« Tu te rends compte de ce que tu as fait ? Seigneur, mais tu n'es rien d'autre qu'un monstre..regarde-moi, putain ! » Lucy fronça les sourcils et maintint entre elle et sa sœur un silence pour le moins pesant. Annie voulut écourter entre elle la distance qui les séparait mais, au dernier moment – et son aînée put le constater, elle pesa le pour et le contre. Resta finalement immobile. L'absence d'acte la fit esquisser un sourire particulièrement froid. Sa sœur avait peur, elle la craignait – elle voulait bien le comprendre. Après avoir passé de longues années à cacher ses pouvoirs à celle avec qui elle partageait le plus de points communs, Lucy constatait sans la moindre amertume (car c'était sans nul doute une chose à prévoir) qu'Annie la rejetait avec l'ardeur du désespoir. N'avait-elle pas compris que Lucy parvenait à se contrôler et à maintenir autour d'elle un aura de prospérité ? Jamais elle n'avait tué quiconque, sans l'avoir toutefois voulu au préalable. Évidemment, elle passait certains actes sous silence et si Annie ne parvenait pas à accepter les pouvoirs de son aînée, alors qu'avaient-elles de plus à se dire ? Lucy arqua un sourcil. « tu n'es pas en droit de me juger, tu n'as rien à me dire » Annie secoua la tête, voulut de nouveau s'approcher mais se dégonfla au dernier moment. « tu me fais peur, ça suffit » la jeune femme secoua la tête, attrapa sa veste et l'enfila tandis qu'elle se dirigeait d'un pas pressé vers la porte d'entrée. Elle saisit la poignée, la tourna entre ses doigts habiles et, avant de refermer le battant boisé, s'arma de ses dernières remontrances. « tu as raison d'avoir peur, tu ne sais pas ce dont je suis capable, tu n'as aucune idée de qui je suis. » Lucy se racla la gorge, à mi-chemin entre le rire sardonique et le gloussement hystérique « tu n'as plus de sœur à présent, seulement une ennemie. » Elle claqua la porte, laissant sa sœur éberluée derrière elle. C'était tout ce qu'elle avait toujours voulu – du moins l'imaginait-elle mais ses souvenirs étaient plus emmêlés et embrouillés que jamais. Elle ne pensait pas réellement ce qu'elle disait, elle n'entretenait aucun grief à l'encontre de sa cadette – mais le monstre lui restait en travers de la gorge. Et elle préférait se laisser porter par la colère, plutôt que par la tristesse.

Les lèvres anesthésiées par l'alcool ingurgité, la jeune femme déplia son long corps gainé de noir et contourna la table. La plupart de ses comparses étaient soûls également et n'avaient visiblement cure de ce qu'elle pouvait bien faire et ce, juste sous leurs yeux. Ils fêtaient une bataille gagnée contre les Hunters – ne sais-tu pas, très cher, que nous ne faisons qu'éradiquer le problème –. Il n'était pas question d'assassinat, de meurtre – il s'agissait de mots très grossiers qui ne reflétaient pas la réalité que Lucy voyait. Elle ne se sentait pas l'âme d'une prisonnière en cavale, bien au contraire, l'esprit de Justice qui flottait dans son âme était particulièrement vivace et indomptable. Il y avait en elle une étincelle relative aux pouvoirs qu'elle possédait, à cet élan de fougue qui la caractérisait si bien. Mais lorsqu'elle s'observait dans le miroir, elle n'en menait pas large. Elle avait pris la décision de se construire autour de ce qu'elle possédait et la liste de ses biens n'était guère longues depuis quelques années ; de famille, elle n'en avait plus (ou du moins s'efforçait-elle d'ignorer les appels répétés de sa sœur qui, avec le temps, s'atténueraient pour disparaître complètement), et ce qu'elle considérait comme une chaîne à briser n'était rien d'autre qu'une chimère. Elle était libre ; ce n'était pas seulement un mot, mais bien un état d'esprit qu'elle essayait d'épouser. D'un coup d'épaule, Lucy poussa la porte et franchit les quelques mètres qui la séparaient du porche. Le vent frais frappa ses joues rosies par l'alcool, tandis qu'elle resserrait sa veste autour de son corps frémissant. Elle fut bien rapidement rejointe par Maverick qui se posta à ses côtés, cherchant à fixer le point invisible qu'elle avait pris soin de se donner. « heureuse ? » demanda-t-il de sa voix engourdie et forte de différents arômes « et comment ! » s'exclama-t-elle en lui envoyant une bourrade dans les côtes – il encaissa le coup sans se départir de son sourire visiblement satisfait. Le silence s'installa alors entre les deux protagonistes puis, doucement, Maverick évoqua le sujet qui le laissait dans l'incertitude « Je ne pensais pas que, tu vois » il se racla la gorge « que les choses allaient se dérouler de cette manière. » Lucy n'esquissa pas le moindre geste ; qu'est-ce que ce gosse voulait lui faire dire ? Ou que souhaitait-il lui signaler ? Elle n'était pas assez sobre pour être capable de lire entre les lignes et ce qu'il lui demandait allait bien au-delà de ses compétences actuelles. « Explique-toi » Maverick acquiesça et s'empressa de répondre à sa demande « c'était mon premier, tu vois, meur- » Lucy fronça les sourcils et le gamin, qui sentait qu'il s'avançait en terrain miné, garda un silence prudent. « mon premier truc, tu vois, quoi » la jeune femme patienta quelques secondes avant de reprendre la suite de son courant de pensée. Elle croisa les bras contre sa poitrine et lâcha, d'un ton sans appel « écoute mon grand, si tu regrettes, je pense que tu peux disparaître dans le néant et ne plus jamais repointer le bout de ton nez. » Maverick secoua la tête « mais – non, non, c'est pas du tout ça » Lucy hocha la tête, esquissa le fantôme d'un sourire et fit volte-face, la main sur la poignée. « tant mieux alors. » elle franchit de nouveau le pas de la porte, abandonnant derrière elle son cadet et ses doutes qu'elle savait nombreux – trop nombreux pour être vraiment pris au sérieux. Lucy n'admettait pas la faiblesse chez ses pairs, mais ce gars-là avait l'excuse de la jeunesse. Une excuse qui ne durerait toutefois pas longtemps.

