Avant la naissance d'Aurora, Adrian ne pensait pas spécialement posséder la fibre paternelle, et il n'avait jamais été plus proche que ça des enfants. Mais quand il avait pour la première fois senti sa fille bouger dans le ventre d'Evie, quelque chose en lui avait changé. Il s'était alors promis que quoi qu'il arrive, il ne laisserait rien arriver à ce tout petit être humain. Tant qu'il vivrait, il la protégerait, et gare à celui qui oserait tenter de lui faire du mal. Sa promesse, il l'avait tenue coûte que coûte et tant pis s'il y avait presque laissé la vie. Tout ce qui importait, c'était qu'Aurora aille bien. Parfois, il avait encore du mal à réaliser qu'Evie et lui avaient littéralement créé la vie – trois fois. La jeune femme était enceinte de jumeaux, des garçons, et Adrian avait eu un peu de mal à avaler l'information, parce qu'il ne s'y était vraiment pas attendu. Et puis le corps d'Evie avait commencé à changer et il avait compris qu'encore une fois, il allait être père. Et de trois, ils allaient passer à cinq. Ce serait un bouleversement dans leurs vies, mais Adrian aimait à croire qu'ils s'en sortiraient très bien. D'abord parce qu'Evie était une mère exceptionnelle et parfaite, ensuite parce qu'ils n'auraient pas vraiment le choix. Ils avaient encore trois mois pour se préparer à la naissance des jumeaux – à condition qu'ils ne pointent pas leurs nez un peu en avance – ce qui devrait largement leur donner le temps de s'organiser. Son temps libre, Adrian le passait à éplucher des catalogues immobilier et les petites annonces, afin de trouver une nouvelle maison qui conviendrait à leur famille. Ils avaient revendu celle où ils avaient tous les trois – non, cinq – failli mourir, ils avaient donc un assez bon budget, encore fallait-il trouver un endroit qui leur convienne. En attendant, ils vivaient dans son appartement du Quartier Sud, réaménagé par Evie qui de toute évidence trouvait la décoration à revoir. Adrian n'avait pas protesté, il s'était contenté d'obéir bien sagement quand elle lui demandait de déplacer tel ou tel meuble. L'endroit avait été transformé, cette touche féminine était plus que bienvenue. Et même le chat à trois pattes d'Adrian et leur chiot s'entendaient à merveille. Parfait.

Ou presque. Depuis sa sortie de l'hôpital, Adrian s'était efforcé de ne pas prêter attention aux maux de la ville pour se concentrer sur sa famille, mais il avait été forcé de constater qu'on n'échappait pas à Radcliff. Depuis l'élection d'Isolde Saddler à la tête de la ville, les choses avaient évolué, certaines en bien, mais malgré toute sa bonne volonté, leur nouveau maire n'était pas encore parvenu à les débarrasser une fois pour toutes des communautés extrémistes de chasseurs qui pullulaient et polluaient Radcliff. Lui qui avait encore honte d'avoir été de ces gens là avait désespérément envie de se racheter, au point d'avoir songé à rejoindre la Defenders Force afin d'aider la nouvelle police locale à protéger la ville et ses habitants des menaces. L'idée avait fait son chemin dans son esprit, mais il ne prendrait aucune décision sans en avoir d'abord parlé à Evie. Après tout, elle n'avait peut-être pas très envie de le voir prendre de nouveaux risques, surtout pas alors que leur famille était sur le point de s'agrandir. Alors la décision finale lui reviendrait, et si elle refusait de le voir rejoindre le groupe, il ne discuterait pas son choix. Elle avait suffisamment souffert par sa faute, alors il n'avait pas l'intention de la contrarier pour quelque chose d'aussi bête. Se prendre une balle dans l'estomac et faire un coma d'une semaine avait au moins eu le mérite de lui remettre les idées en place, il ne possédait rien de plus précieux que sa famille. Famille qui incluait le reste de sa fratrie et ses parents, quand bien même il ne s'entendait pas nécessairement bien avec tous. Cela faisait au moins cinq ans qu'il n'avait plus vu ni même parlé à ses parents, et il n'avait plus eu de nouvelles de son aîné depuis des mois... Mais Cecily, elle, était venu à Radcliff pour lui. Elle non plus, il n'avait pas le droit de la décevoir une seconde fois.

L'après midi bien avancée, Adrian songea qu'il était peut-être temps de réveiller Evie et Aurora, qui avaient décidé qu'une sieste leur ferait le plus grand bien à toutes les deux après le déjeuner. Ce n'était pas qu'il tenait à les déranger, mais la dernière fois qu'il avait commis l'erreur de les laisser dormir aussi longtemps qu'elles en avaient envie, Aurora avait refusé de se coucher avant vingt-deux heures, et Evie avait décidé que vingt heures trente, c'était une heure parfaitement acceptable pour cuisiner des cookies pour un régiment – les enfants des voisins, eux, avaient été ravis. Doucement, Adrian entra dans la chambre où étaient couchées son épouse et sa fille, Aurora s'étant endormie blottie dans les bras de sa mère. Le tableau était si touchant qu'il ne résista pas à prendre quelques photos avec son portable, avant d'aller s'allonger auprès d'elles. Pendant quelques minutes, il resta là à les regarder dormir paisiblement, comme si rien au monde ne pouvait les atteindre. Faire en sorte que ce soit vrai, c'était son job, et il le faisait de son mieux. Comment aurait-il fait sans elles ? Il préférait ne même pas y penser. C'était grâce à elles qu'il gardait le bon cap, et grâce à elles qu'il respirait. Plus que son oxygène, elles étaient sa raison de vivre. Ses angoisses et ses cauchemars ne disparaissaient que lorsque Evie était là pour le calmer, et seuls les sourires d'Aurora savaient faire disparaître son anxiété journalière. Pour lui, elles étaient le meilleure des traitements.

