Depuis la descente des Hunters chez le patron, la boîte de nuit n’avait pas rouvert. Une fermeture à durée indéterminée qui faisait du Dickens un chômeur, une nouvelle fois. Les pieds croisés sur la table basse, avachi dans le canapé, il parcourait d’un œil distrait l’édition du journal parue dans la matinée. Il jouait depuis quelques minutes déjà avec une pomme, la lançant légèrement dans les airs pour la rattraper aussitôt. Sans regarder ce qu’il faisait. Sans se prendre la tête plus que cela.

Comme d’ordinaire, les nouvelles étaient mauvaises. Mais cette fois, c’était pire. L’assassinat du président des Etats-Unis était un choc absolu pour la grande partie des américains. Il n’en était pas plus surpris que cela, mais la nouvelle ne l’avait pas empêché d’être retourné. En plus de la perte inutile de la vie d’un innocent, on ne savait pas qui allait lui succéder. Et par les temps qui couraient, il y avait fort à parier pour que ce soit l’un de ces dégénérés qui profiteraient de la peur suscitée par la révélation des mutants aux yeux du monde. Ce n’était qu’une question de temps avant que la faut ne soit remise, selon toute probabilité, sur les épaules de ceux qu’on traité de monstres. Un prétexte ultime pour insuffler la peur dans les cœurs, et permettre à un extrémiste tyrannique de prendre le pouvoir. Et plus proche de lui, à Radcliff même, la situation n’était pas mieux. Il avait entendu des rumeurs selon lesquelles, depuis l’assassinat du président, ceux qu’on commençait à connaître comme les prédateurs des mutants prenaient des libertés quant aux descentes et aux agressions. Rumeur qu’il prenait relativement au sérieux depuis que son boss s’était retrouvé dans ce cas. Et il paraîtrait qu’on ne s’était même pas annoncé à sa porte, qu’on avait débarqué chez lui comme si on y était attendu, et invité ; la courtoisie en moins. Ça n’annonçait rien qui vaille. Pas pour les gens comme lui, en tout cas. Ni pour les logements comme celui-ci, qui avaient au final deux fois plus de chances d’attirer l’attention.

Il avait oublié de dire à Logan qu’il n’allait pas travailler. Elle allait rentrer sous peu, à l’heure où il était normalement déjà occupé à servir shooters sur shooters aux habitués. Et elle allait le trouver là, avec son journal et ses pieds sur la table, son air détendu malgré le fond des yeux inquiet, et sa pomme qu’il venait enfin d’attaquer. Mais le repas était chaud, et le salon rangé. Il n’avait au moins pas perdu sa journée.

Le bruit de la clé dans la porte d’entrée se fait entendre, au moment où il croque à nouveau dans sa pomme. Il entend les pas, le manteau qui s’accrochent et les chaussures qui atterrissent sur le paillasson avec toutes les autres. Ses yeux se relèvent vers la silhouette blonde qui apparaît dans le salon. Il prend le temps d’avaler sa bouchée, avant de lui sourire. « J’ai oublié de te dire que j’suis chômeur pour une durée indéterminée. J’espère que t’avais pas prévu de passer la soirée ici avec Anthea. » Et le sourire est presque insolent, pendu là. Taquin, avec le petit regard qui l’accompagne si bien, et l’imperceptible haussement de sourcils. Et il baisse à nouveau les yeux vers le journal, faisant mine d’être réabsorbé par sa lecture. À la vérité, il y a bien plusieurs minutes déjà que ses yeux parcourent sans arrêt les quelques mêmes lignes. C’est juste pour le principe. « Comment elle va, d’ailleurs ? »

C’est un affront enjoué, une taquinerie plaisante. Sa manière à lui de lui demander si elle a passé une bonne journée.

