I know the danger of a man who's been in hell and back again
La nuit avait été chargée et c’était peu de le dire. Le crépuscule menaçait de percer à tout moment et de mettre fin aux festivités. Mais quelles festivités ? La ville croulait sous les tambours de la guerre, celle qui se préparait dans les regards craintifs et dans les frappes déterminées. Elle l’avait vu de ses yeux, la guerre allait éclater. Les chasseurs se réorganisaient lentement après l’attentat, les mutants se laissaient griser par cette révolte, et la ville tournait deux fois plus vite que le monde.
Le mot d’ordre était de rester discret, de se faire encore plus petit que d’habitude. Pour une mutante dont le pouvoir était l’agilité féline, on pourrait penser que la tâche était facile. Si on ajoutait en plus qu’elle était agent secret dans son ancienne vie, on pourrait penser pouvoir compter sur Alyah pour être discrète. Mais c’était sans compter ses fréquentations. Et plus elle fréquentait la ville, plus elle rencontrait de personnes qui la mettaient en péril. Faith qui s’était amusée à répandre à certains chasseurs qu’elle cachait sa mutation, Faith toujours qui connaissait sa véritable identité mais gardait inexplicablement le secret, Viktor qui savait également pour sa mutation, Seth qui voulait inclure Alyah dans son réseau, et maintenant Mila… Mila qui venait de faire sa première victime et qui à court de ressources avait appelé l’Israélienne. Mila qu’elle ne pouvait pas lâcher comme ça en fuyant Radcliff. Plus elle persistait à rester dans cette ville, plus elle s’y ancrait, nouait avec le paysage américain une attache sentimentale qu’elle n’aurait jamais soupçonné exister. Elle avait des affaires à finir ici, de l’ordre à mettre avant de détaler. Mais comment expliquer ça à Elias ?
Alors que la mutante avait refermé la portière de la camionnette empruntée aux voisins – bon okay, volée temporairement aux voisins – elle s’était adossée à la portière et avait laissé l’air frais courir sur sa peau. Inspirer. Expirer. Penser à son coéquipier la mettait toujours dans un état non identifié, qu’elle assimilait à un malaise pourtant inexplicable. Inspirer. Expirer. Il avait tant parcouru pour la retrouver, pour qu’ils puissent finalement s’enfuir et vivre une vie tranquille, et tout ce qu’elle trouvait à faire, c’était de venir lui balancer dans la gueule qu’elle devait rester ici, au cœur du danger. Et s’ils se faisaient repérer finalement ? Après tant de temps en cavale loin de l’autre, et si un autre malheur venait se crasher dans leur existence ? L’Israélienne ne pouvait pas supporter cette idée. Le perdre maintenant serait l’ironie la plus cruelle. N’avaient-ils déjà pas suffisamment été mis à l’épreuve ? Ils retrouvaient à peine la surface… Elle reprenait à peine de l’air. Sa main se serra autour du manche d’une des deux pelles. Elle avait nettoyé les outils avec précision, et personne ne pourrait soupçonner que ces pelles aient un jour servi à enterrer un corps. Et pourtant. Lorsqu’elle se mit en marche, il lui semblait que ses pas accentuaient les battements dans sa poitrine. Boum. Qu’est-ce que tu fais de ta vie ? Boum. Encore un mort sur la conscience. Boum. Pourquoi tu t’enfonces dans autant d’emmerdes. Boum. Qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? Un tourbillon de questions et une angoisse pesante, épaisse comme le brouillard. Et si c’était elle qui allait tout faire foirer finalement ? Maintenant qu’ils avaient presque tout, elle s’obstinait à aller contre le courant.
