- Lilian ! Tu rêves ?
Je redressai la tête. J'étais accoudée au comptoir, la tête baissée vers le bois usée, le regardant sans le voir. Le barman me tendis un plateau et hocha la tête en l'indiquant du regard.
- Oh, pardon, j'avais pas vu, je commentai un peu inutilement, et je saisis le plateau.
- T'inquiètes, mais concentre toi un peu. On a du boulot, m'avertit-il.
Il avait raison. Non pas qu'on ait été bondés. Après tout, on était en semaine, et en fin de matinée. Sans compter le froid automnal qui n'incitait pas grand monde à venir se rafraîchir. Mais j'étais pas mal occupée quand même, assez pour que Stan m'ai secoué comme ça, vu qu'on était que tous les deux, le matin. Comme Stan reste la plupart du temps au comptoir, c'était à moi de m'occuper de tous les autres, et ça faisait quand même pas mal. Non pas que j'allais me plaindre. Si c'est moi qui m'occupais de tous ces gus, c'est moi qui récolte les pourboires.
Mais malgré ces perspectives monétaires, je ne parvenais pas à me réjouir. Pour la même raison que j'oubliais de sourire en déposant le contenu de mon plateau à une table, que je remarquai à peine la main levée d'un type qui cherchait un serveur, et que j'aurais oublié tout ce qu'il m'avait dit si je ne l'avais pas noté. C'était à cause de Josh.
Hier soir, quand j'avais décroché le téléphone, je m'attendais à la discussion habituelle. Le genre de celle qu'on avait depuis environ deux ans. Lui, il me demandait où j'étais. Moi, je lui demandais si ça s'était « calmé ». On savait tous les deux que notre réponse allait décevoir l'autre. Je continuais de m'éloigner. La ville continuait d'être invivable. Alors on se rassurait comme on pouvait. On se racontait des choses marrantes. Et on raccrochait en sachant très bien que la situation était loin de s'arranger. Mais on ne le disait jamais.
Mais ce fameux soir, quand j'avais salué Josh, tout ce que j'avais entendu, c'était le silence. Et puis sa réponse avait finalement été :
- C'est tout ?
-
C'est tout ? J'avais répété.
- Tu sais très bien de quoi je veux parler, Lili. Ça fait des mois que tu es partie de Greeeneville. Ça fait presque deux ans, en fait. Et pour faire quoi ?
-
Tu sais bien, pourquoi ! J'ai protesté.
- Ne me prends pas pour un imbécile. Ce n'est pas ta mère que tu cherches et tu le sais très bien.
Piquée au vif, j'ai répliqué :
-
Mais qu'est-ce que t'en sais, Josh ? Qu'est-ce que t'en sais? Toi, t'as ta mère et ton père. Tu sais pas ce que ça fait de savoir qu'elle t'a s'est tirée sans même laisser un putain de message, qu'elle t'a abandonnée sans se retournée, que ton père est foutu à cause d'elle, et qu'elle s'en tire tranquillement quelque part sans jamais vous contacter, sans jamais au moins avoir le courage de lui dire qu'elle va bien... Je n'étais même pas en train de mentir à ce moment là. Non pas que j'avais oublié que j'étais pas du tout en train de la chercher. C'est tout le reste qui était vrai. Je la détestais. Je la détestais et je voulais qu'elle le sache. Et penser que je ne pouvais pas le faire me mettait en rage.
Mais tout ça, ça m'emmenait vers des terrains que j'avais pas envie d'explorer. Je savais qu'il fallait que je me calme avant de dire un truc que j'allais regretter. Alors je m'étais forcée à respirer calmement à la fin de ma tirade.
- C'est vrai, m'avais répondu Josh après un silence. Je sais pas ce que ça fait. Mais je sais ce que
tu fais. N'importe quoi. Et c'est pas ton genre, ptite tête.
Ptite tête. C'est comme ça qu'il m'appelait depuis notre enfance. Ce qui est une blague entre nous, parce que je l'ai toujours dépassé. Josh, c'est le petit frère. Si on enlève le fait que c'est mon cousin, ça concorde, même au niveau de la taille.
- Et va pas me dire que tu fais pas n'importe quoi, il ajouta très vite. Tu sais bien que c'est pas comme ça que tu la trouveras, ta mère. T'es suffisamment intelligente pour t'en rendre compte, non? C'est pas ce que tu fais, là. Ce que tu fais, c'est que tu fuis. Pas vrai ?
J'avais hoqueté de surprise. Même si je savais que mon mensonge n'étais pas excellent, je ne m'étais pas doutée que qui que ce soit puisse être aussi proche de la vérité!
-
Je...Je fuis pas.- Eh, avait-il dit, et sa voix était douce et un peu triste à ce moment-là. C'est grave ? Est-ce que... Quelqu'un t'as embêté ? Par ici? Écoute, s'il s'est passé quoi que ce soit...
-
Non, non, j'avais répondu, touchée qu'il s'inquiète pour moi.
Non, il n'y a rien eut, t'en fais pas ! - Ou alors... Quelqu'un qui te menace ? Qui te poursuis ?
Cette fois, c'est mon cœur qui avait eu un sursaut.
Trop proche.-
Non, non, Josh, j'avais dit très vite, ma main agrippant le rebord de la chaise de la cuisine comme une bouée de sauvetage.
- C'est un de ce ses sales dégénérés, c'est ça ? Avait-il poursuivit d'une voix sombre.
Mon sang avait reflué dans mes veines. A la place, j'avais été envahie par la colère.
-
Non, j'avais répondu, glaciale.
Non. - Mais alors pourquoi...
-
C'est pourtant pas difficile à deviner ! J'avais hurlé dans le combiné, à bout.
