Lorsque les gens découvrent qu’Orin est issu d’une famille catholique irlandaise, ils s’imaginent généralement plusieurs choses : qu’il est le seul non-roux de sa fratrie, que sa mère a été surmenée par des dizaines de grossesses, et qu’ils vivent sur une petite ferme où ils font pousser des pommes de terre dans l’espoir de ne pas mourir de faim. Ce portrait aurait sans doute été correct dans les années 1840s, mais heureusement, l’Irlande est passée au 21e siècle comme le reste du monde. En réalité, Orin Patrick Macallan est le quatrième enfant et le deuxième fils d’une fratrie de sept enfants, issus d’une mère originaire de Belfast et d’un père ayant grandi dans le County Clare, non loin des incroyables Falaises de Moher. La ressemblance au cliché s’arrête au nombre d’enfants de Monsieur et Madame Macallan – déjà, parce que trois de ses frères et sœurs sont adoptés, la mère d’Orin ayant convaincu son mari de prendre sous leur aile les enfants de sa cousine après le décès de celle-ci, alors que la plus jeune n’avait que trois mois. Ce sont d’ailleurs les trois seuls roux de la famille, le reste partageant la même teinte brun foncée que celle de leur deuxième fils. Tout au plus le visage d’Orin se couvre-t-il de taches de rousseur lorsqu’il passe trop de temps au soleil, une ‘adorable’ transformation que ses grands-mères utilisaient comme prétexte pour lui pincer les joues à la moindre occasion. Sans grande surprise, il évite de passer ses étés sur la plage pour éviter que sa peau ne le trahisse – peut-être secrètement convaincu de voir les squelettes de ses mamies jaillir des flots pour reprendre leur activité préférée.

Deuxièmement, les Macallans sont riches – et pas par la vente de pommes de terre. Padraig ‘Paddy’ Macallan, troisième de son nom, a repris la compagnie familiale commencée par son grand-père. Leur commerce principal est la vente d’objets électroniques et accessoires en tout genre, de la radio au câble USB introuvable ailleurs. Les ‘Steve Jobs de l’Irlande’ avait écrit un article récemment, avant de continuer à série de blagues douteuses sur le ‘Mac’ de Macallan. Même si d’un point de vue technique, Paddy grand-père, père et fils – et bientôt petit-fils, puisque le frère cadet d’Orin a rejoint l’entreprise avec sa sœur benjamine Patricia dite Tricia (on ne change pas un nom qui a si longtemps porté chance, après tout) – ont plus en commun avec Bill Gates que le dieu des hipsters. Que ce soit les énergies renouvelables, l’emploi d’anciens criminels ou le don d’équipement technologique aux écoles démunies dans les quartiers des grandes villes et petits villages perdus au milieu de la campagne, ils donnent à peu près à tout le monde. Cette générosité s’est grandement accentuée lorsque Paddy a épousé Caitlin O’Shea, professeur en théologie diplômée de Trinity College, Dublin – parmi sa demi-dizaines de doctorats et qualifications en tout genre. Outre sa passion pour la liturgie et les rituels de l’église catholique gaëlique, elle était – et demeure – l’auteur de nombreux ouvrages sur la ‘nouvelle chrétienté’, dans laquelle elle élabore une éthique d’entraide et de soutien entre membres de la communauté à tous niveaux, qui vire plus souvent au radicalisme presque marxiste qu’autre chose.  

Toujours est-il que c’est sa voix qui berça l’enfance d’Orin, ou du moins, c’est de sa voix dont il se souvient le plus. Sa détermination à propager son message et changer l’ordre des choses, sa conviction inébranlable qu’un monde meilleur était non seulement nécessaire mais possible, et son amour sincère pour son prochain furent les caractéristiques qu’il associa longtemps avec l’église de son enfance, et le catéchisme qu’on lui enseignait. Qu’elle soit obstinée au point d’ignorer la perte de ses yeux alors qu’elle donnait une conférence près de Redwood Castle sur son dernier livre, et ait dû accoucher d’Orin chez un inconnu à Radcliff, il trouvait cela inspirant plutôt que sot. Sans parler du fait que cet accident de sa naissance – pour la défense de sa mère, il était né une semaine prématuré – lui donna un passeport américain plus que pratique pour accompagner sa mère dans ses voyages. Si ses sœurs Maire et Tricia étaient résolument des filles à papa, lui, sa sœur Catriona et son frère Dermot étaient continuellement accrochés aux jupons de leur mère. Si tous les enfants Macallan avaient le droit d’accompagner cette dernière dans ses voyages à partir de douze ans, ils étaient les trois seuls à sauter sur l’occasion à chaque fois – Dermot parce qu’il envisageait déjà une carrière académique, Catriona pour découvrir le monde, et Orin parce qu’il voyait en sa mère une sorte de sainte et lui, son pèlerin dévoué. Quand son frère et sa sœur ne réussissaient pas à le trainer dehors découvrir la ville où ils se trouvaient, il était le plus souvent caché dans un coin de la salle où sa mère donnait sa conférence, les bras croisés autour de ses genoux, buvant chacune de ses paroles.