Après s’être débarrassée des preuves accablantes, elle remonta en footing les marches qui mèneraient à son appartement. Elle avait encore en tête l’idée de rejoindre Elias, mais il faudrait d’abord qu’elle prenne une douche pour se débarrasser des crimes de cette nuit. Elle lui expliquerait en temps et en heures, mais elle voulait d’abord profiter de lui, profiter d’un moment de totale insouciance. Depuis qu’il était de retour, elle avait réussi l’exploit de faire une véritable nuit complète, sans s’inquiéter de savoir si des agents secrets n’allaient pas lui tomber dessus dans son sommeil. Il lui réapprenait à pouvoir se lâcher, se reposer sur quelqu’un… Et putain ce que c’était bon quand même. Oh bien sûr, elle n’était pas prête à se laisser complètement aller, elle avait toujours les réflexes d’une paranoïa mordante et la fierté étincelante de ne jamais avoir besoin d’aide… Mais si quelque fois elle pouvait s’endormir sereinement, elle ne cracherait pas dessus. Elle ouvrit la porte en grand et balança son sac dans le vestibule avant de sentir une présence dans la pièce. Le réflexe ne se fit pas attendre, elle sortit son Desert Eagle qui ne quittait jamais l’intérieur de sa veste. Le canon pointé droit devant, sur Elias qui était installé sur le canapé, stoïque. Elle souffla et rangea son arme, puis tenta de calmer son cœur qui s’était lancé dans une nouvelle course folle. Elle avait eu son quota d’adrénaline pour la soirée, si elle pouvait s’éviter encore une fois ce genre de frayeur, ce serait parfait.
« Hey ! Je t’avais dit que je te rejoindrais après. T’as pas reçu mon message ? » Elle commença à réduire la distance entre eux avant d’être arrêtée par son air grave. Elle hésita, chercha à fuir ce regard inquisiteur, comme si elle avait été prise sur le fait. « Qu’est-ce qu’il y a ? » Pour une fois, elle ne s’imagina pas le pire, elle ne se lança pas dans des scénarios explosifs l’agence israélienne ou d’autres organismes à leur poursuite les avaient retrouvés et prévoyaient de les utiliser pour des expérimentations d’armes biologiques. Elle crut comprendre immédiatement, elle crut voir d’emblée ce qui n’allait pas. Et ça avait très certainement un rapport avec ses petites sorties nocturnes, comme ce soir-là.
J'ai enfin retrouvé Rivka. Et pourtant, d'une certaine façon, je ne l'ai jamais trouvé aussi éloignée de moi. Quand je fuyais seul, le souvenir que je gardais d'elle était celui d'une agent aux multiples talents, professionnelle, souriante. Une israélienne prête à mourir pour sa patrie qui trouvait toujours le moyen de se sortir des pires situations. En la revoyant, je ne doutais pas une seule seconde qu'elle puisse être restée la même, et sur le fond je persiste à croire que c'est le cas. Pourtant, certains détails me déstabilisent : comment suis-je censé l'appeler ? Ici, à Radcliff, tout le monde la connaît sous le prénom d'Alyah, et je sais que je vais devoir m'y conformer. Mais je ne connais pas Alyah. Rien ne m'est inconnu à propos de Rivka, ma partenaire à l'époque du Mossad. Mais j'ai tout à découvrir d'Alyah.
Pour en savoir plus sur sa nouvelle vie, ses habitudes, son quotidien, j'ai commencé à la suivre. Mes réflexes d'agent ne disparaîtront probablement jamais : c'est une partie de mon identité désormais, je ne pourrait jamais m'en défaire. D'autant plus que mes années de fuite les ont accrus : je suis devenu plus organisé, plus prudent, plus discret. Suffisamment pour que Rivka -non, Alyah- qui a pourtant eu exactement la même formation que moi, ne se doute pas un instant de ma présence constante à ses côtés. J'ai crocheté la serrure de son appartement et exploré les lieux, puis je l'ai observé au travail avec sa collègue Lyudmila une autre mutante. Parallèlement, je continuais à recueillir des informations auprès de Seth, m'assurant ainsi que le Mossad ne retrouvait pas notre trace à tous les deux. Deux fugitifs établis au même endroit, c'est tout ce qu'on fait de moins prudent. Mais les temps sont troublés un peu partout : j'ai bon espoir que l'agence soit trop occupée par des problèmes plus pressants qu'Alyah et moi. Malgré tout, je garde un œil sur leurs actions. Je ne peux pas me permettre de relâcher ma vigilance, pas maintenant que j'ai retrouvé ma coéquipière. Je ne sais pas comment je pourrais me remettre d'une nouvelle séparation si on venait à me l'arracher.
