Mr et Mrs Dursley, qui habitaient au 4, Privet Drive, avaient toujours affirmé avec la plus grande fierté qu'ils étaient parfaitement normaux, merci pour eux. – J.K. Rowling

Je suis bien d’accord, on a vu mieux comme entrée en matière qu’une citation d’un livre de littérature jeunesse. Il ne faut pas m’en vouloir, c’est l’une des premières choses auxquelles je pense lorsqu’on me demande de parler de moi. Dans le livre, les Dursley passent facilement pour des monstres limite racistes, je sais. Mais posez-vous deux secondes et mettez vous à leur place, dans leur tête, avec leur histoire en arrière-plan : les sorciers sont des fous, dangereux et en prime, ils sont létaux pour la société, voilà tout, il n'y a pas à tergiverser outre mesure. Et moi, je comprends les Dursley lorsqu’ils affirment qu’ils sont parfaitement normaux, merci pour eux. J’aurais bien aimé, moi aussi, grandir dans une famille normale : avoir une maison, un chien, des amis de longue date et un seul collège, un seul lycée. Une seule ville. Un seul pays. La normalité dans son plus simple appareil.

On pourrait croire qu’avoir des parents hautement diplômés dans les sciences et demandés dans de nombreux laboratoires pour faire avancer des projets aussi divers que variés présente un certain nombre d’avantages. Voir du pays, déjà, fréquenter les plus belles et prestigieuses universités du monde alors qu’on sait tout juste marcher, ensuite. Connaître des cultures, apprendre de nouvelles langues, enfin. Mais voyager, changer de pays tous les six, douze, dix-huit mois, ça implique aussi être seul, diablement seul, s’accrocher comme l’on peut aux uniques repères que la vie nous offre. Moi, ce repère c’était ma sœur. Ma grande sœur, de trois ans mon aînée. Je suis né en Chine, j’ai appris à marcher au Cambodge, j’ai prononcé mon premier mot dans les bras de mon père quelque part sur la côte Est des Etats-Unis. Entre mes parents absents, des professeurs particuliers lorsque nous ne restions que trop peu de temps dans le pays, des amis aussi vite trouvés qu’oubliés, il n’y a toujours eu que Moira de stable dans ma vie, et moi dans la sienne. J’imagine que c’est pour ça que nous étions toujours très proches, les premières années. Complices, joueurs, unis comme deux doigts de la main, nous étions presque plus que des frères et sœurs : des meilleurs amis. Et ça aurait pu rester le cas, vraiment, si Moira avait tout fait pour être normale.

J'étais la seule à la voir telle qu'elle était: un monstre ! Mais avec mon père et ma mère, il n'y en avait que pour elle, c'était Lily par-ci, Lily par-là, ils étaient si fiers d'avoir une sorcière dans la famille ! – J.K. Rowling

Mais ma sœur n’est pas normale, vous deviez déjà vous en douter. Aussi loin que je peux remonter dans mes souvenirs, elle n’a jamais été normale. Personne ne l’est, je sais, nous sommes tous différents. Mais il y a un monde entre avoir des acouphènes et pouvoir briser les tympans de quelqu’un en éternuant. Il y a un monde entre avoir les yeux vairons et faire vomir quelqu’un juste en entrant en résonance avec le liquide de son oreille interne. Ma sœur est un monstre. C’est cruel de dire ça, c’est méchant, c’est peut être même horrible qu’un petit frère dise ça de sa grande sœur mais c’est la vérité. Lorsque j’étais plus jeune, lorsque j’avais l’impression que personne ne me comprenait, que c’était juste pour me faire mal, que c’était juste pour me faire pleurer qu’on encourageait Moira à faire du violon alors que le moindre crissement me donnait envie d’aller me réfugier sous ma couette avec mon oreiller plaqué contre les oreilles, lorsque j’étais plus jeune donc, malgré tout, je trouvais le don de ma sœur particulièrement génial. Qui n’a jamais rêvé d’avoir son propre conteur chez soi ? D’avoir une voix qui racontait les histoires en faisant résonner les grondements du dragon, en faisant chantonner aux oreilles le petit pas bondissant du lutin trouvant des pièces d’or ? J’ai grandi avec un tel conteur dans le lit en face du mien, dans la chambre en face de la mienne. Mais le don de ma sœur, le vrai don, pas celui qui consiste à m’emmerder, ce n’est pas que des berceuses et des histoires.

