Les soirées dansantes, voilà bien une chose à laquelle Theo n’avait plus songé depuis longtemps. Lorsqu’elle était encore en Angleterre, il lui arrivait régulièrement de se rendre à ce genre d’évènements, pour se faire des contacts, obtenir des informations ou simplement par envie de s’aérer, mais depuis la mort de James, elle n’avait plus eu le cœur à ça. Sauf que ce soir, Eddie était de sortie dans l’Etat voisin pour elle ne savait quelle affaire à lui et elle avait une invitation pour la soirée d’Halloween de madame Greene, aussi avait-elle décidé de s’y rendre malgré tout. Après tout, ça ne pourrait pas lui faire de mal, et au pire, elle serait toujours prête à filer à l’anglaise si la soirée lui déplaisait tant. Et puisqu’il s’agissait d’un bal costumé, elle avait revêtu une grande robe médiévale et une tiare qui lui donnait des allures de reine des temps anciens. Elégant sans être encombrant pour autant, elle pouvait parfaitement bouger et elle était sûre de n’avoir ni trop froid ni trop chaud. Ses affaires attrapées, elle avait attendu son taxi et y était monté, direction : le grand manoir en bordure de la ville.

La jeune femme ne s’était pas attendu à autant d’effervescence. A dire vrai, elle n’aurait pas imaginé plus d’une petite cinquantaine de personnes ce soir, mais il y avait l’air d’en avoir au moins le triple. Au moins, ce serait animé, c’était plutôt une bonne chose. Remettant ses longs cheveux en place derrière son épaule, elle se faufila à l’intérieur de la demeure, appréciant le luxe étonnant dont elle faisait preuve ; ça n’avait rien de trop ostentatoire, mais on sentait les moyens mis pour le mobilier, pour l’organisation et pour la décoration. Ceux qui pensaient passer la nuit dans une vieille bâtisse délabrée pleine de vent et de toiles d’araignées devaient être bien déçus, mais Theo se contenterait très bien de ce décor-là. Passant d’une pièce à l’autre, elle finit par monter d’un étage et s’intéressa aux chambres qui avaient été laissées grandes ouvertes. A croire que la maîtresse des lieux ne voyait aucun inconvénient à laisser ses invités aller de çà de là dans sa demeure. Curieuse, l’ancienne escort finit par entrer dans l’une de ces grandes pièces. Tendant l’oreille, elle suivit le bruit qu’elle entendait non loin, provenant de ce qui ressemblait à une énorme salle de bain. Une bonne vingtaine de personnes auraient pu y tenir sans problème, mais pour le moment, il n’y en n’avait qu’une, et pas des moindres. Une grande robe d’un rouge éclatant et une chevelure qui aurait fait pâlir les sorcières de jalousie : pas de doute, c’était bien une certaine Irlandaise qui se trouvait non loin de l’anglaise qui ne put empêcher un sourire d’étirer ses lèvres. Elle s’approcha d’elle en silence et dit tranquillement :

- Eh bien, je me demande qui tu comptes séduire ce soir avec une telle tenue. J’en viendrais presque à me demander si je suis bien attirée uniquement par les hommes.

Elle rit doucement et combla la distance qui les séparait.

- Moira, ça faisait longtemps. Comment vas-tu ?

J'avais longtemps hésité avant d'accepter l'invitation que j'avais reçue. Une soirée dansante, costumée qui plus est, voilà une chose qui me tentait bien ! J'avais envie de m'amuser, de voir de nouveaux visages, de me détendre... Mais j'étais aussi terrifiée à l'idée de croiser des chasseurs ou pire, celui qui pensait m'avoir tuée. L'euphorie et la terreur se battaient farouchement en moi, à tel point que j'avais l'impression de ne plus être toute seule dans ma tête. Je regardais fixement la jolie robe rouge satinée posée sur mon lit, tandis que je retirais une serviette de mes cheveux humides. Y aller, ou ne pas y aller ? Prendre le risque que ça se passe mal ou rester enfermée ici à me morfondre ? Dans un élan de... Je ne sais quoi, je jetais la serviette et me décidais enfin à enfiler ma tenue. Ce soir, je serais Jessica Rabbit, avec certes au moins un bonnet en moins... Et sans lapin. J'avais pourtant tenté de convaincre Marius de se déguiser en Roger Rabbit, prétextant que sa passion pour les lapin valait bien un chouette costume tout en peluche, qu'il y aurait plein de jolies filles à la soirée, de quoi boire et manger... Mais rien à faire, monsieur faisait sa tête de cochon. Tant pis pour lui.

