Alfie n’était pas réputé pour sa chance. On pouvait même dire qu’il manquait sacrément de pot. Entre sa mutation destructrice et sa descente rapide dans les méandres de la drogue, de la rue et de la pauvreté, il n’était pas vraiment un habitué des lendemains souriants. Cela dit, la situation pour lui s’était considérablement améliorée depuis qu’il s’était fait vacciner. Il pouvait de nouveau entrer en contact avec le monde extérieur et avait pu dégoter un petit job qu’il était parvenu à garder cette fois. Il se sevrait par la violence, ce qui lui valait parfois des crises de manque aussi violentes que les crises d’épilepsie dont il était victime depuis la prise du NH25, mais dans l’ensemble, la vie était plus clémente avec lui depuis quelques mois.
Enfin ça, c’était jusqu’à ce qu’il se fasse arrêter pour avoir été dans les rues après le couvre-feu.
Il n’était même pas tard, seulement dix minutes après 23h, mais c’était suffisant pour être considéré comme une infraction à cette nouvelle loi imposée par Thaddeus Lancaster. Forcément, les hunters et policiers de Radcliff étant devenus un tantinet tatillons, il n’avait pas fallu longtemps avant que l’un d’entre eux ne lui tombe dessus. Il avait bien essayé d’expliquer qu’il avait eu besoin de sortir, qu’il n’avait pas vu que son stock de médicaments était vide et qu’il avait dû sortir en racheter d’urgence, l’homme en uniforme qui l’avait arrêté sans hésiter un instant n’en avait rien à faire ; Alfie était même prêt à parier qu’il ne le croyait pas une seconde. Alors, en se murant dans un silence familier, il s’était laissé conduire au poste le plus proche. Il n’y avait déjà plus personne, à l’exception d’une jeune femme qu’il aperçut du coin de l’œil lorsqu’ils passèrent devant son bureau.
On l’assit dans une pièce vide à l’exception d’un bureau et de deux chaises. Il avait déjà vécu cette scène plusieurs fois, et il savait pertinemment que son bon déroulement dépendait essentiellement de l’humeur et du caractère du policier qui menait l’interrogatoire. Le tatoué n’avait rien à cacher : il avait dit la vérité et les nombreuses caméras de sécurité qui fleurissaient dans la ville depuis Novembre pourraient en témoigner. Il s’était débarrassé de sa mutation et ne constituait donc plus un danger aux yeux des chasseurs. Il avait abandonné la drogue et s’était rangé autant que possible. Plus que tout, il essayait désormais de rattraper le temps perdu et de vivre une vie normale. Mais visiblement, toute la bonne volonté du monde ne le sortirait pas de ce mauvais pas.
Il ne sut pas combien de temps exactement s’écoula entre son arrivée et la coupure de courant, mais la lumière s’éteignit au moment où son interlocuteur, persuadé d’avoir mis la main sur un dangereux spécimen, commençait à perdre patience. Le policier lui jeta même un coup d’œil suspicieux, comme s’il avait pu, du fond de cette petite salle, faire disparaître toute l’électricité qui alimentait le bâtiment. L’homme en uniforme se leva et lui intima de rester à sa place. Alfie soupira : il savait le commissariat bouclé de tous les côtés. Même s’il avait voulu s’enfuir, il ne l’aurait pas pu. Il regarda l’autre partir et resta seul, assis sur sa chaise durant une poignée de minutes, avant que l’envie de se dégourdir les jambes ne le prenne. Il aurait tout le temps de se faire accuser de tous les maux plus tard. Sortant de la pièce, il parcourut les couloirs déserts et plongés dans le noir. Ses yeux s’habituèrent suffisamment à la pénombre pour que les faibles lumières des issues de secours et des appareils reliés à un groupe électrogène annexe lui suffisent à ne pas rentrer dans les murs.
Il eut le temps de faire une petite promenade avant que des voix n’attirent son attention. Fronçant légèrement les sourcils, il se dirigea vers le bruit et se retrouva debout dans l’encadrement d’une porte. Il reconnut le bureau qu’il avait passé plus tôt, ainsi que la jeune femme qui l’occupait. Elle était d’ailleurs assise bien sagement dans sa chaise, l’air étrangement tendue, et fixait une autre demoiselle debout devant elle. Alfie les regarda toutes les deux et se demanda s’il était vraiment judicieux d’intervenir, lorsqu’un bruit sourd plus loin le fit sursauter et se retourner d’un coup. Il chercha un instant la cause de ce son inattendu, puis voulu reporter son attention sur les deux inconnues avant de rebrousser chemin. Il se retrouva avec deux paires d’yeux braquées sur lui et retint difficilement un soupir presque triste tant il aurait dû s’y attendre. Il haussa légèrement les sourcils et se risqua à lever rapidement la main en guise de salut.