Nous étions censés nous voir pour dîner ensemble ce soir. Je me faisais une joie de l'avoir rien que pour moi, de passer un peu de temps en sa compagnie, de la redécouvrir. J'ai tant à apprendre sur cette nouvelle Rivka ! Des choses que je ne peux pas savoir simplement en la suivant. Lors de nos retrouvailles, je n'ai pas eu le sentiment qu'elle était totalement différente, mais certains détails m'ont tout de même percutés. Elle semblait plus... craintive, plus sur ses gardes. L'idée que tout cela puisse être ma faute me comprime soudainement le cœur. Je n'ai pas su la retrouver suffisamment rapidement. Par quelles épreuves a t-elle bien pu passer au cours de ces 3 années ? Parviendra t-elle à s'en remettre ? Installé dans le canapé de son salon plongé dans le noir, je pose mes coudes sur mes genoux, enfouie ma tête entre mes mains et ferme les yeux. Je dois rester calme, bloquer cette colère qui monte en moi. Colère contre qui ? Moi-même, surtout. Le monde entier, un peu. Et l'imprudence d'Alyah ce soir.
Car oui, nous étions censé dîner. Le rendez-vous était posé à 19 heures mais Alyah l'a décalé de quelques heures. Ça m'a inquiété, alors j'ai fait ce que je fais de mieux depuis que je suis à Radcliff : je l'ai suivie. Et je l'ai vue aider son amie Lyudmila à se débarrasser d'un cadavre. Je les ai observées le déplacer, voler les pelles et la camionnette, creuser, enterrer le corps. Je les ai regardées et j'ai bien cru devenir fou. Comment ?! Comment Alyah pouvait-elle être suffisamment inconsciente pour s'impliquer dans ce genre de plan ? Comment pouvait-elle venir en aide à quelqu'un qu'elle ne connaissait que depuis quoi ? Quelques moi ? Un an peut être ? C'était complètement insensé. Après tout ce temps passé loin d'elle, la voir mettre sa sécurité, sa liberté en danger a bien failli me faire perdre mon calme. Alors une fois que je me suis assuré que personne d'autre que moi n'avait assisté à la scène, je suis allé directement à l'appartement de ma coéquipière. Et j'ai attendu son retour. Je l'attends toujours.
Je pousse un nouveau soupir quand soudain, j'entends la clé tourner dans la serrure. Elle rentre enfin. Je reconnais son pas léger. Sa respiration est légèrement haletante, c'est presque imperceptible mais j'ai entendu tant de fois son souffle au cours de nos longues heures de planques quand nous bossions tous deux au Mossad que cela ne m'échappe pas. La porte s'ouvre finalement et après avoir lancé son sac, elle se tourne vers moi en pointant son pistolet pile entre mes deux yeux. Je serai tenté de sourire si la situation ne me paraissait pas aussi sérieuse. Finalement, elle me reconnaît et baisse son arme, manifestement soulagée de me voir moi et non un potentiel chasseur de mutant comme il y en a tant ici, voir pire. Elle me demande si j'ai reçu son message mais je ne réponds pas. Je continue à l'observer silencieusement, sans me soucier une seconde du sentiment de malaise qui peut l'habiter. Elle se rapproche.