Tendrement, Adrian glissa sa main dans les cheveux puis sur la joue d'Evie, pour la réveiller tout en douceur. Il n'aurait jamais osé la réveiller avec brusquerie, et surtout pas alors qu'elle avait de plus en plus besoin de repos. Après tout, elle créait la vie. En fin de compte, lui n'avait pas fait grand chose, c'était elle qui faisait le plus gros et le plus difficile – et cette fois en double. Il attendit patiemment qu'Evie ouvre les yeux, et il ne fit pas un geste pour réveiller leur fille, qui dormait comme une bienheureuse contre la poitrine de sa mère. Evie éveillée, Adrian s'empressa de déposer un baiser sur son front, et sa paume glissa sur ses courbes avant de se poser sur son ventre bien rebondi. « Hey... Désolé de te tirer des bras de Morphée, mais je me disais que tu voudrais peut-être plutôt profiter un peu des miens... » Toutes les raisons étaient bonnes pour qu'elle vienne se blottir contre lui. D'ordinaire, ils n'avaient besoin d'aucune excuse, mais depuis qu'ils vivaient de nouveau ensemble, Adrian avait retrouvé son côté taquin – et ses habitudes d'amoureux transi. Il se rapprocha et passa son bras autour de la taille d'Evie, enlaçant Aurora par la même occasion. La petite remua un peu mais ne se réveilla pas, profondément endormie. « C'est dans ces moments là que je me dis que son nom lui va à merveille... » Elle portait le prénom de sa grand-mère maternelle, mais elle avait bien trop de traits communs avec la Belle au Bois Dormant pour échapper à la comparaison. « Comment est-ce que tu te sens ? Toujours aussi fatiguée ? »

Adrian avait dû se réhabituer à la vie "normale", et cela lui avait demandé beaucoup plus de temps qu'il ne l'aurait voulu. Après les horreurs de la guerre, il y avait eu celles de la prison, puis celles de la chasse... Se retrouver tranquillement avec Evie et Aurora, dans leur appartement lui donnait l'impression d'être au beau milieu d'un rêve, un rêve dont on finirait par le tirer brutalement. Des mois avaient beau s'être écoulés depuis les agressions successives d'Evie, il restait sur ses gardes ; il ne pouvait pas s'en empêcher. Il avait bien trop peur de les perdre, et bientôt il devrait ajouter leurs fils à la liste des personnes qu'il ne supporterait pas de voir disparaître. La grossesse gémellaire d'Evie avait été une surprise de taille, qu'il faisait de son mieux pour gérer, mais son accouchement accouchait à grands pas... Et on ne pouvait pas dire qu'Adrian était particulièrement serein. Evie était beaucoup plus détendue, mais lui... Il pensait à un millier de choses. Ils devaient retrouver une maison ou un appartement plus grand avant la naissance des jumeaux, terminer leurs achats pour eux, réaménager leur nouveau chez-eux... S'assurer qu'aucun chasseur ne les approcherait de près ou de loin. Et c'était une tâche qui s'avérait beaucoup plus compliquée qu'elle n'en avait l'air, car malheureusement les chasseurs ne portaient aucun signe distinctif. Adrian aurait pu être rassuré, après tout, Evie n'était plus mutante, mais ils savaient qu'Aurora était porteuse du gène, et certains ne verraient aucun inconvénient à tuer une petite fille d'à peine deux ans. Quant aux jumeaux, il était encore trop tôt pour le dire, mais ils avaient déjà demandé à Scarlett de faire le test à leur naissance, pour qu'ils puissent se préparer à toutes les éventualités. Lorsqu'il s'agissait de paniquer, Adrian était plutôt doué, trop doué. C'était une mauvaise habitude qu'il avait prise bien malgré lui, après des années et des années de conflit et de violence, un vieux réflexe.