- Bonsoir … Loin de moi l’idée de déranger, mais j’ai entendu du bruit.

Il n’avait pas mieux ni plus sincère comme entrée en matière. Il espérait simplement que ça ne lui vaudrait pas un petit séjour dans il ne savait quelle cellule sombre pour la nuit.

Toujours debout dans l’encadrement de la porte, Alfie ne savait pas bien quoi faire. Rester avec les deux jeunes femmes jusqu’à ce que le courant revienne et qu’on le renvoie fissa dans sa cellule pour la nuit, ou bien rebrousser chemin tout de suite et s’épargner des soucis supplémentaires. La demoiselle aux cheveux bruns se tourna vers lui et le détailla un moment, avec une certaine insistance qui le mit quelque peu mal à l’aise.

- Alfie Cochrane, le vacciné volontaire. J’ai entendu parler de toi.

L’ancien mutant plissa les yeux, très intrigué et pas forcément très rassuré tout à coup. En général, les gens qui avaient entendu parler de lui étaient soit des chasseurs, soit d’autres drogués avec lesquels il avait trainé et dont il ne voulait plus jamais croiser la route. La grande brune n’avait absolument pas l’air de se shooter à quoi que ce soit, et puisqu’elle était au courant de sa vaccination, alors soit elle était hunter, soit elle était mutante ou sympathisante à leur cause. Dans tous les cas, cette remarque le pris de court, et il n’était pas certain qu’elle augure quoi que ce soit de bon pour la suite. Malgré son air aimable, malgré l’absence de jugement ou de dégoût dans sa voix, qu’elle sache qui il était le stressait. Il n’avait pas envie qu’on le force à prendre parti pour l’une ou l’autre des deux factions qui s’affrontaient à Radcliff. Il n’aiderait pas les chasseurs à tuer ceux qui pendant quinze ans avaient été les siens, pas plus qu’il n’aiderait les transmutants à renverser le système mis en place par les chasseurs. C’était une guerre à laquelle il ne voulait plus participer – du moins, pas pour le moment. Quand il aurait retrouvé une vraie stabilité, quand il aurait réussi à retomber sur ses pattes et qu’il pourrait sereinement avancer de l’avant, là, il verrait s’il voulait bien se lancer dans une nouvelle bataille. Pour le moment, il avait les siennes à livrer.

- Ca … fait un peu bizarre, comme déclaration. Je peux demander dans quel contexte vous avez entendu parler de moi ?

Quitte à glaner quelques informations, autant y aller directement. Mais apparemment, ce serait plus compliqué qu’il ne le croyait pour les obtenir. Elle annonça clairement qu’elle voulait quelque chose et que personne ne sortirait du commissariat tant qu’elle ne l’aurait pas obtenu. Il posa les yeux sur la seconde inconnue qui lui rendit son regard. Elle avait l’air tendue et méfiante – et il ne pouvait pas vraiment lui en vouloir.

- Vous devriez vous asseoir Monsieur Cochrane, la nuit va être longue, puisque cette charmante demoiselle a dû oublier dans son superbe plan que ce qu’elle voulait était probablement dans mon ordinateur.

Il la regarda appuyer encore et encore sur l’interrupteur de son ordinateur, fixant l’autre femme droit dans les yeux. Le tatoué haussa un sourcil et retint un soupir. Les choses allaient très vite devenir très compliquées, et il n’était pas sûr d’apprécier la tournure que prendraient les évènements. Du moment que tout le monde sortait de là indemne et qu’il ne se retrouvait pas au beau milieu d’un conflit quelconque, ça ne pourrait pas mal se passer. Il se trouva incroyablement naïf de penser ça, mais il voulait croire qu’une mauvaise situation pouvait être désamorcée facilement et ne pas exploser comme une bombe.

- Sans courant, c’est vrai que vous allez avoir du mal à lui donner ce qu’elle veut.

Il se tourna vers la première inconnue, assise dans sa chaise, l’air parfaitement en contrôle. Il se demandait à quoi rimait ce petit jeu qu’elle avait visiblement commencé, et surtout, où elle voulait en venir.

- D’ailleurs, qu’est-ce que vous voulez exactement ?