C’est la mort, aussi. La douleur. La méchanceté. La mesquinerie. Ma sœur est un monstre parce qu’elle ne souffre d’aucune limite. Elle s’en sert, elle en use et en abuse, elle blesse les gens qui l’énervent, elle cajole ceux qu’elle veut manipuler. Et mes parents ne lui ont jamais rien dit. Ne l’ont jamais bridée. Il n’y avait que moi pour lui en vouloir, que moi pour lui dire d’arrêter. Que moi pour la voir telle qu’elle était réellement : un monstre.

Quand nous avons laissé derrière nous ces rivages et que nous n'entendons plus la voix des Sirènes, ni leurs accents mélodieux, mes compagnons enlèvent la cire qui bouche leurs oreilles et me dégagent de mes liens. – Homère

Je crois que l’on devient adulte le jour où l’on perd définitivement son innocence. Moi ça a été lorsque j’ai compris que non, ma sœur n’était pas une fée, que non, ma sœur n’était pas un ange, que oui, ma sœur était un monstre dangereux, mortel, incontrôlable et que j’étais le seul à le voir. Il est pénible d’être le seul clairvoyant dans une famille unie, dans une famille soudée. Dans une famille qui se leurre et se voile la face. Dans une famille errante où nous sommes tous le soutien de les uns des autres. Dans une famille, au final, ou j'ai rapidement du avoir l'air d'un trouble-fête. Je devais avoir treize ans lorsque j’ai compris à quel point mes parents refusaient de voir la vérité. Et à quel point, aussi, ma sœur était inconsciente. Et c’est là que je suis devenu adulte.

On devient adulte le jour où l’on perd définitivement son innocence. Moi, ce jour là, j’ai perdu ma sœur, mon unique point de repère et une partie du respect que j’avais pour mes parents. J’ai commencé à ouvrir les yeux sur la réalité puis j’en ai eu assez : assez de la supporter, assez de l’observer faire ses petits tours de passe-passe tout en restant impunie. L’année de mes quinze ans, elle est enfin partie, emportant avec elle sa mutation, une partie de notre famille et surtout une partie de mes problèmes. Je me suis retrouvé véritablement seul et j’ai compris deux choses : un, que ma sœur ne devait pas être la seule, elle, à être aussi dangereuse sur Terre et que, deux, elle restait ma sœur malgré tout ça et son absence me pesait bien plus qu'escompté. Sans compter qu’il devait bien y avoir un moyen, au moins un moyen au monde pour que je puisse récupérer ma sœur sans son anormalité, que je puisse la soigner, la guérir, la normaliser enfin.

Mes trois années de lycée, je les ai passées entre des recherches extrascolaires sur la génétique et tous les journaux du monde, traquant avec la patience d’un solitaire le moindre détail pouvant s’apparenter à des choses paranormales. Je ne vous raconte pas l’enfer que j’ai connu lorsque ça s’est su, une fois, dans le lycée où mes parents m’avaient négligemment déposé pour un an. Artur, le nouveau, est fasciné par le surnaturel… Et en plus c'est un intello. Qui préfère rester dans son coin à lire les journaux ou les livres de génétique avancée. Pendant trois ans, c'était moi l'anormal à leurs yeux mais je n'en avais rien à faire : l’important ce n’était pas ce que les autres pouvaient penser de moi, c‘était ce que moi je découvrais et que je sache, moi, ce qu'il y avait réellement d'anormal dans ce monde. Et pour découvrir, j’en ai découvert des choses. Moira n’était peut être pas la seule à être une abomination dangereuse, mais moi non plus : je n’étais pas le seul. Quelques mois après mes seize ans, j’ai été contacté par un groupe de chercheurs qui s'intéressaient aux mêmes choses que moi. Du moins, c’est ainsi qu’ils se sont présentés. Ils étaient intéressés par mes recherches, intéressés par ce qu’elles cachaient, intéressés par mon intérêt plus simplement. Ils se sont présentés comme appartenant à un petit groupe de personnes qui, comme moi, voulaient comprendre la menace mutante pour mieux la supprimer ou du moins l'endiguer. De fils en aiguille, j’ai eu dix-sept ans. Puis dix-huit. J’ai été initié autant à leurs connaissances qu’à leur savoir-faire. J’ai appris à manipuler un flingue même si je ne pouvais pas l’utiliser. J'ai appris à me battre, à anticiper, à faire face à l'horreur du surnaturel. J’ai appris à adapter mes compétences pour être aussi efficaces qu’eux malgré mon handicap et lorsque j’ai du choisir un domaine d’étude à la sortie du lycée, mon choix c’est naturellement porté vers les sciences, vers la police scientifique, vers la compréhension de scènes de crimes inexplicables. Et j'ai choisi de faire mes études, émancipé de mes parents et de leur étouffant intérêt pour ce que je détestais tant.