Dans la tête du jeune Orin, son avenir était clair : il reprendrait le flambeau de sa mère, ou du moins, continuerait les bonnes œuvres qu’elle avait commencées. Il serait aussi juste et droit que son père, aussi tendre avec ses proches, aussi équitable avec ses employés. Il ferait tout le nécessaire pour qu’un jour il trouve une femme à la hauteur de sa mère, et à eux deux ils fondraient une famille comme la sienne, et poursuivraient les traditions qui l’entouraient pour son plus grand bonheur. Il aurait des enfants qui, comme lui, seraient si bien élevés que leurs professeurs écriraient « courtois jusque dans son insolence » sur leurs carnets de notes, et qui chanteraient dans la chorale de leur petite église, peut-être même dans la cathédrale de Galway comme lui et sa sœur adoptive. Ça, en tout cas, c’était la théorie – la pratique ne se passa pas exactement comme prévue.


« Ne crains pas, je suis ton Dieu, c'est moi qui t'ai choisi, appelé par ton nom. » Dans la petite église blanche qui environnait sa maison, Orin était seul. Si seul qu’il avait osé élever la voix dans son chant, et ce malgré la puberté qui lui faisait chanter des notes discordantes au moment le plus inopportun. Seulement il n’était pas à la chorale de la cathédrale, et personne n’était là pour le corriger ou le critiquer. Il avait commencé à prier dans sa tête, mais le silence habituellement réconfortant lui semblait aujourd’hui terrifiant, comme une absence de… de la part de Dieu ? Non, l’idée était absurde ; mais le souvenir des visions qui l’avaient prises au moment où sa main s’était refermée sur celle de son grand-père avaient chassé quelque chose de son monde, quelque chose de précieux. Alors il s’était mis à fredonner son chant, puis à le réciter à voix haute, pour enfin oser l’air qui l’accompagnait, l’écoutant avec délice résonner autour de lui. « Tu as du prix à mes yeux et je t'aime. Ne crains pas car je suis avec toi. » Les vibrations musicales commencèrent à faire leur effet, et il sentit la terreur qui le prenait s’estomper peu à peu. Ses visions n’avaient rien eues de dangereuses, ni même d’inquiétantes. Au contraire, il avait pu faire sourire sa sœur pour la première fois en lui rappelant cette journée, et combien ils étaient heureux à l’époque. « Toi mon serviteur, je te soutiendrai, toi, mon élu que préfère, mon âme. Je mettrai en toi mon Esprit, je te comblerai de mon Esprit. » Plus que jamais, les paroles de la chanson le frappèrent : un tel miracle – car c’était bien un miracle, quel autre mot y avait-il pour décrire un tel évènement ? – ne pouvait être autre chose qu’un don de Dieu. Et comme le disaient les superhéros de ses BDs préférées, ‘with great power comes great responsibility’. Il lui fallait se montrer le plus digne possible de ce don qui lui était offert, puisque le Seigneur lui faisait confiance pour s’en servir. Le cœur battant de joie cette fois-ci, Orin sauta de son banc et couru hors de l’église, chantant aussi fort qu’il le pouvait : « Le Seigneur m'a appelé dès le sein de ma mère, il a prononcé mon nom. C'est Lui qui m'a formé pour être son serviteur, le témoin de sa gloire ! » Il chantait toujours lorsqu’il arriva chez lui, et fut encore plus souriant que d’habitude au moment des prières.