« Qu’est-ce qu’il y a ? »
Même si elle me pose la question, je vois bien dans son regard qu'elle sait parfaitement ce qu'il y a. Je me lève enfin et me poste juste devant elle. Je la surplombe d'une bonne tête mais ne lâche pas une seule seconde ses yeux des miens. Puis je lâche :
« J'essaie de comprendre. Vraiment, j'essaie. Qu'est ce qui peut bien t'avoir poussé à faire quelque chose d'aussi risqué. Je t'ai vu Rivka. Je t'ai vu, toi et ta copine vous débarrasser du corps de Dieu sait qui. Et si moi je vous ai vu, n'importe qui d'autre à pu assister au spectacle aussi. Est-ce que tu te rends compte que.. »
Je me tais. Il ne faut pas que je hausse le ton, ma voix doit rester tout ce qu'il y a de plus calme, même si au fond de moi, je me fais violence pour ne pas exploser. Comme à chaque fois que je retiens aussi violemment ma colère, des images se mettent à défiler dans ma tête. Des cris résonnent à mes oreilles, la voix de ma mère par dessus toutes. Je fronce les sourcils et retiens une grimace. Mon pouvoir ne supporte pas de se faire brider de la sorte : si je ne lui permets pas de tout faire exploser physiquement, ce sont mes souvenirs les plus refoulés qu'il fait éclater dans mon crane. Je passe une main dans mes cheveux, rassemblant mes esprits pour retrouver un semblant de calme. Il faut que je me concentre sur quelque chose d'autre. Mon regard passe donc des yeux bruns d'Alyah à ses cheveux. J'avais déjà remarqué qu'ils étaient devenus blonds. Encore une chose que je perds de Rivka. Ma colère s'apaise, laissant place à un sentiment plus doux. Rivka a toujours eu ce don inconscient de m'apaiser, même aux pires instants. C'est son souvenir qui m'a permis de ne pas totalement péter les plombs à plusieurs reprises. Je constate avec soulagement que même en tant qu'Alyah, elle a toujours cet effet sur moi. Mon visage se fend d'un sourire nostalgique, tandis que j'effleure du bout des doigts une mèche teinte.
« J'aimerai tant connaître Alyah aussi bien que Rivka... »
I know the danger of a man who's been in hell and back again
Quelque chose en lui était à la fois rassurant et intimidant. Sa présence, sa carrure familière instiguait une certaine chaleur en elle. Il était réconfortant à sa manière, des bras entre lesquels se perdre, un torse contre lequel elle pouvait s’endormir en sécurité. Un îlot à part, loin du chaos qui régnait en maître dans les pensées de l’Israélienne. Il n’avait qu’à parler et ses mots l’enveloppaient doucement dans un cocon à l’abri. Quand elle était enfermée, quand elle n’avait rien d’autre à faire que d’apprivoiser son esprit, elle se concentrait sur Elias. Il l’avait maintenue loin de la folie, l’espoir de pouvoir un jour respirer son parfum de nouveau avait été le meilleur instinct de préservation. C’était loin de lui que sa dévotion était devenue aussi forte. Du temps où ils étaient encore agents, elle ne s’était jamais vraiment questionnée sur leur relation, ils étaient spontanés et très proches, mais elle n’avait jamais réussi à déterminer à quel point. Elle s’était rendu compte qu’elle avait maladivement besoin de lui quand l’explosion était arrivée, quand elle l’avait vu s’enfoncer dans sa culpabilité et qu’elle n’arrivait pas à le sortir de cette transe nocive. Elle s’était rendu compte que son monde tournait rond quand il y était inclus. Et encore, même à ce moment-là elle ne s’était jamais demandée ce qu’ils partageaient, elle avait accepté la spontanéité du sentiment comme une fatalité. Et quand elle n’avait eu personne d’autre en tête que lui, elle avait toujours refusé de considérer pour autant qu’il puisse y avoir vraiment quelque chose de plus qu’une solide fraternité.