Il me fallu plus de temps que je ne l'aurais cru pour donner une forme correcte à ma tignasse et je me pointais, bien évidemment, en retard. Les portes allaient se fermer, et je dû trottiner en maudissant mes escarpins à talons hauts, avant de tendre mon invitation au videur qui me regarda avec un œil circonspect. Quoi, mec ? T'as jamais vu une lady qui souffle comme une vache ? D'un signe de tête, il m'invita à entrer, et je me retrouvais bientôt prise dans une ambiance suffocante de soirée bien animée. Un mobilier d'une rare élégance sans pour autant paraître tapageur, des invités tous plus élégants les uns que les autres, un punch qui me faisait déjà de l'oeil... Et moi, essoufflée, les cheveux à moitié sur le visage, qui devais faire tâche. Parfais. Première étape : trouver une salle de bain. Un serveur me l'indiqua à l'étage, et je grimpais rapidement les marches pour aller me refaire une beauté. Un petit coup de mascara et... Merde, qu'avais-je encore fait de mon rouge à lèvres ? Alors que je fouillais frénétiquement dans mon petit sac, je n'entendis pas les pas derrière moi et sursautais en étouffant un hurlement de ma main gantée de noir. Alors que je me retournais, je dévisageais Theodora d'un regard à la fois courroucé et terrifié.

« La vache, Theo ! Ca va pas d'me faire peur comme ça ! J'ai cru que j'allais faire une crise cardiaque ! J'suis déjà passée à deux doigts du cercueil, épargne-moi au moins jusqu'à mes 80 ans ! »

Passé le moment de la frayeur, je repensais à ce qu'elle venait de dire et esquissais un sourire amusé.

« Oh tu sais, je pense que je pourrais te faire changer d'avis... Tu veux être ma cavalière pour la soirée ? »

Ca se résumait souvent à ça, nos conversations avec Theo : des sous entendus, des jeux sur les mots... A tel point que vu de l'extérieur, il devait y avoir de quoi se poser des questions.

« Sinon je... Je vais bien, oui. » Tu mens si mal, Moira... « Et toi ? Tu es ravissante, dans cette tenue ! »

Mais à peine avais-je posé ma question que la lumière se mit à grésiller dans la pièce. Bientôt toutes les lampes s'éteignirent, et il ne resta plus que la lueur de la lune se reflétant sur les miroirs pour nous épargner le noir complet. Et alors, l'inquiétude me gagna.

« Oula... C'est quoi, ça ? Coupure de courant, tu crois ? »

Les amis de Theo pouvaient facilement se compter sur les doigts d’une main. D’un caractère bien particulier, elle avait surtout beaucoup de mal à se lier ; ce n’était pas vraiment une question de mauvaise volonté, mais la jeune femme avait eu trop de mauvaise expériences pour vouloir vraiment se livrer à quelqu’un d’autre et être prête à mettre sa confiance, ses secrets et sa sécurité en jeu. A l’exception d’Eddie, et d’Elie dans une certaine mesure, elle n’avait jamais eu personne. Arrivée à Radcliff, elle avait eu l’occasion de faire quelques rencontres plus qu’intéressantes, et Moira faisait partie de ces personnes qui avaient réussi à se faire une place dans sa vie. Etait-ce leur proportion à être têtues comme des mules, à ne pas avoir la langue dans leur poche ou bien à pouvoir critiquer la terre entière sans le moindre remord qui les avait rapprochées ? Theo avait tendance à penser qu’il s’agissait de tout cela à la fois. Elles avaient toute les deux une telle aisance à communiquer l’une avec l’autre que ça en devenait surprenant de savoir qu’elles ne se connaissaient que depuis un an ou deux et pas depuis toujours. A les voir, on aurait pu croire deux vieilles amies qui avaient grandi ensemble, et pourtant elles étaient encore de parfaites étrangères il n’y avait pas si longtemps que ça.
S’approchant de la grande rousse, l’ancienne escort sourit et haussa un sourcil, faisant mine de réfléchir à la proposition qu’elle venait de lui faire.

- Toi et moi en duo, à danser toute la soirée et à aller charmer dans tous les coins … c’est une idée qui me plait beaucoup.

Ce petit moment de bonne humeur fut néanmoins assombri par l’expression qui passa furtivement sur le passage de l’Irlandaise et son hésitation ne passa pas inaperçue aux oreilles de la grande brune qui avait bien trop l’habitude des mensonges pour ne pas réussir à déceler les plus évidents. Moins encline à la plaisanterie et plus concernée par l’était d’esprit de son amie, elle s’approcha un peu plus.

