les bras croisés devant la poitrine, elle était accoudée au tour de la porte du salon, le regard dur et le visage fermé. Son corps entier fourmillait de sentiments contradictoires. Les mutants étaient reconnus par le gouvernement, pour de vrai. Ils assumaient le fait qu'ils existaient. Mais quand elle avait imaginé ce moment arriver un jour, elle avait toujours imaginé que les mesures prises à leur égard seraient les mêmes que celles que ses parents revendiquaient comme légitimes depuis des années: les traquer et les tuer. Jezabel n'en revenait pas. Le président Baxter avait fait tout le contraire. Pour lui, les mutants étaient comme les autres, et il fallait les protéger. Ils étaient le futur, avait-il dit. Son cœur tambourinait contre sa poitrine. La porte d'entrée s'ouvrit à la volée et l'un des amis proches de Reagan entra dans la maison sans se poser de questions. « Tu as vu la même chose que moi? » demanda-t-il. Le père de Jezabel baissa les yeux, abattus. « C'est inadmissible. Ils ne se rendent pas compte du danger. Ils ont même fait un traité de protection pour ces salauds, tu te rends compte? Faut qu'on fasse quelque chose, Reag. » Jezabel restait là, comme invisible dans ce tourbillon de colère qui s'était insinué dans l'atmosphère de sa maison. « Ils ont dit qu'ils condamneraient- » « Je sais. Mais on sait tous les jours qu'ils nous remercieront un jour. On peut pas laisser les choses comme ça. » Jez regarda sa mère, qui semblait abattue. Tout ce pour quoi ils s'étaient battus pendant des années venait de tomber à l'eau. C'était pire que tout ce qu'ils auraient pu imaginer. « Appelle Thaddeus. Je suppose qu'on va avoir du pain sur la planche. » La jeune femme recula, et alla dans la cuisine sur la pointe des pieds. Les choses allaient prendre une autre tournure. Ses parents allaient sûrement lui demander d'accepter enfin d'être des leurs pour de bon, et plus une petite étudiante. Elle allait encore refuser, en prétextant que pour elle, il était primordial de faire des études si on voulait changer le monde. Mais rien n'allait plus jamais être pareil. Désormais, elle allait devoir se battre pour cacher son secret. Un dépistage était organisé, et elle ne pouvait y échapper: elle était sur les listes de la ville, c'était trop tard pour s'échapper. Disparaître n'était pas une bonne idée, cela ne ferait qu'envenimer les choses et mettre la puce à l'oreille. Elle allait devoir la jouer encore plus fine. Heureusement, les tests étaient secrets et personnels, il n'y avait pas de raison que tout ça soit révélé. Elle n'avait pas de souci à se faire. Tout ce qu'elle voulait, c'était continuer une vie normale. Être une fille normale. Mais ce n'était pas ce qu'elle était, et elle ne le serait jamais. I can't change, even if I try, even if i wanted to. Elle s'était résignée, à vingt ans, à vivre toute sa vie dans le mensonge. Du moins tant qu'on le lui permettrait. Elle avait peur de penser au futur, et à ce qui pourrait arriver si ces parents découvraient. Elle allait se battre jusqu'au bout pour défendre son secret. Avec un peu de chance, elle passerait dans les mailles du filet, et sa famille n'aurait jamais à savoir. Personne n'aurait jamais à savoir. Personne n'aurait à savoir qu'elle était la gosse mutante d'une famille de hunters. .