Puis j'avais écarquillé les yeux, terrifiée.
Bordel. Qu'est-ce que j'avais foutu ? J'avais raccroché avant qu'il me réponde. Il avait essayé de me rappeler, mais bien sûr, je n'avais pas répondu, et j'avais même finit par le bloquer. Ensuite, j'avais passé à peu près la nuit la moins reposante de ma vie. Et maintenant me voici, au milieu de cette salle de bar à moitié vide, à me demander si ma couverture n'a pas été éventée et si je ne vais pas me retrouver avec une bande de chasseurs à mes trousses.
Un de ces sales dégénérés... A moins que ce qui me préoccupait, ce soient les mots de Josh, finalement. Bien sûr, je n'ignorait rien de leurs positions. C'est d'ailleurs pour ça que j'ai longtemps continué de leur cacher les choses, même quand j'ai bien maîtrisé mon don. Un truc bizarre comme ça... Ils n'auraient pas apprécié. Et maintenant, avec ces histoires déclenchées par le président... La carte d'identité. J'essayais de pas trop y penser, mais si ce truc passait, j'étais complètement dans la merde. Je crois que c'était plus facile de pas réfléchir à ça, avant hier, parce que jusque là, on n'avait pas vraiment abordé le sujet. Et l'entendre dire ça, d'un seul coup... Ça m'avait fait mal.
Un instant, j'eus la vision fugitive de Josh, son fusil de chasse à la main, qui me faisait face, son visage fermé, et je l'entendis dire « dégénérée » …
Bon sang. Fallait que je me calme, là, c'était plus possible. Stan avait dû remarquer ma pâleur soudaine, parce qu'il me tapa sur l'épaule alors que j'étais de retour au comptoir, et me demanda si je voulais changer de place avec lui. Le comptoir, c'était pas forcément moins de boulot, mais vu mon état actuel, c'était peut-être mieux que je me déplace pas avec des plateaux chargés de verres biens remplis dans les mains... J'acceptai.
A peine étais je passée de l'autre côté qu'un client vint s'installer au comptoir. Je remarquai immédiatement qu'il n'était pas en très bon état, et ce avant même de l'avoir vu fixer la carte des boissons d'un air hébété. Croyez moi, je l'ai lue, et elle est pas fascinante à ce point, cette carte. D'ailleurs, le client finit par simplement demander un whisky, preuve qu'elle n'avait pas du l'intéresser tant que ça.
Un whisky à 11 heures du matin , hein? Je me tournai vers les bouteilles rangées derrière moi, choisissant moi-même celle qui devait convenir. Bien sûr, on a plusieurs whisky différents, mais quand les clients demandent ça, on sait de quoi ils veulent parler. Même si c'est à 11 heures du matin -
surtout si c'est à onze heures du matin.
-
Mauvaise...matinée? Demandai-je tranquillement au client derrière moi tout en versant l'alcool dans un verre. Aucune réponse. En me retournant, je compris pourquoi. Il avait entrepris de vider ses poches sur le comptoir, et cette activité avait l'air de l’absorber, au point de ne pas m'entendre, visiblement. Bizarre. Très bizarre, pensais-je en le voyant examiner chacun d'eux longuement. C'était ses affaires, alors pourquoi il avait l'air de les...étudier? Je le vis aussi contempler son portable d'un œil mauvais, et je sentis carrément une pointe de frustration. Il devait cherchait à contacter quelqu'un qui n'en avait pas vraiment envie.
Un paumé, diagnostiquai-je, ce qui ne m'étonnais qu'à moitié, venant de la part d'un client qui commandait un whisky à une heure pareille. Même si faut avouer que c'était plutôt étrange, vu l'apparence du gars. En fait, avec son jogging et son air propre sur lui, il avait l'air d'être un de ces mec qui va courir tous les matins puis rentrer chez lui déguster un smoothie à la carotte et une tranche de pain pauvre en sel avant de filer dans son bureau à la banque. Pas celui qui vient s'écrouler dans un bar le matin avec l'air et les sensations d'être au bout de sa vie. Mais peut-être qu'il venait de voir sa femme le tromper avec le plombier, qui sait.
Je posais le verre devant lui, quand un autre client m'interpella. Je m'éloignai, oubliant celui-là. J'étais occupée à verser de la bière dans une choppe quand j'entendis demander:
-
Excusez moi, est ce que vous pourriez juste m’indiquer… hum… l’adresse de l’établissement ? C'était lui, le client un peu paumé. Enfin,
carrément paumé, pour le coup. L'adresse?
Mais quoi, il sait pas où il est ? , je me disais tout en la lui débitant avec hésitation. Soudain, tout s'éclaira. Il avait l'air confus, il était tout surpris de ce qu'il avait sur lui, il ignorait même où il était... Bien sûr! Il était perdu. Pour de bon! Il faisait partie ces type qui, après une soirée bien arrosée, s'endormait sur quelque banc public et se réveillait avec un trou noir qui avait bouffé leur passé, et un marteau piqueur pour remplacer le reste de leur cerveau. Quand à ce qu'il ressentait... Trouble, irritation, mais surtout, incertitude. Quelque chose lui échappait, c'était sûr. Un vrai beau lendemain de beuverie, à n'en pas douter. Et forcément, ça rentrait dans mes attributions. C'est pourquoi j'ajoutai, après lui avoir donné l'info dont il avait besoin:
-
Mais dites... Vous seriez pas perdu, par hasard? Vous savez comment rentrer chez vous? Tenez, si vous voulez, on peut vous appeler un taxi. Ou quelqu'un que vous connaissez. Bref, si vous avez besoin d'aide...