Aspen n’était pas sortie depuis qu’elle avait pu quitter l’hôpital. Enfin, si techniquement, elle était sortie pour aller chercher des dossiers au bureau, et pour faire des visites d’appartements avec Elspeth aussi. Mais en dehors de ça, on ne pouvait pas vraiment dire qu’elle s’était laissée aller à des sortir de loisirs : déjà, parce que l’ambiance n’était pas forcément à la fête autour d’elle, et ensuite parce qu’elle n’arrivait pas forcément à trouver la motivation. Si la fatigue se résorbait, lentement mais surement, elle n’avait pas encore repris ses habitudes de socialite, et il avait fallu toute la persuasion de Sinead pour la pousser à rechausser ses stilettos et remettre un peu de volume dans sa chevelure de feu. Il fallait dire qu’elle savait y faire, la new yorkaise : elles s’étaient rencontrées un peu par hasard, dans l’un de leurs magasins de vêtements favoris, en flashant sur le même trench d’une marque anglaise bien connue. Loin de se battre pour la même pièce, elles avaient rapidement sympathisé, se découvrant des points communs à mesure du temps qui passaient : Aspen appréciait la fraicheur et la bonne humeur de la jeune femme, intriguée par le métier terriblement exotique de cette dernière. Journaliste d’investigation, cela ressemblait presque à un métier d’héroïne de roman plus que d’un gagne pain. Au final, elles avaient fini par se lancer dans ses conversations interminables autour de cocktails dans les bars branchés de la ville, à parler de leurs vies respectives et de leur amour pour la grosse pomme. Mais depuis son accident, elles ne s’étaient pas revues, malgré l’insistance de la brune. Ce soir là, Aspen avait pris son courage à deux mains pour rejoindre Si’ dans une de leurs antres préférées.

Pour l’occasion, elle avait enfilé une de ses robes préférées au tissu léger et estival, dans un bleu profond piqueté de rouge et cintrée. Elle avait pris le temps de tresser ses cheveux roux dans une couronne sophistiquée, et de composer ses habituelles peintures de guerre à base d’eye liner brun et de rouge à lèvre carmin. Elle ressemblait à l’ancienne Aspen, celle de Boston et de New York, celle qui avait confiance en elle et en l’avenir. Elle ne savait pas si c’était juste une façade ou non, mais à défaut, ça lui faisait du bien. Elle repéra vite son amie en passant le coin de la rue menant au bar, lui fit un petit geste de la main en remontant son sac à main sur son épaule, avant de traverser la rue pour prendre rapidement Sinéad dans ses bras, un sourire aux lèvres :

- Merci, t'es plutôt pas mal aussi dans ton genre !

Aspen n’était pas dupe, et avait déjà surpris son amie laisser son regard s’attarder un peu plus souvent que nécessaire sur ses lèvres ou d’autre partie de son anatomie. Ça ne la dérangeait pas tant que ça, au final, et puis c’était plutôt bon pour l’égo et ça, Aspen en avait besoin en ce moment, et plutôt deux fois qu’une. D’ailleurs, aussi bien elle était totalement à coté de la plaque, et Sinéad n’était peut être qu’une esthète absolument fan de ses cheveux. Elle n’aurait pas été la première à succomber à sa crinière, d’ailleurs.

- Excellente idée, tu as déjà commandé quelque chose ou tu viens d’arriver toi aussi ?

D’habitude, elle était du genre à arriver largement en avance, mais elle avait fait plusieurs détours un peu paranoïaques sur le trajet. Juste assez pour arriver pile à l’heure au final. Elle se passa la main dans les cheveux, puis prit le bras de Si pour qu’elles rejoignent leur table, commandant sa boisson habituelle au charmant serveur : un cosmopolitan à la fraise, avec des petites tapas à grignoter du bout des doigts.

- Bon alors ma belle, quoi de neuf dans ta vie ? Tu t’es trouvée un nouveau sujet d’article, comme tu le voulais  ?