« tu te rends compte que tu as failli les assassiner ? » Darian avait rapidement brisé le silence « c'est à cause de ta grossesse, Lucy, et ça va finir par tuer le bébé. » l'interpellée secoua la tête, visiblement bornée et peu encline à discuter de ses pouvoirs qui allaient en augmentant. Elle aurait menti si elle avait dit qu'elle était désolée – elle constatait sans mal que sa grossesse alimentait chez elle une force qu'elle n'avait jamais eu le bonheur de connaître autrefois. Certes, cette situation pouvait dégénérer à tout moment mais Lucy contrôlait et elle pouvait aisément voir que Darian ne partageait pas son opinion. A ses yeux, la mère de son enfant à naître était un véritable danger public – cela se lisait dans ses prunelles. Lucy ne s'en préoccupait guère plus, que pouvait-il faire d'autre ? Hormis exiger d'elle ce qu'elle ne pouvait décemment pas accomplir. Se séparer de ses pouvoirs était bien au-delà de ses forces et elle était prête à subir sans broncher ce que l'avenir lui préparait. « Ne sois pas ridicule, Darian. Je sais quoi faire en cas de pépin, cesse de prévoir le pire, tu vas te tuer la santé pour des clous. » il s'apprêta à répliquer alors que Lucy levait la main, à l'instar de sa voix qui frémit   plus que de raison « des clous ! » il garda alors le silence et, imperceptiblement, Lucy savoura sa joie. Une joie qui ne fut que de courte durée car, si Darian préféra taire ce qu'il avait derrière la tête, il ne mit pas bien longtemps avant d'exécuter ses sombres desseins.

Il l'avait piégée en lui subtilisant tout ce à quoi elle tenait. Tout ce pour quoi elle avait pris la décision de se battre – tout ça, pour ça. Sa main droite tâta son ventre à peine courbé, cherchant à savoir ce à quoi il ressemblerait quelques mois plus tard – elle haïssait l'enfant qui déformerait son corps, elle le détestait sans même avoir posé les yeux sur lui, sans même lui avoir laissé le temps de naître. Lucy se sentait prise à la gorge par la triste certitude que tout irait de mal en pis. Darian, ce maudit Darian Sheperd, lui avait injecté ce foutu venin, la poussant à se soumettre au NH24. Il avait beau prétendre qu'il n'avait pas eu le choix, Lucy n'en avait toutefois cure ; elle savait se contrôler, jusqu'à preuve du contraire évidemment. Désormais, elle restait immobile, froide et pâle comme la mort. C'était tout ce qu'elle attendait dorénavant. Un coup de frein final à cette existence qui était désormais sans saveur – elle avait construit tout ce qu'elle était autour de ses pouvoirs, de ces dons qu'elle chérissait bien plus que ce bébé à naître qu'elle portait désormais malgré elle. Lucy se redressa et observa le bras dans lequel Darian avait injecté sa sale merde, considérant le petit point rouge de ses yeux clairs. Ses mâchoires se contractèrent tandis qu'elle luttait pour ne pas sombrer ; très bien. Très, très bien. Aucun vague à l'âme ne tourmentait son corps. Seule une colère, noire et inébranlable, la faisait frémir. La fureur d'avoir été bernée aussi facilement. Trop de fois elle avait accordé sa confiance, et trop de fois elle s'en voyait dépossédée. Furieuse non seulement après Darian, mais également après le reste du monde. Cela faisait sans doute d'elle une égoïste – elle l'était, elle ne cherchait pas à le nier – mais la jeune femme était focalisée sur tout ce qu'elle avait perdu, et tout ce qui lui restait à perdre. La liste était longue et regorgeait de petites choses qu'elle aurait préféré ignorer. Le regard toujours rivé sur son bras, sur ce minuscule point rouge qui avait scellé son destin de manière telle qu'elle aurait préféré mourir si on lui avait donné le choix, la question qui lui traversa l'esprit la fit frémir. Son avant-bras retomba sur sa cuisse. « qu'est-ce que je fais maintenant » l'absence de réponse la frappa de plein fouet, et engloutit dans son sillage tout ce qui lui restait de raison. Elle avait besoin d'un coupable et elle en avait un vers qui toutes ses sombres pensées se tournaient. Elle ne savait pas quoi faire, ni de quelle manière agir - ce tourbillon d'émotions la prenait aux tripes et lui faisait peu à peu perdre le sens des réalités. Qui es-tu, répétait une voix aux allures vindicatives, qui es-tu - elle connaissait son nom, son histoire, tout ce qu'elle avait exécuté jusque là. Mais qui était-elle à l'instant t, ça, elle n'en avait aucune idée.