La journée a été longue et plate. T'es pas une fille de réunion. T'es pas une fille qui aime s'attarder longtemps sur un plan avant de le mettre en action. T'as appris à te contrôler, à être de plus en plus patiente lorsque tu étais encore à l'armée, mais depuis ton accident, il faut bien l'avouer, ta patience, elle te travaille drôlement. Tu ne veux plus avoir à penser, tu veux bouger, tout simplement. Mais tu sais que c'est impossible. Tu sais que tu ne peux pas aller par dessus ceux qui te donnent des ordres, ceux qui sont à la tête de l'organisation et tu comprends. Tu comprends, tu acceptes, mais tu chiales aussi. Comme un tout qui est indissociable. T'as la tête qui tourne, la fatigue qui habite tes traits. Parce que tu ne dors toujours pas beaucoup la nuit à cause de ton insomnie et tu es obligée de travailler le jour, comme tout le monde. Ça t'énerve, mais tu t'endures, pour ne pas paraître mal-intentionné. Peut-être aussi pour ne pas déplaire à Anthea, même si les rapports entre vous en ce moment ne sont pas particulièrement à leur beau fixe. Tu ne sais jamais comment t'y prendre avec elle. Tu ne sais jamais par où commencer, où tu t'en vas. Tu te retrouves constamment à côté de la plaque. Tes pas te dirigent dans cette ville que tu connais trop bien pour l'avoir parcouru des centaines de fois dans la noirceur de la nuit, et tu tentes comme tu peux de chasser son image de ton esprit. De te concentrer sur la prochaine mission à venir, cette mission dont vous avez discuté pendant des heures et des heures durant avec cette équipe qui t'accompagne habituellement, en plus d'Anthea et d'Isolde. Tu soupires, tentant de te vider l'esprit avec l'air frais de l'automne qui s'est bien installé. Tu avances machinalement, sans prendre conscience de ton environnement. La tête pleine, le coeur qui ne sait plus où donner de la tête. T'aimerais pouvoir faire le tri dans tout ça, mais tu en es encore incapable. Alors tu te contentes d'avancer dans le brouillard, cherchant quelque part une main tendue, un point d'ancrage. Peut-être près d'elle, peut-être ailleurs, tu n'en sais rien.

Lorsque tu ouvres finalement la porte de ton appartement, tu es surprise de voir de la lumière, t'attendant à être toute seule à cette heure avancée de la soirée. Tu es un peu sur le mode alerte, mais tu te calmes dès que tu aperçois la silhouette familière de Loeven étendu sur le canapé, une pomme dans la gueule. Tu roules des yeux à cette vue, hochant la tête avant d'accrocher ton manteau et de le rejoindre dans le salon. Tu entends sa voix, mais que très peu. Bien honnêtement, tu ne pourrais pas reconnaître sa voix de celle d'un autre homme que tu connais moindrement parce que tu n'as jamais pu l'entendre quand ton ouïe était encore parfaite. Alors le son reste flou, mais tu en profites pour lire sur ses lèvres en même temps, quelque chose qui te demande plus de concentration, mais qui reste plus clair que simplement sa voix. « J'ai oublié de te dire que j'suis chômeur pour une durée indéterminée. J'espère que t'avais pas prévu de passer la soirée ici avec Anthea. » Tu ignores sa dernière remarque sur Anthea, parce que tu n'as aucune envie de t'embarquer dans ce sujet, même si tu vois trop bien à l'aide ce petit sourire sur ses lèvres que c'est exactement ce qu'il veut, des détails. Par curiosité, par taquinerie, tu ne sais pas, mais tu aimerais bien ne pas être obligé de t'étendre éternellement sur ce sujet encore trop sensible, encore trop proche de toi et trop flou.« Tant que tu payes le loyer à la fin du mois, j'm'en fiche. » Tu déconnes un peu, l'argent, t'en as pas véritablement de besoin. Parce que votre appartement, c'est loin d'être un luxe et qu'à titre de blesser de guerre, tu récoltes plus d'argent que ce dont tu as besoin. Mais tu serais prête à dire n'importe quoi, pour ne pas parler d'Anthea à nouveau, même si le jeune Dickens ne semble vouloir n'en faire qu'à sa tête. « Comment elle va d'ailleurs? » Tu soupires devant son air qui semble prendre trop de plaisir à cette petite discussion. « Mieux que toi si tu changes pas de sujet tout de suite. » Tu ne veux pas sonner aussi sur la défensive, mais tu es incapable de réagir autrement. C'est instinctif chez toi, de vouloir te protéger de l'intrusion des autres, même ceux qui ne font pas ça pour mal faire. Tu prends une grande respiration, t'assois sur le fauteuil à sa gauche, et puis tu baisses la tête, frottant ta main contre ta poitrine, lui disant ainsi je suis désolée en langage signé. « Tu vas faire quoi en attendant de plus être chômeur? Jouer à l'homme du foyer? » Tu ricanes un peu, essayant de détendre l'atmosphère. Tu sens l'odeur du souper et tu sens ton ventre qui réclame à manger. « J'te fais une assiette? »

