Ce serait facile. Rapide. Peut-être pas indolore, mais cela n'avait que peu d'importance. Ce serait
fait, et c'était la seule chose qui comptait réellement. Entre ses doigts pâles et tremblotants, Raven tenait une seringue. Et dans cette seringue, son Salut. Le NH25, le sérum qui la débarrasserait de façon définitive de l'atrocité qu'était son gène mutant, cette malédiction qui s'était manifestée alors qu'elle venait à peine de fêter son dix-huitième anniversaire. Cette horreur qui l'avait condamnée à vivre en paria, à fuir les contacts humains, faute de quoi elle deviendrait assassine malgré elle. Elle n'avait pas mérité ça, pas du tout. Raven était une fille
bien. Née dans une famille sans problèmes au printemps 1987, à Toronto. Fille unique et choyée, bien élevée, élève brillante... L'avenir de la jolie brune semblait tout tracé. Elle qui adorait les enfants aurait voulu se lancer dans des études pour devenir institutrice à la sortie du lycée... Les choses auraient tellement pu bien se passer. Si
seulement cette bombe à retardement qu'était son gène mutant ne lui avait pas explosé à la figure. Raven n'était pas une fille populaire, pas vraiment, mais elle avait attiré l'œil d'un gentil garçon – Matthew. Le jeune homme fut son premier petit-ami... Et le dernier. Un jour, sans qu'elle n'y comprenne rien, il s'était tordu de douleur après un baiser, elle avait appelé les urgences... Matthew était tombé dans le coma,
empoisonné, et était mort une semaine plus tard. La surprise, le choc... Elle n'avait pas compris. Pas tout de suite. Puis toute chose vivante autour d'elle était morte. Les plantes de sa mère, le labrador de la famille... Mais il avait fallu que son lapin de compagnie meurt entre ses mains pour que le déclic se produise. C'était
elle. Alors quand ses parents étaient rentrés de leur voyage à Venise, pour leur vingtième anniversaire de mariage, Raven avait refusé qu'il la touche. Hystérique, elle avait réclamé des tests médicaux. Désireux d'apaiser les craintes – selon eux naturellement infondées – de leur fille, les MacKenzie avaient accepté. Puis les résultats étaient tombés. Raven était plus toxique que la belladone. Raven était littéralement un
poison pour l'humanité. Harmony MacKenzie s'était effondrée, et son époux Jared s'était mis à regarder leur enfant comme une étrangère – ne sachant comment réagir autrement.
Terrifiée, Raven s'était enfuie. Du jour au lendemain, elle avait disparu dans la nature, craignant non seulement de blesser les gens autour d'elle, mais également de finir disséquée sur une table de laboratoire pour être étudiée comme une bête étrange, et non pas un être humain. Parce qu'elle refusait d'être un danger pour son prochain, de la même façon qu'elle voulait tout de même vivre, Raven s'était condamnée à une existence d'errance solitaire, avec pour seule compagnie celle de ses ouvrages et de son lecteur de musique. Sac à dos sur les épaules, elle s'était d'abord enfoncée dans les profondeurs sauvages du Canada, là où personne ne l'importunerait avec des questions. Pour les rares personnes qu'elle croisait, elle était
Ophelia, et Ophelia se contentait de petit boulots qui ne payaient pas grand chose, mais qui ne nécessitaient aucun contact humain, et lui permettaient de subsister. Elle bougeait, souvent... Elle avait vu les affiches avec sa photo, "
portée disparue", ses parents la cherchaient. Mais elle ne pouvait pas rentrer, elle ne rentrerait jamais... Raven devint une créature sauvage, emmurée dans un silence nostalgique, condamnée à vivre par procuration à travers les histoires qu'elle dévorait. Les personnages de ses romans étaient ce qu'elle avait se rapprochant le plus d'amis, de famille... Elle passait de ville en ville, son baluchon sur une épaule et le poids du monde sur un autre. C'était presque par accident qu'elle avait atterri dans cette petite ville du Kentucky.
Radcliff. Elle avait manqué une sortie sur l'autoroute, dans sa petite voiture-maison, et s'était retrouvée dans ce petit coin à l'atmosphère étouffante, même pour les étrangers. Mais poussée par un drôle d'instinct, Raven avait décidé de s'y arrêter. Ça avait été la meilleure décision qu'elle ait pu prendre en dix ans. Dix ans de solitude, de silence, de remords et de pensées suicidaires de plus en plus difficiles à refouler.