Mais maintenant qu’il était là, après trois ans sans même savoir s’il était vivant, elle osa finalement se poser la question. Qu’est-ce qui les poussait à tenir tous les deux ? Ils s’alimentaient l’un l’autre. Un mécanisme qu’elle ne connaissait pas vraiment les rendait interdépendant. Elle voulut se laisser couler dans sa voix, dans des notes qu’elle connaissait par cœur, mais ce qu’il commença à dire provoqua un réflexe de repli. Ses dents se serrèrent, un air contrarié gagnait son visage. Il l’avait suivie ? L’idée la fit tiquer. Il s’était fait ombre et s’était imprégné de tous les gestes de la mutante, mais même si elle pouvait se figurer les raisons de cette traque, Elias ayant toujours été assez protecteur avec elle, elle n’était cependant pas à l’aise avec l’idée. Elle avait réussi à partager son appartement, avait réussi à partager quelques contacts doux, mais elle n’était pas encore prête à le faire entrer dans ses petits secrets. Ils avaient partenaires si longtemps, mais c’était comme si les dernières années en solo avaient pris le pied sur les années de partenariat. Ils s’étaient rencontrés alors qu’ils sortaient de l’adolescence, et voilà que des années plus tard, ils se rencontraient à nouveau, des adultes faits, et pourtant ils étaient bien plus en morceaux qu’autrefois.
Comme pour confirmer ses pensées, il attrapa une mèche de cheveux. [color=#0033ff]« J'aimerai tant connaître Alyah aussi bien que Rivka... »|/color] Pouvait-elle lui en vouloir quand elle-même se dissociait parfois également en deux entités ? Alyah était au détour d’une énième fuite, avait fait ses premiers pas à Boston sur le sol américain. Alyah était une nana sans histoires, qui passait le plus clair de son temps à abréger les contacts avec les autres. Alyah était grognon, désabusée, dramatique et endommagée. Elle n’admettait pas qu’on l’approche de trop près, comme si les autres risquaient de la briser à tout moment, comme si un simple souffle la pousserait à s’effondrer comme un château de cartes. Alors que Rikki avait toujours été une force de la nature, impétueuse, impavide, toujours en train d’essayer de dominer la vie. Comment deux femmes aussi différentes pouvaient cohabiter dans le même corps ? C’était comme si tout le malheur des dernières années s’était métamorphosée en une identité et avait donné naissance à Alyah. Parfois Rikki faisait quelques apparitions, mais ça ne restait qu’occasionnel et souvent sous des poussées d’adrénaline.
Naïvement, elle avait pensé que Rivka reviendrait avec aisance une fois qu’elle renouerait avec son passé. Mais même avec Elias sous les yeux, elle n’arrivait pas à se défaire d’Alyah, son mécanisme de défense. « Il va falloir concilier avec les deux, parce que même moi je sais pas où j’en suis. » Elle se mordit l’intérieur de la joue. Une part d’elle voulait parler de ce genre de choses avec lui, car après tout, c’était Elias, son alter ego. Mais l’autre part ne voulait pas trop en dire, la peur de se révéler était encore présente même avec lui. Elle ne savait pas vers quel côté tendre, alors elle préféra se soustraire au choix, et par la même, se soustraire à ce regard qui lui en demandait trop. Avant de se détourner, elle essaya de lui lancer un dernier message. Vas-y doucement. Comme si elle était un carton étiqueté « fragile », il allait devoir manœuvrer avec précaution. Un mot de trop pourrait faire qu’Alyah se referme, mais d’un geste tendre, il pourrait atteindre la Rikki en elle.
« T’étais pas obligé de me suivre. Tu sais, j’ai grandi entre temps. » Elle se dirigea vers une commode et rangea son arme dans le premier tiroir, juste un prétexte pour ne plus avoir à lui faire face. Et loin de lui, finalement c’est le malaise qui prit le dessus, une petite teinte de colère aussi. « Je pouvais pas laisser Mila dans la merde. » D’un coup elle se retourna, et ce sont deux yeux perçants qu’elle lui offrit, un regard qui voilait à peine le courroux grandissant. « C’était un chasseur et il en avait après elle, elle a fait ce qu’elle devait faire. Et franchement, tu sais aussi bien que moi ce que la survie pousse à faire. » Du sang, du sang partout, des rivières pourpres sur lesquelles elle flottait jusqu’en enfer. « C’était sa première fois. Elle avait besoin d’aide. » Voilà, il avait pratiquement tous les détails de l’histoire maintenant. « Et maintenant quoi ? Tu es en colère contre moi pour ce que j’ai fait ? Ou pour ce que je suis ? » Une question poussée par l’ire, mais aussi par une note de désespoir. Et peut-être même de peur. Peur de ne pas être à la hauteur, peur de ne pas être celle qu’il s’attendait à retrouver et qu’il finirait alors par partir et la laisser ici se débattre entre ses toutes ses identités.
