Sujet: Mechanical thunder [Marius] Sam 24 Juin 2017 - 21:44
mechanical thunder
Vérifier la porte : six fois. Vérifier le sac : trois fois. Vérifier l’état du téléphone, de l’oreillette, la connection aux systèmes de surveillance de l’appartement : deux fois. Remonter la fermeture éclair de la veste : une seule fois. Il était déjà tard lorsqu’elle avait décidé de faire une balade en moto pour se changer les idées. Il était tard et Charlie était fatiguée, déjà un peu alcoolisée, et elle avait vraiment, vraiment besoin de détente.
C’était qu’elle avait chassé, dans la journée, et que ses occupations les moins pacifistes ne lui laissaient jamais l’esprit en paix. Elle se mettait toujours, et c’était certainement normal, dans un état spécial lorsqu’il s’agissait de tuer des hommes et femmes qu’elle ne voyait même pas comme tels. La jeune femme devenait alors un bloc de marbre intouché par le soleil, une perfection aussi blanche que glacée incapable de parler. Trois mots, de toute la traque : Charlie, en piste énoncés proprement au téléphone avec son père. Et c’était tout. Pas besoin de parler pour tuer toute empathie, pas besoin de parler pour neutraliser les centres du regret, de l’humanité ou de la compassion dans son esprit. Pour une chienne de chasse, elle était parfaitement dressée. Et elle avait planté ses crocs de métal dans une gorge. Six balles, semi-automatique son amour, logées du plexus au cerveau. Dans la lunette de Cassandre, elle avait eu le temps de noter quelques détails : cheveux teints de sa victime, d’un joli rose pastel à la mode, robe à fleurs, badges en forme de lapins sur le tissus. Ses renseignements étaient formels, et de nouveau vérifiés : la malheureuse assassinée avait dix-huit ans et la capacité de générer des ondes de choc. Inutile contre un sniper positionné à distance intelligente.
Et la dernière survivante d’une belle lignée de hunters, après avoir froidement abattu une gamine à peine en âge d’aller au lycée, était rentrée chez elle. Comme ça. Sans questions, sans morale pour venir lui rappeler la portée de son geste, sans inutiles remords. Elle avait fait son devoir, voilà tout, et elle ne comptait pas s’excuser de défendre les citoyens aussi honnêtes que normaux de monstres. Elle avait fait son devoir. Et elle avait une excellente bouteille de blanc d’Alsace dans son cellier qu’elle déboucha lorsqu’elle entra dans l’habitation aux volets éternellement fermés. Elle descendit l’alcool sans broncher, verre après verre après verre jusqu’à sentir la délicieuse inhibition commencer à gagner ses réflexions. C’était tout ce qu’elle voulait : les muscles détendus, le cerveau légèrement engourdi, le bout des doigts à la sensibilité altérée. C’était une soupape de sécurité comme une autre pour celle qui était, si nous devions la voir avec un oeil froidement clinique, une enfant-soldat devenue adulte. L'alcool, le maquillage et les rencontres d'un soir étaient ses décompresseurs. La logique voulut donc qu’une fois la bouteille tombée au champ d’honneur, elle passe à la distraction suivante. Devant le grand miroir de sa salle de bain, vêtue d’une jolie robe grise en laine, elle s’acharna à tracer de parfaites lignes de liner, de rouge à lèvres -gris-violacé en vérité- et de blush. Le tout lui donna un air instantanément plus sympathique, peut-être plus jeune également, et la femme qu’elle vit dans le miroir en s’en éloignant ne lui ressemblait pas à ses yeux. Charlie, la jeune femme austère et froide à l’expressivité de porte de prison, prenait des airs de tornade de printemps une fois les pinceaux posés.