- Tu es sûre de toi … ? Tu as l’air …

Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase que la lumière grésilla avant de s’éteindre. A dire vrai, toutes les lampes s’éteignirent, les plongeant dans la pénombre. Ses yeux mirent quelques secondes à s’adapter à la nouvelle luminosité et elle tourna la tête vers Moira.

- Tu penses ? Je trouve ça un peu trop soudain, et je n’entends pas de mouvement de foule en bas …

Elle se sentait mal à l’aise tout à coup, mais impossible de savoir pourquoi. Quelque chose dans l’air lui déplaisait fortement, et elle se sentait soudain affreusement vulnérable dans sa grande robe médiévale, certes très jolie, mais absolument pas pratique pour fuir … ou se battre.

- Je propose que nous sortions d’ici. Maintenant.

Je devais bien admettre que sur le coup, j'avais eu peur de me retrouver toute seule à cette soirée. Enfin... Toute seule était relatif, étant donné le nombre d'invités qu'il y avait dans le grand salon. Habituellement, je n'avais aucun mal à discuter avec les gens, j'avais une aisance naturelle pour mettre n'importe qui à l'aise, et j'aimais tellement le contact humain que ça me semblait évident d'aller saluer le premier inconnu venu. Seulement, j'étais passée à un cheveu du tombeau, et je m'étais rendue compte que je ne pouvais plus faire confiance qu'à une poignée de personne. Aussi la perspective de faire de nouvelles rencontres ne m'avait-elle même pas effleuré l'esprit. Savoir que Theo était là elle aussi et que nous allions pouvoir passer la soirée entière à conspuer la planète et dire du mal de nos voisins m'enchantait carrément plus, et j'esquissais un sourire mutin.

« C'est un très bon plan, ça ! Partons en chasse et abattons nos rivales ! »

Theo et moi, nous avions une partie de notre histoire commune. Elle avait perdu l'homme qu'elle aimait et peinait à se reconstruire, elle aussi, à ceci près que le mien, d'homme, aurait pu sauver la planète avec sa gentillesse, tandis que James... C'était plutôt le genre de type qui m'aurait fait froid dans le dos si je l'avais rencontré. J'allais alors esquiver d'une manière pas très subtile la question de Theo – car il fallait bien admettre que s'il avait fallu que je lui dise pourquoi je n'allais pas si bien, nous en aurions pour la soirée et une thérapie – mais la brusque et inopinée coupure de courant le fit pour moi. Je hochais la tête, pas du tout rassurée. C'est vrai qu'à bien y réfléchir... Il n'y avait rien. Pas un bruit. Comme si d'un coup, tout le monde s'était tu, et c'était plus que flippant.

« Ouais, j'approuve totalement, cette maison est juste terrifiante... Allons boire un verre ailleurs... »

Je me précipitais vers la porte de la salle de bain, tentais de l'ouvrir avec l'énergie du désespoir, mais la poignée me resta dans les mains sans que la porte ne bouge d'un millimètre.

« Oh non... »,me lamentais-je, « Comment on va faire pour sortir d'ici ? T'as pas un tournevis sur toi, par hasard ? Ou... »

Soudain, je me rappelais que nous étions dans une salle de bain, et qu'il y avait certainement dans cette pièce des épingles à cheveux ou quelque chose du genre qui nous permettrait de crocheter la serrure et ouvrir cette fichue porte. C'était dans ce genre de moment que je regrettais de ne pas avoir une scie circulaire dans mon sac à main. De celui-ci, je tirais mon téléphone portable, activait le flash, et commençais à ouvrir les tiroirs à la recherche d'un objet pointu. Tous les objets devinrent alors flous, et je clignais des yeux en secouant la tête.

« Qu'est-ce que... AAAAAAAAAAAAAAH ! »

Alors que les peignes et brosses que je croyais avoir sous les doigts s'avéraient en réalité être une quantité non négligeable de seringues de toutes sortes, mon cri résonna et, ma mutation n'aidant pas, le miroir se fissura sous l'impact.

« Je... Theo... C'est quoi ce délire... Pourquoi y a des seringues partout ? Putain Theo... »

Je me tournais vers mon amie, éclairais son visage à la lumière blafarde du flash, et fit un bond en arrière. Elle avait le regard vitreux, comme si elle était ailleurs mais surtout, ce que j'avais pris pour une coupe de champagne dans sa main lorsqu'elle était arrivée s'avérait en réalité être une seringue, plus grosse, plus brillante que les autres, plus sinistre aussi, dont le tube était rempli d'un liquide dont la couleur me rappelait étrangement celle du NH24. Je reculais contre les murs, des larmes silencieuses coulant sur mes joues.

« T...Theo... Qu'est-ce que tu fous... ? »