Il n'avait pas fallu bien longtemps avant que Raven entende parler de tous les conflits qui agitaient Radcliff. Uprising. Le Gunpowder Squad et leurs bracelets de détection. Insurgency. Lancaster, les attentats, le climat de terreur, les morts... La liste était longue, et Raven aurait presque regretté de ne pas avoir passé son chemin. Presque... Par le plus grand des hasards, elle était tombée sur un Hunter. Un homme dont elle fut instinctivement terrifiée, d'autant plus qu'il
savait. Lasse, prête à mourir tant elle était fatiguée d'être seule, elle s'était effondrée, avait confessé le fardeau qu'était sa mutation, presque soulagée d'être démasquée, de pouvoir enfin –
enfin – vider son sac et laisser libre cours à ses émotions. Puisqu'elle n'était qu'un monstre, elle ne méritait rien de mieux qu'une balle dans la tête, n'est-ce pas... ? Sauf que... Sauf que l'homme avait eu
pitié d'elle. Brièvement, et sans baisser son arme, il lui avait expliqué le principe du vaccin NH25. Autrement dit, le Saint Graal pour Raven. Le Hunter n'avait pas eu à perdre une éternité à la convaincre d'accepter de se faire vacciner, pour la jeune femme c'était la liberté au bout d'une seringue. Il l'avait bien prévenue qu'il y aurait des effets secondaires, potentiellement sévères, mais elle ne s'en était pas souciée. Elle aspirait à retrouver la liberté d'évoluer parmi le reste de la population, sans craindre de heurter quiconque. Il lui avait remis la précieuse seringue... Et c'était assise dans la baignoire de sa chambre d'hôtel que Raven s'était injectée le sérum, certaine que quoi qu'il arrive, cela ne pourrait qu'être mieux au calvaire qu'elle endurait jour auprès jour depuis près d'une décennie.
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Raven eut un violent mouvement de recul lorsque les doigts de la jeune femme effleurèrent les siens tandis qu'elle lui rendait sa monnaie.
« Une épine », s'excusa-t-elle tout simplement en évitant soigneusement tout contact visuel, les yeux accrochés au bouquet de roses entre les mains de la cliente. Une épine.
Un mensonge. Quatre mois s'étaient écoulés depuis qu'elle s'était injectée le NH25 dans le système. Il avait fallu un mois au vaccin pour faire réellement effet. Les premiers jours, la peau de Raven avait sécrété davantage de poison, comme si le sérum faisait s'évacuer les toxines par tous les pores de sa peau. Puis étaient apparues les migraines, violentes, les pertes d'équilibre et la disparition ponctuelle du sens de l'odorat. Des choses avec lesquelles elle pouvait vivre, un prix bien bas pour tout ce qu'elle avait gagné. Raven s'était d'abord risquée à entrer en contact avec la flore. L'herbe, les arbres, les fleurs... Aucune plante n'était morte, alors elle avait osé caresser un chien qui s'était approché d'elle spontanément, avec cet espère d'air béat qu'on tous ces animaux. Tous les jours, elle avait répété l'expérience avec les mêmes sujets, la meilleure façon pour elle de voir les résultats – positifs ou non. Rien, absolument
rien n'avait dépéri à son contact. Elle en avait pleuré de joie, puis s'était progressivement autorisée à entrer en contact avec des personnes. Raven avait cessé d'éviter les poignées de mains, les contacts dans les transports en commun, ce genre de choses auxquelles nul ne fait attention, mais qui peuplent le quotidien. La peur avait manqué de l'étouffer, mais là encore...
miracle. Tout était allé pour le mieux. Enfin, elle pouvait cesser de fuir. Peu habituée à la gentillesse d'autrui, elle s'était étonnée d'être abordée par une femme âgée qui lui avait très franchement demandé si elle cherchait un travail.
C'était comme ça que Raven s'était retrouvé derrière le comptoir d'un fleuriste, à servir la population d'une ville dans laquelle elle venait tout juste de débarquer. Vivante, après des années à agir comme une bête sauvage. Mais il lui fallait tout réapprendre, un peu à la façon d'une personne souffrant d'amnésie partielle. Communiquer, ne plus sursauter au moindre effleurement, ne plus avoir en dégoût son propre corps. Vivre, simplement
vivre, loin des bains de sang et des conflits. Si elle en trouvait le courage, peut-être reprendrait-elle contact avec sa famille. Peut-être, puisqu'il n'était jamais trop tard, reprendre ses études. Doucement, reprendre ses choses que sa mutation lui avait volé.