C’est à peu près à ce moment qu’elle se décida pour un tour en moto. Un tour rapide, sur une bête d’acier et de carbone taillée pour les courses plus que pour la route et dont le prix était probablement prohibitif. C’était une de ses acquisitions pensées pour être purement fonctionnelles, car elle en avait besoin dans ses devoirs de hunter, mais à laquelle elle s’était attachée : la Ducati Diavel Carbon était une amie plus qu’une possession. Tout comme son arme était son épouse, plus qu’un sniper. La jeune femme aux cheveux gris acier avait peut-être de légers soucis d’attachement. Mais elle n’en avait rien à faire, surtout, et elle ne ressentait pas le besoin d’en discuter avec qui que ce soit. Ce soir, elle voulait rouler sur sa monture mécanique, faire la course avec des voitures, finir dans un bar et ramener quelqu’un chez elle. Résolution prise, elle enfila son pantalon de moto par dessus sa robe, récupéra le blouson de cuir renforcé qui allait avec, son casque, et se mit à vérifier tout ce qui devait l’être : la porte, le sac, le téléphone, l’oreillette, la connection aux systèmes de surveillance de l’appartement. Plusieurs fois. Jusqu’à ce que son esprit imprime réellement le fait que tout irait bien, que tout était sous contrôle, qu’elle reviendrait et que rien n’aurait changé.
Noire mate et argentée, la Ducati filait sur l’asphalte dans un vrombissement fort qu’elle trouvait particulièrement mélodique. Sous les roues, les lignes blanches s’étiraient, dansaient à chaque changement de direction, sur un rythme que seul l’univers pouvait comprendre. Pleines, puis alternées, comme une partition de rythmiques à la seule logique interne qu’elle ne pouvait saisir. C’était apaisant. Le blanc, le noir, les lignes colorées des lumières de la ville rendues floues par la vitesse, ça lui donnait l’impression de ne pas bouger alors que le monde tournait autour d’elle et c’était tout ce qu’elle voulait, pour l’instant. Jusqu’au feu rouge. Freinage presque pilé, pied botté sur le sol, attente. Attente longue. Assez pour qu’un autre motard s’arrête près d’elle, et qu’elle puisse le jauger derrière le verre chromé de sa visière. Belle mécanique -la moto, pas l’homme. Peut-être voulait-il bien jouer avec elle ? Elle fit gentiment rugir son moteur. Enfin, gentiment… Agressivement, plutôt. Avec un geste de tête moqueur, avec un tapotement du bout des doigts sur sa poitrine et un grand geste du bras vers l’extérieur. Viens me chercher, garçon, hurlait tout son langage corporel, son torse penché en avant, sa tête casquée crânement sur le côté. Viens me chercher et dépasse-moi. Qu’il la fasse rire, un peu, qu’il l’amuse et elle lui paierait une bière si elle le retrouvait à l’arrivée. Le feu passa au vert. Elle n’hésita même pas. La cavalière et sa fidèle moto prirent immédiatement de la vitesse, ignorant les autres voitures, les passants et les obstacles, et même l’éventuel poursuivant. De dos, il n’y avait que les feux arrière, la veste noire et une lourde mèche de cheveux gris comme un étendard flottant. Et dans le casque ? Un rugissement de satisfaction.
Depuis quand exactement est-ce que je conduis ? Depuis… bien trop d’années pour que ce soit légal. Je suis monté la première fois sur une moto, je n’avais pas treize ans. Et je fuguais pour la première fois de la putain de prison appelée « internat » où m’avait balancé mon père. Ensuite, je me suis essayé aux voitures, toujours celles de mon père, sans son autorisation. Arrivé à Radcliff, je me suis initié comme un grand aux parcours automobiles, aux piques de vitesse et aux postes de police. Avec la morgue de l’adolescent intouchable. Et maintenant… depuis quand n’ai-je pas vraiment conduit ma bécane ? Depuis bientôt un an, parce que mes virées pour le plaisir ou mes allers-retours chez Astrid ou Crescentia ne comptent pas. Depuis bientôt un an. Voire un peu moins. Quoiqu’il en soit, lorsque je sors ma bécane du garage où elle se reposait, j’ai quasi l’impression de l’entendre ronronner de plaisir. C’est une vraie bécane de course. Payée rubis sur l’ongle, c’est sur elle que j’ai accompli pas mal de cascades préliminaires, celles visant à maquetter, celles visant à m’échauffer. C’est une vraie bécane, du genre que je faisais réviser une fois par jour en tournage, une fois par semaine le reste du temps. Un petit bijou. Un petit plaisir. Mon jardin secret, un moyen de combler mon besoin d’adrénaline.