C’est dans cette même église, presque vingt ans plus tard, qu’il épouserait Lucy, belle comme une idole sous son voile blanc, avec ses longs cheveux blonds cendrés et ses yeux verts qui pétillaient de joie de vivre. Orin aurait aimé dire qu’il avait été fou amoureux d’elle, que les papillons dans son ventre étaient causés par sa simple présence, plutôt que l’idée que toute sa famille se réunissait dans la petite église pour assister à la cérémonie. Pourtant, sur papier, Lucy Smithson avait tout pour plaire. D’origine anglaise elle avait grandi à Londres, jusqu’à ce que son père se convertisse au catholicisme et quitte la capitale pour un petit diocèse dans le Gloucestershire. Elle n’y était revenue que pour ses études, là où elle avait rencontré Orin, à la même université. Tous deux membres de l’union chrétienne, ils en étaient vite devenus le couple le plus reconnaissable, le plus solide. Ils avaient eue leur petite famille là-bas, et avaient même tenus la distance lorsque, chacun à leur tour, ils avaient effectués une année à l’étranger. Une partie d’Orin avait été alarmé de se sentir soulagé par l’absence de sa petite amie dans sa vie outre leurs conversations Skype, mais il n’avait pas voulu y penser plus loin. Ce n’était qu’à cause de la pression des examens et de ses activités extrascolaires, voilà tout. Alors il l’avait épousée, et elle était devenue Lucy Macallan pendant deux ans. Un an à tenter de faire marcher ce mariage, et un an pour admettre qu’ils n’allaient pas y arriver.

Et en 2012, finalement, le coup de grâce : la révélation de l’existence des mutants. Il avait trente-quatre ans lorsque le président américain – Lucy et lui avaient déménagé à New York peu après leur lune de miel, pour le travail de celle-ci – annonça la présence de ce gène dans 0,2% de la population mondiale. 0,2% de la population, soit près de deux millions d’êtres humains capables de capacités extraordinaires, surnaturelles, inhumaines. Peu étonnant que l’apparition des Hunters n’ait pas tardée – Orin lui-même eut l’impression qu’il s’était réveillé le soldat d’une armée dont il ignorait jusqu’alors l’existence. Il n’était pas choisi par Dieu, sa capacité n’était pas un miracle. Il avait dédiée sa vie à aider les veuves, les orphelins, les parents encore trop choqués par la mort de leur si jeune fils qu’ils ne pouvaient articuler leur douleur. Il l’avait fait parce que c’était la bonne chose à faire, et parce qu’il avait été convaincu qu’il était uniquement désigné pour cette tâche, plus que tout autre humain sur terre. Il ne s’était jamais cru coupable d’orgueil, mais la réalisation qu’il n’était qu’un être parmi d’autres, qu’un autre humain pourrait sans doute marcher sur l’eau ou changer l’eau en vin, comme seul le fils de Dieu aurait du pouvoir, le rendit fou. Lui habituellement si calme, même dans sa colère, perdit momentanément conscience de ses actes. Et quand il revint finalement à lui il était debout au centre de son salon, la table basse en pièces contre le mur, la télévision arrachée à ses câbles et fracassée contre l’étagère, le vase qu’on leur avait offert pour leur mariage ayant brisé la vitre. Mais surtout, surtout, il avait vu le sang qui coulait sur la joue de Lucy, là où un éclat de verre l’avait coupée. Les larmes se mêlaient aux gouttes rouges, et lorsqu’Orin s’agenouilla pour les essuyer, elle recula instinctivement. N’insistant pas, il se releva et quitta la maison.

Les papiers confirmant leur séparation furent signés une semaine plus tard.


« Vous ne devriez pas, ces choses-là vous tuent à petit feu. » Orin releva le regard en direction du médecin, qui fixait son paquet de cigarettes d’un air peu impressionné. « Plus ou moins lentement que votre vaccin ? » répondit-il, avec un ton si courtois qu’on aurait pu croire à une question innocente. La femme en face de lui ne répondit rien, une lueur de culpabilité passant dans son regard. Orin finit d’allumer sa cigarette et se dirigea vers la fenêtre pour souffler la fumée à l’extérieur – il était peut-être hostile envers cet hôpital, mais ce n’était pas une raison pour empoisonner leurs poumons en même temps que les siens. Sur le chemin, sa canne manqua de se prendre dans le tapis, et un grognement de frustration lui échappa des lèvres. « Vous faites des progrès. » tenta de le rassurer sa médecin. Orin l’ignora, fixant à la place un oiseau qui s’était posé sur un toit non loin de là. La femme attendit quelques instants une réponse, puis soupira et se leva, faisant bruisser les documents sur son bureau. Il ne se retourna pas avant d’avoir entendu le bruit de ses talons sur le parquet et la porte qui se refermait sur elle. Ce fut alors à son tour de soupirer, avant de retourner s’assoir à son fauteuil et observer sa manche encore relevée, qui dévoilait son bras émacié et les multiples piqûres le parsemant.