Aspen avait accepté, enfin, l’invitation de Sinéad pour plusieurs raisons : déjà, parce qu’elle était suffisamment rétablie plus supporter d’être perchée sur des talons de douze toute une soirée sans risque la tétanie, ensuite parce qu’Els n’allait pas tarder à la tuer si elle continuait à tourner en rond le soir dans le salon comme un animal en cage tout en refusant obstinément chaque sortie qu’on lui proposait. Et puis, sortir avec Sinéad était un premier pas aux risques calculés : à priori, elle n’était pas du genre à l’embarquer dans des aventures de folie à base de guerre de clans et autres conneries du genre. Elles resteraient au stade des coktails, des discutions façon Sex and the City et, si vraiment elles partaient dans l’excès, elles iraient peut être danser dans un club de la ville, et basta. Pas de bagarre, pas de tueuse de hunters, ni de mutant, rien de tout ça. En tout cas elle l’espérait vraiment.

Aspen se laissait entrainer de bonne grâce par la bonne humeur et l’entrain de la new yorkaise, s’installant plus confortablement dans son fauteuil pour l’écouter raconter ses nouvelles aventures : ça lui ferait tellement de bien d’entendre parler d’autres choses que de tueries et de barbarie et de complots… Bon, finalement, elle lui apprit qu’elle était sur la piste d’un vendeur de vaccins clandestins, ce qui faisait doucement sourire l’ancienne traqueuse : si elle savait tout ce qu’elle-même connaissait sur le sujet, elle lui collerait surement un enregistreur sous la gorge en la faisant picoler comme un trou jusqu’à ce qu’elle lui dise la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Heureusement, Sinéad n’était pas au fait de son appartenance à une des plus grandes familles de hunters de la ville, et c’était très bien comme ça. A ces yeux, elle n’était qu’Aspen, l’addict du shopping, le bourreau de travail, l’accro aux tapas et aux boissons alcoolisées à la fraise le vendredi soir, et c’était véritablement rafraichissant. Elle hocha la tête doucement, alors que le serveur arrivait déjà avec leurs boissons : une efficacité redoutable, ce jeune homme. Et mignon, avec ça.

- Génial, c’est le mot. Mais te mets pas en danger, hein ? Je ne le prendrais pas super bien si j’apprenais qu’on t’a retrouvé découpée en petits morceaux dans une ruelle sombre… Santé, et à ton Pullitzer alors !

Elle trinqua et trempa ses lèvres dans sa boisson en plissant les yeux comme un chat satisfait. Ça faisait du bien de parler un peu d’autre chose que de meurtres et de vengeance et de trahison : la petite enquête de Si’ lui paraissait presque chou à coté de ce qu’elle avait pu voir ces derniers mois. Aussi, elle saisit la perche que lui tendait la jeune femme pour continuer toujours sur des sujets plus légers :

- Ah hum, du coup, Els’ et moi avons opté pour une petite maison pavillonnaire dans un lotissement pas loin du centre. On est un peu plus proche de nos boulot respectifs, et puisqu’on en a les moyens, autour en profiter pour ne pas se taper de co propriétaires ou de voisins du dessus gênants. Notre seule voisine est une petite vieille à moitié sourde qui pense qu’on est un couple de lesbiennes, c’est assez marrant, elle nous fait des petits coucous et des sourires appuyés quand elle nous voit rentrer ensemble … Enfin bref, du coup mon dressing est plus grand que dans mon ancienne colloc, le quartier plus calme, et c’est tant mieux. Seigneur, quand je m’entends dire ça, je me rend compte que je parle comme une vieille !

Elle gloussa et reprit une gorgée de boisson. L’adaptation s’était faite en douceur avec Elspeth, qui avait mis un moment à prendre ses aises dans une maison qu’elle trouvait trop belle pour elle, ce qui était ridicule, bien évidemment. Aspen balaya le bar du regard, simplement histoire de voir si elle reconnaissait des visages familiers, puis reprit :

- Et toi du coup, tu as pu recroiser des connaissances d’ici ? Ta frangine peut être ?