Mon casque se verrouille sur ma jugulaire, la visière s’abaisse sur mes yeux, ma veste en cuir se referme sous mes doigts et j’enfile mes gants avec un plaisir non dissimulé. Putain, ce n’est clairement pas conseillé vu mon cœur, putain ce n’est clairement pas conseillé lorsqu’on s’est fait canarder, lorsqu’on a un organisme qui reste fragile mais… mais dans mon oreille grésille pour écouteur, je décroche sur mon tel avant de glisser dans la poche intérieure de ma veste, après avoir activé le kit main libre le plus perfectionné qu’on ait pu me trouver pour les tournages. « Yeap Marco ? Je pars de chez moi, je suis sur le circuit d’ici une bonne heure. Tu t’échauffes ? Te crève pas trop… » Marco, c’est lui qui m’a convaincu de me remettre dans le circuit. Dans tous les sens du terme. Mon objectif ? Un des circuits de course. Notre objectif ? Voir à quel point j’ai perdu, voir à quel point je suis resté aussi doué. J’ai une estime de moi proche du zéro absolu, mais s’il y a bien un domaine dans lequel je me sais excellent… c’est le domaine du sport. Des sports. De tous les sports. La moto ronronne, je me coule sagement sur les rues de Radcliff, pousse un petit pic d’accélération dès la sortie de la ville franchie.
Et huit heures plus tard, lorsque je reviens dans cette ville où j’étouffe mais que je suis incapable de véritablement quitter – autant ne pas trop se leurrer – c’est avec les cheveux dégoulinant de sueurs sous mon casque, c’est avec une promesse de pléthore de courbature dans tout le corps pour demain, c’est avec un apaisement certain et une excitation à fleur de peau, celle que me procure l’adrénaline, le bonheur simple de savoir que je vaux encore totalement quelque chose. Et… un feu rouge, je freine de mauvaise grâce, mais je freine. Et je relâche un peu la tension pour m’étirer et… A côté de moi. Je fronce les sourcils. Une Ducati. Magnifique. Ducati Diavel Carbon si mes yeux ne me trompent pas. Et une motarde. Magnifique elle aussi, si j’en crois ses formes. J’ai un sourire caché par le casque : la communication est sacrément restreinte dans ce genre de circonstances, mais le langage corporel va parler facilement : je fais rugir mon moteur en réponse au sien. Tu veux jouer, qu’elle me demande ? Oh putain que oui, je réponds. L’excitation, le défi, l’enjeu, tout ça dégage la fatigue qui commençait à pointer le bout de son nez. Le langage corporel est explicite, son langage des signes l’est encore plus, je réponds en singeant un baiser envoyé, suivi de mes doigts pointant mes yeux, puis les siens. Je veux bien jouer avec toi, mais méfie toi. On va dire que le message est clair.
Et on peut dire, aussi, qu’elle me prend totalement par surprise. Qu’elle nous prend par surprise, aussi, moi et ma réactivité. Sa moto file, la mienne démarre avec un temps de retard, c’est ça que je gagne à toujours vouloir me la jouer fanfaron. Quoiqu’il en soit, j’ai une vue privilégiée sur une cascade de cheveux gris acier. Et mon sens de la compétition n’aime pas beaucoup ça. En un rien de temps, tout ne se joue qu’à des dixièmes de seconde, j’ai planté aussi les voitures qui attendaient sagement, et je la rattrape. Le code de la route, je l’ai bouffé, tout comme les mètres qui me séparaient d’elle. Une ligne droite sans trop de voiture ? Je la dépasse, cabre ma moto détache une main pour lui faire coucou et la provoquer. Oui, totalement, j’ai la maturité d’un gosse de huit ans. Ca vous pose un problème ? Quoiqu’il en soit, je compte bien la narguer. Ne pas la laisser me rattraper. Mais ne pas la distancer non plus : ce serait trop con de perdre une pote de jeu maintenant, non ? J’ai un coup d’œil en arrière, une voiture en profite pour poper devant moi, tout comme un carrefour. Et m’oblige à piler. Et merde.