Il était venu s’installer à Radcliff sur un coup de tête après son divorce avec Lucy. S’ils s’étaient quitté de façon civile, il n’avait pas voulu risquer de la croiser dans leurs cafés ou restaurants préférés de New York, et lui avait donc laissé son loft sans la moindre difficulté. C’était elle qui avait un travail, une vie là-bas, après tout. Lui avait vue sa vie s’effondrer autour de lui, et n’avait plus aucune attache nulle part. Alors il était parti visiter le lieu de sa naissance, ses papiers de dépistage bien cachés dans la doublure de son manteau gris. Il avait résisté à l’examen aussi longtemps que possible, mais en janvier 2014 il avait bien fallu qu’il cède, et son médecin famille irlandais lui avait annoncée la mauvaise nouvelle : il était porteur du gène. Heureusement pour lui, l’Irlande semblait répéter sa politique d’accueil envers les réfugiés juifs durant la Deuxième Guerre Mondiale, accueillant les mutants fuyant les Hunters à bras ouverts. Si son dépistage avait eu lieu aux Etats-Unis, il n’aurait pas donné cher de sa peau. Mais lui seul ici savait, et il ne comptait pas changer la situation : il avait beau comprendre les actions des Hunters, il n’allait pas pour autant agiter un drapeau en leur direction. Alors il avait acheté un ancien manoir de la ville, et s’était amusé à le rénover entièrement pendant la majeure partie d’un an. Il finissait les travaux lorsque les évènements de Redwolf Castle eurent lieu.

Et puis, il y avait eu le NH24… Son Saint Graal, à première vue. Une occasion de se débarrasser une bonne fois pour toute de l’énorme farce qu’avait été son ‘don’, et une injection régulière était tout ce qu’on lui demandait. Il fut parmi les premiers à s’en procurer, et la première dose dans ses veines lui procura autant de soulagement qu’il s’imaginait un junkie devait ressentir avec sa dose d’héroïne. Son héroïne, ce fut ce que le vaccin temporaire devint. Il ne sut jamais s’il perdit le contrôle de son don comme tant d’autres, ne s’approchant plus des morts, mais le contact avec un autre être humain lui devint insupportable – il suffisait que sa peau effleure celle d’un autre pour qu’elle lui semble prendre feu. A moins de sortir avec des gants, une écharpe et un manteau quelle que soit la température, il ne pouvait plus affronter le monde extérieur. Les choses se détériorèrent tellement qu’il finit par braver le couvre-feu pour aller s’acheter des antidouleurs, et pouvoir ainsi s’offrir quelques heures de sommeil. La dernière chose dont il se souvenait de ce soir-là, c’était de la douleur d’un bras autour de sa gorge, et celle encore plus atroce du liquide dont on emplissait ses veines. Les ténèbres dans lesquelles il sombra furent une délivrance, au point qu’il resta dans le coma près de quatre jours. Lorsqu’il se réveilla, la douleur fulgurante avait disparue, mais une autre avait pris sa place : moins intense, mais constante et ancrée dans son corps jusqu’à la moelle de ses os. Le genre de douleur qui ne devrait se ressentir qu’après des heures et des heures de sport, mais qui chez lui serait désormais sa compagne constante.

Personne ne savait pourquoi il avait été affecté aussi sérieusement. Etait-ce la particularité de sa mutation ? Ou le fait que son corps contienne déjà un cocktail d’antidouleurs et NH24 qui avait mal réagi avec le NH25 qui lui avait été injecté ? Son médecin, celle qui venait de partir, n’en avait pas plus l’idée que lui – une nouvelle chose à rajouter sur la liste d’inaptitudes dont il se trouvait constamment la victime. Une maladie chronique, c’était ce qu’elle était venue lui annoncer : il souffrait d’une maladie chronique, invisible mis à part ses traits tirés par la fatigue. Il y aurait des jours où la douleur l’empêcherait de marcher, de se lever même ; d’autres où il pourrait courir un marathon sans plus de mal que s’il avait été en parfaite santé. Orin eut un rire sec, écrasant sa cigarette dans son cendrier. C’était ironique, un nécromancien devenu presque un mort-vivant. S’il vivait assez longtemps pour en voir l’humour, il finirait sûrement par en rire.