Y avait pas à chier, elle en avait, du caractère, la Logan. Il s’estimait pourtant bien heureux d’être tombé sur quelqu’un comme elle, plutôt qu’un abruti lambda qui l’aurait mis dehors à la première occasion. Elle avait beau avoir sa personnalité bien trempée, elle avait été d’une patience exemplaire, et le voir incapable de supporter la lumière et le bruit ainsi ne l’avait jamais fait douter de l’état réel dans lequel il se trouvait. D’autres auraient gueulé que c’était du chiqué pour rester, mais pas elle. Elle s’était occupée de lui avec calme et patience, et il estimait sans avoir besoin de se forcer que s’il était encore en vie aujourd’hui, c’était grâce à elle. Elle aurait pu le balancer sur le trottoir et le laisser crever, mais elle l’avait gardé. Comme on aurait gardé un animal blessé. Avec un peu plus de confort, puisqu’il avait eu le droit à une chambre. Aujourd’hui, il payait pour y crécher. Mais il estimait toujours avoir une dette immense envers elle. Et probablement impossible à rembourser, à moins de laisser sa vie pour sauver celle de la brunette.

Elle avait du répondant, et elle avait bien compris qu’il n’y avait plus à se gêner lorsqu’elle était en sa compagnie. Il était du genre à s’adapter et à accepter les railleries, à rebondir et à renvoyer la balle avec un clin d’œil et un sourire. Joueur et bon-vivant, lorsqu’il n’était plus à l’article de la mort après un coup de vaccin bien senti. Il finit d’ailleurs par reposer son journal sur la table basse, se penchant légèrement vers l’avant alors qu’elle prenait place dans le fauteuil à sa gauche. Il lui avait jeté un regard désolé et presque un peu dépité, alors qu’elle l’envoyait proprement bouler à propos d’Anthea. Mais il se détendit lorsqu’elle frotta sa main contre sa poitrine, signe de pardon dans cette langue gestuelle qu’elle maîtrisait. Il prit le temps d’avaler une nouvelle bouchée de pomme, avec un petit sourire, et un clin d’œil. Pas de mots, mais sa manière à lui de lui faire comprendre qu’il ne lui tenait absolument pas rigueur de ses petits accès de mauvaise humeur. Il n’était plus à ça près, et il commençait à suffisamment la connaître pour faire la part des choses.

Il sourit à sa question haussant les épaules brièvement. Les yeux dans ceux de sa vis-à-vis, ce petit sourire toujours au coin des lèvres, articulant au mieux et d’une voix la plus claire possible pour lui épargner un maximum d’efforts — sans pour autant laisser de place pour la moindre exagération. « J’sais pas. J’y ai pas encore réfléchi. J’aurais bien cherché un autre job de nuit, mais avec ce foutu couvre-feu, j’ai pas envie de me faire tomber dessus par n’importe qui. » Il plissa un instant les yeux, perplexe mais moqueur. Amusé. « J’pourrais peut-être avoir un boulot intéressant, un de ces quatre, si seulement on reconnaissait mon talent formidable pour la musique. Qui sait. » Nouveau haussement d’épaules. « En attendant, j’vais porter des CVs aux coins où j’aurai le moins de risques de me faire catégoriser et exécuter avant même d’être ressorti des locaux. Des suggestions ? » La vie à Radcliff était devenue un enfer. Y trouver du boulot, c’était pratiquement devenu mission impossible. Surtout quand on était un mutant, ou soupçonné de l’être. Tout particulièrement quand on n’était pas d’ici, que personne ne nous connaissait. Et encore plus quand notre identité était pratiquement invérifiable d’un point de vue légal. Il avait les papiers, mais il naviguait sous les radars depuis plusieurs mois déjà, déconnecté de pratiquement toutes les formes de technologies que la société leur imposait. Il était de retour à Radcliff, et c’était déjà suffisamment dangereux ; donner son CV, c’était distribuer des tracts avec son nom et son identité à tous les potentiels chasseurs de la ville. Et ça ne le réjouissait pas plus que ça.

Il secoua rapidement la tête lorsqu’elle parla du dîner, sans se départir de son petit sourire. « J’ai déjà mangé. Mais c’est chaud, sers-toi. » Il croqua à nouveau dans sa pomme. Arrivé au dessert depuis un bon quart d’heure déjà, bien qu’il ait pris le temps de commencer à le manger. Il avait laissé plusieurs portions, au cas où elle aurait une faim de loup. Et le cas échéant, ils en auraient d’avance pour le lendemain. « Alors, qu’est-ce que t’as fait de beau de ta journée ? À moins que ça aussi ce soit classé top secret. » Il la taquinait, et il prenait probablement plus de plaisir qu’elle n’en avait à l’écouter. Mais un peu de bonne humeur dans un monde de fou comme celui-ci, ça ne pouvait pas faire de mal. Pas une fois de temps en temps, comme ça. N’est-ce pas ?