Spoiler:
J'espère que tu auras de quoi répondre si c'est pas le cas, n'hésite pas à me le dire au pire, on lance la police qui vient les emmerder ? ou ils s'arrêtent dans un bar
Méfie-toi, qu’il avait fait en mimant un regard posé sur elle. Ha ! Comme si Charlie était du genre à se méfier des autres ! Elle avait peur de la foudre, de l’imprévu, du temps qui change et des portes ouvertes et des journaux télévisés et des terrasses de café, certes, mais des gens ? Jamais de la vie. Surtout pas quand elle les imaginait comme de jeunes coqs à peine majeurs, probablement issus de famille riche, avec une bécane un peu trop grosse pour ne pas dissimuler des soucis d’égo. Car oui, c’était ainsi qu’elle voyait Marius. Rien de bien flatteur, évidemment, mais elle était bien obligée de se faire une idée sur l’équivalent de presque rien -sa tenue, son maintien, sa moto- et elle était parvenue aux conclusions les plus logiques qu’elle avait trouvé. Peu importait qu’elles soient fausses, au moins en partie. Ca ne changeait rien à leur défi muet, et elle avait déjà démarré. De nouveau les lumières de la ville se mirent à bouger autour d’elle, floues et trop rapides pour l’oeil. Il n’y avait plus que la route, sa monture, et l’éventualité de la course. C’était parfait, c’était merveilleux, elle ne voulait rien de plus compliqué que ça.
Un coup d’oeil dans son rétroviseur lui apprit qu’elle était effectivement poursuivie, ce qui la fit sourire en grand. Ivre de joie et peut-être un peu d’alcool également, elle serra la main sur la poignée des gaz pour accélérer plus encore sa fuite en avant. Pas trop de voitures sur la ligne droite, de quoi laisser rugir les moteurs, grimper les kilomètres-heure. Et si la jolie et puissante Ducati était une championne au départ arrêté, il semblait que la moto de son compagnon de mise en danger soit plus apte que la sienne à courir sur les circuits puisqu’il la dépassa. Elle aurait pu s’énerver, certainement. Elle aurait pu hurler dans le secret de son casque, s’agacer de le voir ainsi passer devant, bête d’acier cabrée et salut crâne de provocation au bout des mains… Mais elle ne le fit pas. Au contraire : la jeune femme explosa de rire. C’était juste dommage que le beau son un peu bas, un peu difficile -le manque d’habitude- ne fusse pas audible de l’extérieur. Que l’autre ne puisse pas voir le tressautement d’épaules qui accompagnait son amusement non plus. Ce serait un secret, alors, qu’il avait réussi à amuser une demoiselle ascendante porte de prison en faisant simplement l’imbécile. En la dépassant, même, alors qu’elle était farouchement compétitive. Qu’il profite de ses triomphes, elle lui laissait volontiers la première place. Mais pas pour très longtemps semblait-il. Elle le vit se retourner un peu en arrière, certainement pour s’assurer qu’elle suivait bien, en même temps qu’elle calcula la proximité du carrefour. Voiture qui arrive à tout allure sur le côté, cri d’alarme inaudible derrière la visière chromée, le bruit suraigu des freins maltraités et des roues qui marquent l’asphalte. Et un soupir soulagé de la demoiselle aux cheveux argentés, que personne ne put voir : au moins, il ne s’était pas tué. C’était une bonne chose. Et elle allait lui remettre les idées en place, c’était décidé.