Il devrait songer à tous ces problèmes plus tard, peut-être quand Evie serait sortie. Pour le moment, il avait simplement envie de profiter d'elle et de leur fille, sans tout gâcher avec ses pensées maussades. Evie se réveillait doucement et lui souriait, aussi admiratif qu'au premier jour. Il adorait son petit air endormi, le sourire qu'elle affichait quand elle le découvrait à ses côtés. Rien de nouveau, rien d'exceptionnel, mais il s'agissait de ces petits détails du quotidien qui le faisait retomber amoureux d'elle chaque jour. Evie, elle était sa bonne étoile, sa bénédiction, la seule personne qui l'avait aidé à tenir le coup toutes ces années. Sans elle, il aurait certainement fini par se foutre en l'air à un moment où à un autre, probablement après la mort d'Amelia. Sans elle, il n'aurait pas tenu le coup, sans elle... Il y avait un milliard de choses qu'il ne serait pas parvenu à faire. À commencer par la petite merveille qui dormait encore tranquillement entre eux. « Aussi belle que... Attends, tu insinues que je suce mon pouce et que je bave quand je dors ? » Un petit rire lui échappa, avant qu'il ne dépose un baiser sur les boucles dorées de leur fille. Ils avaient eu de la chance, Aurora n'avait pas été traumatisée par leur agression près de six mois auparavant. Ce qu'on disait était vrai, les enfants se remettaient bien plus vite que les adultes, et c'était tant mieux. Elle ne semblait avoir conservé aucun souvenir de cette horrible soirée, contrairement à ses parents. Adrian porterait ses cicatrices à vie, et Evie aurait sans doute beaucoup de mal à oublier ce qu'elle avait vu et vécu. Quant à lui... Cela n'avait ajouté qu'un peu plus de matière à ses cauchemars, il avait malheureusement l'habitude, et à défaut d'avoir trouvé le courage de consulter, il avait appris à vivre avec son stress post-traumatique.

« Une femme enceinte qui a faim... ? Étonnant, dis-donc... » Il lui offrit un sourire charmeur avant de se lever, en faisant bien attention à ne pas réveiller Aurora. Il faudrait la tirer de son sommeil bientôt, faute de quoi elle refuserait de retourner au lit le soir venu, mais elle dormait si bien qu'Adrian n'avait pas le cœur à la réveiller. Il attendit qu'Evie le rejoigne dans la cuisine, et comme un parfait gentleman il lui tira une chaise à la table pour qu'elle puisse s'installer confortablement. S'il y avait bien une chose qu'il avait retenu de leurs rendez-vous avec Scarlett, c'était qu'Evie avait besoin de calme, de repos, et de rester debout le moins longtemps possible. Alors certes, elle venait à peine de se lever, mais Adrian avait tendance à un peu exagérer. « Qu'est-ce qui te ferais envie ? Il doit rester au moins une dizaine de cupcakes de ton dernier après-midi cuisine avec Scarlett... Et de la quiche... Et... Bon sang, mais vous aviez dans l'idée de cuisiner pour tout le mois ? » Et il n'avait même pas encore regardé dans le réfrigérateur. Ne sachant jamais quelles pouvaient être les envies d'Evie pendant sa grossesse – elle passait d'une obsession pour les fruits rouges à une envie impérieuse de crudités – il sortit plusieurs plats qu'il déposa sur la table, avec une carafe d'eau fraîche. Avec son époux, Evie était certaine de ne manquer de rien. Il était déjà attentionné à l'excès en temps normal, quand elle était enceinte... Elle portait ses enfants, alors le moins qu'il puisse faire était de répondre à ses moindres désirs.

« Pendant que la petite et toi dormiez, j'ai feuilleté quelques catalogues d'immobilier. J'ai trouvé une annonce qui ne me semble pas trop mal, pour un appartement en centre-ville, dans un quartier assez calme. Trois chambres, un salon avec cuisine ouverte. Pas vraiment donné, mais avec ce qu'on a obtenu de la maison, et de l'assurance, on pourrait se le permettre. » Il se leva et quitta la pièce, le temps d'aller chercher le catalogue où se trouvait l'annonce. Il l'ouvrit à la bonne page et le tendit à Evie. Il lui laissa un instant pour l'étudier, avant de reprendre : « Qu'est-ce que tu en penses ? On pourrait toujours prendre rendez-vous pour aller le visiter, ça ne coûte rien. » Adrian s'assit auprès d'Evie, et prit sa main dans les siennes. « Il nous reste encore deux mois avant la naissance des petits, mais quand on fait le calcul, ça ne nous laisse pas tant de temps que ça pour trouver un nouveau chez-nous. Sans compter qu'il va falloir tout installer, préparer leur chambre et celle d'Aurora... Je ne dis pas qu'on devrait se précipiter sur la première annonce sympa, mais on devrait commencer à sérieusement chercher. Et pour peu que les jumeaux arrivent un peu en avance... » Scarlett les avait prévenu, c'était un risque. Ça ne voulait pas dire que cela mettrait les bébés en danger, mais cela risquait en revanche de rendre leur venue au monde un peu plus difficile s'ils n'étaient pas prêts. Dans son appartement, ils seraient vraiment à l'étroit et Adrian voulait ce qu'il y avait de mieux pour leurs enfants. Et s'ils n'avaient pas déménagé avant l'arrivée des jumeaux, Adrian s'attendait à ce que Susan lui fasse un nouveau scandale. Et la dernière chose qu'il voulait, c'était se quereller une énième fois avec sa belle-sœur. La dernière fois lui avait largement suffi, merci bien.