Aspen reprend une petite gorgée de boisson, savourant les saveurs sucrées qui titillaient ses papilles et la ramenaient à ses bonnes vieilles habitudes de socialista, qu’elle cultivait depuis qu’elle avait l’âge de sortir sans chaperon. A discuter comme ça légèrement avec Sinead, elle se rendait compte d’à quel point ça avait pu lui manquer, malgré tout. Elle s’était empêchée pendant des mois de faire autre chose que de s’inquiéter pour Lorcan et Priam, et maintenant … Maintenant elle avait besoin de lacher un peu de lest, d’être autre chose qu’une chasseuse tiraillée entre son éducation et sa morale toute neuve. Avec la jeune new yorkaise, elle avait l’impression d’être une version d’elle-même plus enjouée, moins difficile à vivre et à assumer. Peut être une version d’elle-même qu’elle aurait pu être dans la vie, si elle était née dans une famille normale, pas une famille d’assassins, avec pour seuls soucis son absence de vie amoureuse et son trop plein de vie professionnelle. Ça serait quand même génial, quand elle y réfléchit bien. Elle déglutit et hoche la tête joyeusement, reposant son verre devant elle alors que son regard glisse du jeune homme qui la dévisageait, un peu plus loin dans le bar, aux yeux plein de vie de son amie :

- Pas de souci, en plus si il fait beau, on peut rester dans le jardin une partie de la soirée, c’est super calme, surtout en semaine. Il manque encore une piscine, mais bon tant qu’on est pas propriétaires, ça sert pas vraiment qu’on investisse … Et pour le dressing, attend un peu que j’ai ma prime de productivité de fin de semestre, et on se barre à Louisville toute une journée pour faire flamber la CB, bien comme il faut !

Elle l’écouta raconter avec attention les étranges retrouvailles de la jeune femme et de sa sœur, que la rouquine ne connaissait que de loin. Elle acquiesça doucement quand cette dernière lui avoua le manque de son jumeau : En effet, Aspen ne pouvait que la comprendre sur ce sujet, elle-même ayant souffert de la séparation avec sa moitié pendant de longs, trop longs mois il n’y avait pas si longtemps. Aujourd’hui, elle se savait incapable de subir cette distance une seconde fois : elle en deviendrait totalement folle, ou alors elle se laisserait dépérir, sans la présence réconfortante et galvanisante de Lorcan auprès d’elle. Il n’y avait absolument pas de doute à avoir là-dessus …

- Je me doute, oui, mais … Vous allez pouvoir vous voir bientôt ? Ou c’est …Compliqué ?

D’expérience, elle savait que les relations filiales n’étaient pas toujours faciles, et elle n’avait pas forcément envie de mettre la new yorkaise dans l’embarras avec ses questions peut être un peu trop personnelles. Pinçant sa paille entre ses lèvres peintes de rouge, son regard dériva à nouveau dans l’assistance : elle ne pouvait pas s’en empêcher, elle avait besoin de se tranquilliser en observant le moindre va et vient dans le bar, chaque entrée et sortie, comme par peur d’y voir apparaitre Rhaena ou n’importe quel mutant à sa solde, venu terminer le travail. Heureusement, à la place de la Dryden, elle ne croisait que le regard de plusieurs clients qui détournaient le leur, gênés, ou qui au contraire soutenaient celui intense de la Wol, peut être dans l’espoir qu’elle vienne à leur rencontre. Pas de chance pour eux, Aspen était joueuse, mais pas à ce point là. Pas en ce moment.

- Je n’arrive pas à me décider de savoir si c’est toi ou moi que le barman fixe avec autant d’insistance, j’ai l’impression qu’il essaye de voir à travers nos vêtements. Tu me diras, il s’imagine peut être avoir le droit à un prix de groupe.

Elle sourit à moitié, moqueuse. Quelques années auparavant, elle aurait surement fait de son casse croute du charmant latino qui jouait avec ses shakers. Elle s’était un peu calmée sur ce sujet, à son grand malheur d’ailleurs. Elle cogitait décidément bien trop.