Dans un autre crissement de pneus, ce fut Charlie qui s’arrêta, forçant sa moto à déraper fort gracieusement en un bel arc de cercle décrit par la roue arrière. Elle se retrouvait donc face à l’inconnu, en biais, prête à repartir une fois sa provocation lâchée. Car oui, elle n’avait pas fait l’effort de s’arrêter pour savoir s’il allait bien ou s’il voulait arrêter de courir. Juste pour le bloquer le temps de l’asticoter. Ce fut donc sa main gantée qui remonta à sa visière pour la soulever, révélant une partie de son visage et, plus important certainement, ses yeux clairs ainsi que leurs traits de liner sombre digne d’une youtubeuse beauté vétérante. Pas de mouvement, pendant un instant, un battement de coeur. Puis ses pommettes se levèrent vers ses yeux, signe évident qu’elle souriait, et elle pencha légèrement la tête pour lui faire un clin d’oeil provoquant. Ultime mesquinerie, elle prit le temps de lever la main au niveau de ses lèvres et de souffler un baiser symbolique, salut mon chéri muet, avant de refermer la protection de plastique chromé pour cacher son visage. Ca allait, il avait encore envie de la poursuivre comme ça ? Parce qu’elle repartait, là, dans un nouveau bruit de tonnerre et de mécaniques puissantes.
Direction de nouvelles grandes rues souvent vides, en plein milieu des quartiers aisés. Ce n’était pas l’heure de sortir les enfants pour aller à l’école, pas plus que celle de faire des barbecues ou d’aller à la messe. Peu de chances de croiser un embouteillage, un barrage de police ou un piéton à moitié sourd qui n’entendrait pas venir les motos. Ca voulait dire plus de place pour jouer, pour se laisser enivrer par la vitesse, l’adrénaline. Plus de possibilités de dépasser, contourner, jouer au chat et à la souris… En tout cas, elle le pensait. Charlie ne vivait pas depuis des années à Radcliff et même si elle avait appris par coeur le plan de la ville, elle n’en avait pas encore parcouru chaque rue et ruelle comme elle l’avait fait dans sa cité de naissance. Alors elle pouvait se tromper, sur beaucoup de chose. Comme sur la présence de la police. Etait-ce une sirène qu’elle entendait ? Une hallucination sponsorisée par la bouteille de vin blanc descendu un peu plus tôt ? De véritables gardiens de la paix ? Soudain, elle chercha du regard l’inconnu avec lequel elle courait pour déterminer s’il avait entendu la même chose, oubliant de faire attention à la route pour quelques instants. Il fallait qu’elle sache, vraiment, c’était important parce que si c’était effectivement une voiture de police qui s’était lancée à leurs trousses, elle ne pouvait absolument pas se permettre de se faire attraper.
Le jeu. Le jeu, je fonctionne par le jeu. Tout en moi ne cherche que le jeu, le défi, l’enjeu, la provocation. Tout, absolument tout, est toujours passé chez moi par le jeu. Les paris. L’interdit et le goût du risque. L’adrénaline, pour compléter le tableau. Fuguer à douze ans ? Un jeu, pour voir si j’en étais capable. Conduire la caisse de mon père à treize ans dans les rues de Paris ? Le jeu, là encore, celui de tenir le plus longtemps sans me faire pincer. Voler dans les magasins et lever le bouclier de la cleptomanie pour me dédouaner ? Là encore, le jeu. Me pousser dans mes retranchements, physiquement dans des séances d’escalade impossibles, dans des cascades particulièrement ardues, dans des objectifs presque inatteignables ; me pousser dans mes retranchements intellectuellement en me confrontant à un problème du millénaire, à des démonstrations frôlant l’absurde… tout, absolument tout pour moi est un fucking jeu. Alors qu’est ce qu’on pourrait attendre d’autre de ma part, sur ma moto, après des heures à tourner dans un circuit et à éprouver mes muscles et le plaisir de la vitesse ? Qu’est ce qu’on pourrait attendre d’autre de ma part lorsqu’on me provoque à un feu vert, lorsqu’on titille devant moi un foutu drap rouge ? Rien. Je réagis, je me prends au jeu sans qu’on ait besoin de me le répéter une seconde fois, je me jette à cœur et corps perdus dans cette course poursuite, sans arrière-pensée, sans hésitation, sans limite. Je provoque, aussi, cabre la moto dès que je la dépasse, lui fais un geste de la main. Coucou toi, continue donc de jouer avec moi. J’ai huit ans dans la tête, j’éclate de rire lorsque je la vois réagir dans mon rétroviseur et freine de justesse pour éviter la voiture qui vient de s’arrêter devant moi, dans un carrefour. Un dérapage, ma compagnonne de jeu me rejoint sans perdre de temps.