Décidément, plus les minutes passaient, plus Alfie trouvait la situation aussi absurde que cette conversation. Non seulement ils étaient bloqués tous les trois dans ce commissariat, de nuit, mais en plus il s’agissait de l’œuvre de la jeune femme très propre sur elle qui venait de s’asseoir tranquillement dans le deuxième fauteuil libre de la pièce comme si elle était chez elle. Ce que veulent toutes les jolies filles ? L’ancien mutant n’en avait aucune idée, mais cette jolie-fille là, en plus d’être tout sauf humble, avait réussi à le mettre mal à l’aise. Il ne savait pas qui elle était, et pourtant elle avait l’air d’en savoir beaucoup à son sujet – déjà, qu’il avait eu une mutation dont il s’était débarrassé volontairement, et ensuite son patronyme entier. Où avait-elle pu récupérer de telles informations ? Il n’était pas quelqu’un d’important, il était juste un individu lambda parmi tant d’autres, alors pourquoi savait-elle tout ça ? Et que voulait-elle à la deuxième personne présente ? Visiblement, elle non plus n’avait aucune idée du pourquoi du comment de la chose, et elle avait l’air particulièrement agacée d’être coincée là à devoir répondre à des questions auxquelles visiblement elle n’avait pas les réponses. Cependant, il n’y avait rien de vraiment étonnant à cela, étant donné que les interrogations de l’intruse étaient particulièrement obscures et vagues. Peut-être même un peu trop pour que ce soit normal. Se raclant la gorge, le tatoué finit par demander :

- Est-ce que vous pourriez nous donner un peu plus de détails .. ? Parce que c’est assez peu comme informations.

Il regardait la fliquette dans son fauteuil et l’autre qui lui faisait face, se demandant un instant si la conversation déjà tendue n’allait pas tourner au bain de sang. Il espérait sincèrement que non : il avait l’intention de vivre encore un peu, et pas de de mourir bêtement dans ce bâtiment sinistre alors qu’il n’y était que pour avoir osé rester dehors cinq minutes de trop après le couvre-feu.

- Vous être sûre d’être au bon endroit ?

Il espérait que la question ne la vexe pas, mais après tout, si elle arrivait si mal préparée pour interroger quelqu’un incapable de lui donner ce qu’elle voulait, alors peut-être s’était-elle trompée. Après tout, ce n’était pas le seul commissariat de la ville ; il suffisait d’un chiffre changé, d’un nom de rue altéré, et elle aurait tout à fait pu se retrouver au mauvais endroit au mauvais moment.
Comme lui en somme.

Il y avait des jours où Alfie se demandait pourquoi il avait pris la peine de se lever. Entre son travail qui, même s’il était miraculeux, pouvait se montrer particulièrement ingrat, et la vie en générale qui mettait un point d’honneur à rappeler à son bon souvenir qu’il était poissard comme pas deux, certains matins, il se disait qu’il ferait mieux de rester sous sa couette et passer les heures suivantes dans son petit appartement miteux, à jouer aux cartes avec son ombre plutôt que de mettre le pied dehors. Oui mais voilà, Alfie n’était pas non plus du genre à se laisser aller à de telles pensées, et il était parti de chez lui en fin d’après-midi pour son shift du soir sans imaginer un seul instant qu’il finirait sa nuit au post pour deux minutes de retard après l’heure à laquelle plus personne n’était censé se trouver dans les rues de Radcliff – personne à l’exception des hunters et de la garde personnelle de Lancaster qui rôdait dans la ville à la recherche des retardataires et des mutants baladeurs. Aussi, à la question de la policière, il se contenta de répondre d’un haussement d’épaules.

- Je serai enfermé ailleurs si j’avais tué quelqu’un.

Enfermé ou mort quelque part, tué d’une balle en pleine tête par un hunter consciencieux qui n’aurait pas voulu laisser passer une menace pareille – ou qui avait juste besoin de se défouler un peu.

- Je suis rentré chez moi deux minutes trop tard.

Ce serait amplement suffisant comme explication. Si elle voulait quelque chose de plus, des détails, des phrases plus longues, elle devrait insister plus que ça. Or, avec l’autre jeune femme qui la tenait toujours en joue, elle avait probablement la tête ailleurs. Le courant revenu, son ordinateur était de nouveau accessible, et avec lui les données qui semblaient tant intéresser l’inconnue. Plus il les regardait interagir, plus le tatoué se demandait comment toute cette histoire allait pouvoir se terminer – si possible sans mort supplémentaire, mais on n’était jamais sûr de rien, et pour peu que l’une des deux se décide à répliquer par la violence, la situation allait rapidement dégénérer ; et lui allait se retrouver entre les deux, comme ça lui arrivait souvent.

- Si elle vous donne ce que vous voulez, vous partiez d’ici sans la blesser ?

Il avait posé ses yeux sombres sur l’inconnue qui connaissait son nom. La question était sincère : si elle obtenait ce qu’elle voulait, est-ce qu’elle laisserait l’autre tranquille ? Ou bien débarrasserait-elle le commissariat de tous les témoins potentiels ? Il aurait presque aimé que l’autre policier réapparaisse soudainement et que la grande brune soit forcée de partir, laissant tout derrière elle. Mais il pouvait toujours rêver pour que les évènements s’enchainent aussi bien.