Toi et ce petit Rogue… Des cinglés, voilà ce que vous êtes, tous les deux. Heureusement qu’on vous sépare des gens normaux. C’est pour notre sécurité à nous. – J.K. Rowling

Et me voilà. Diplômé, compétent, chasseur jusqu'au bout des ongles. J'ai assimilé comme une éponge ce qu'on m'a enseigné, cette jalousie amère et violente qui m'anime lorsque je songe à la désinvolture avec laquelle Moira utilise son don au quotidien. Parce que ma sœur a beau avoir quitté la maison et vivre sa vie depuis des années, je l'ai toujours gardée à l'oeil : elle est bien trop dangereuse pour que je l'ignore. C'est moi le frère, c'est mon fardeau, c'est mon devoir d'agir et je ne laisserai personne s'octroyer le droit de l'arrêter à ma place : ma grande sœur relève de ma responsabilité. C'est d'ailleurs pour cette raison que j'ai déjà tenté de la raisonner des années plus tôt, pour lui laisser une chance de comprendre qu'elle devait vraiment arrêter. Son fiancé, que je n’avais jamais vu et dont je ne connaissais que vaguement le nom, venait de disparaître et je pensais que c’était le bon moment pour venir tenter de la ramener dans le droit chemin, de lui faire ouvrir les yeux et fermer la bouche, pour une fois.

Nous ne nous sommes pas quittés en très bons termes. Étonnant. Elle n’a voulu comprendre que ce qu’elle voulait, elle n’a voulu entendre que ce qu’elle voulait, elle n’a voulu retenir que ce qu’elle voulait. Et nous nous sommes énervés l’un contre l’autre. Bon sang, son fiancé avait disparu et elle ne comprenait toujours pas qu’elle devait arrêter de faire l’imbécile avec son don et se laisser convaincre de se comporter en personne normale ? Oui, j’ai été déçu. Très déçu. Parce que je sais que si elle s’entête, il faudra que je m’en occupe personnellement et que j’ignore si j’en ai véritablement le cran. Tu ne me gênes plus, je vois ça comme une nécessité, que j’ai du plaisir à accomplir. Les mutants sont des plaies, les mutants ne méritent pas leurs dons, les mutants devraient comprendre que seule la normalité à le droit de s’étendre sur Terre.

Si je suis jaloux ? Non. Oui. Sûrement. Je suis surtout en colère de voir que de telles personnes se voient affublés d’un don qu’ils ne méritent pas. Ils représentent l’irrégularité, ils représentent l’instabilité, ils représentent l’anarchie et je sais de quoi je parle : ma sœur est un monstre qui refuse d’entendre raison. Et si je suis à Radcliff maintenant, c’est parce que moi je comprends les notions d’ordre et d’obéissance, de limites et de normalité : l’un de mes mentors au sein des Hunter m’a fait venir par ici pour que je puisse apprendre à son contact et, mieux encore, mettre ma formation dans la police scientifique à contribution pour mieux comprendre l’impact et la responsabilité de mutants dans des affaires litigieuses. Histoire de les traquer. Histoire de les torturer. Histoire de les tuer. Et de me préparer psychologiquement à faire de même avec ma sœur.

Ma grande sœur. Mon combat. Mon devoir.

Ô ciel ! Qui vit jamais une pareille rage ! Crois-tu donc que je sois insensible à l’outrage, Que je souffre en mon sang ce mortel déshonneur ? Aime, aime cette mort qui fait notre bonheur, Et préfère du moins au souvenir d’un homme Ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome. – Corneille