Derrière mon casque, mon sourire creuse mes fossettes. Derrière ma cage thoracique, mon cœur bat à toute vitesse, dans un rythme imposé, à une cadence qu’il tient pour le moment, comme un brave soldat exténué mais plein de bonne volonté. Tant mieux. La voiture repart, moi, je fais gronder mon moteur. Conversation silencieuse, et… sa main relève la visière de son casque, me dévoile son regard, indubitablement aussi amusé que moi. Je ne lui renvoie pas la politesse, me contente de rouler les épaules en réponse à son clin d’œil, de sa main me projetant un baiser à son tour -juste retour des choses, hein – et… on repart, brève accalmie, brève trêve avant le deuxième round. Cette fois, je ne me laisse pas faire, elle démarre, je la suis immédiatement pour mieux lui coller aux roues et jouer avec elle, plutôt que de la dépasser. Slalom dans des rues peu fréquentées, accélération encore une fois, pas d’embouteillage, pas de trouble-fêtes, pas grand-chose pour se mettre au travers de notre chemin, je ne cherche plus à la semer, juste à jouer au chat et à la souris avec elle, juste à me laisser porter par la vitesse, par le jeu, par d’adrénaline et cette semi-complicité qui se tissent entre elle et moi, juste…
Je mets du temps à les entendre. A dire vrai, je les vois avant de les entendre, ces couillons. Je les vois, dans mon rétroviseur, eux et leurs putains de gyrophares. Je les vois, et j’hésite une fraction de seconde. Un regard en direction de la motarde, je lâche mon guidon d’une main pour mieux l’interroger dans un langage des signes des plus sommaires. Pouce en arrière pour désigner les flics, agitation dans la main on fait quoi ?, main qui s’en balek’ pour lui faire comprendre que je ne suis pas du genre à m’arrêter immédiatement… et main qui part en avant pour proposer l’autre solution : on les invite à jouer ? Parce qu’en soi, ouais, je vais finir par les laisser m’attraper, mais pas tout de suite. Au pire, je risque quoi ? Pas grand-chose. Les avocats de ma famille interviendront avant même que le gus ait fini de lire mes droits, je ne le sais que trop bien. Il ne faudrait tout de même pas qu’un Caesar refasse à nouveau la une des journaux, non ? Quoiqu’il en soit, ma décision est finalement prise : pas besoin de consulter l’autre. Si elle veut jouer sa lavette, elle n’a qu’à s’arrêter… moi j’accélère. Je prends un virage à toute vitesse, me glisse dans une rue étroite, tourne encore une fois, puis une deuxième, et dérape une nouvelle fois devant un bar lorsque je commence à me dire que j’entends un peu moins les sirènes. Parce que ça donne soif, tout ça. Je m’extirpe de mon casque, mes cheveux sont poisseux de sueur, je secoue la tête, passe ma main dedans, crée de magnifiques épis, respire la classe et l’élégance. Et cherche autour de moi ma potipote de la soirée. Ce serait cool qu’elle m’ait suivi. J’aimerais bien lui offrir une bière. Ce qui serait moins cool, ce serait que les flics nous aient suivis aussi, mais… ça, je ne me fais pas trop d’illusions n’ont plus.