Lorsque j'étais adolescent, j'étais ce qu'on peux appeler un idéaliste. Du fond de ma petite campagne israélienne où ma mère m'a élevé, j'ai passé mes années de lycée à m'impliquer dans des mouvements pacifistes visant à faire cesser le conflit opposant mon pays à la Palestine. Je m'impliquais énormément dans toutes les manifestations organisées, lisais tous les livres que je trouvais sur Gandhi, Martin Luther King et Nelson Mandela... Je vivais une vie à des années lumières de celle d'un agent du Mossad. C'est pour ça que quand j'ai découvert que j'étais un mutant, et surtout ce que cette différence de gènes pouvait provoquer dans un simple élan de colère, mon monde s'est écroulé. J'étais différent, ma différence venait d'amputer ma mère de deux doigts et je savais que ma vie ne serait plus jamais la même.
Lorsque le Mossad est venu me chercher, j'étais toujours dans ma petite campagne israélienne, dans la maison où ma mère m'a élevé. Mais ce cadre ne m'inspirait plus qu'un violent sentiment de rejet, de haine envers moi-même et envers le monde entier. J'étais constamment en colère. Et je faisais constamment tout exploser autour de moi. Ma mère m'a assuré qu'elle ne m'en voulait pas, que je resterai son fils quoiqu'il advienne, quoique je sois. Mais comment peut-on aimer un monstre ? Je la voyais dans ses yeux, cette peur de faire éclater ma rage par mégarde et de finir blessée de nouveau. Je ne pouvais plus vivre comme ça. Pour moi, il n'y avait que deux options possibles : m'exiler quelque part où je ne risquais pas de faire du mal. Ou mettre fin à ce calvaire mais de façon plus définitive. Le Mossad ne m'a pas laissé le temps de faire mon choix et je ne sais toujours pas ce que j'aurai fait si l'agence n'était pas arrivée ce jour d'été. Je ne le saurai probablement jamais d'ailleurs.
Une fois au Mossad, je me suis dévoué corps et âme pour ma patrie. Les agents chargés de ma formation ont pris un soin particulier à me faire oublier mes idéaux de jeune idéaliste afin de faire de moi un parfait petit soldat. Pendant plusieurs mois, j'ai été isolé des autres recrues, le temps de maîtriser mon "don" comme ils l'appelaient. Cette solitude m'a permis de faire le point, de me calmer, mais il me manquait quelque chose pour avancer : un but précis, quelque chose de concret. Ce n'est que lorsque l'on m'a présenté à mes coéquipiers que je l'ai trouvé : protéger mes camarades. Mettre mon don au service de leur survie. Au début, cela s'étendait à tout le groupe. Puis elle est sortie du lot : Rivka. Et petit à petit, au fil des entraînements puis des missions, je n'avais plus que deux choses en tête : accomplir mon devoir d'agent, mais surtout, protéger à tout pris Rivka. Elle est rapidement devenue tout ce que j'avais, tout ce que je voulais. Et si cela était inconscient au début, c'est devenu une évidence lorsqu'on me l'a arraché. Les années passées loin d'elle n'ont jamais altéré ce sentiment, au contraire même, elles l'ont alimenté.
C'est pourquoi, la découverte d'Alyah a été un choc pour moi. Et tandis qu'elle s'éloigne de moi pour ranger son flingue dans un tiroir, je me demande si moi aussi, je suis différent. Je ne me suis jamais posé la question. Est ce que ces 3 ans à errer seul à travers le monde à sa recherche ont fait de moi un autre homme ? Au fond, ne suis-je pas devenu un peu Aaron, l'autre moi qui se fondait dans la masse pour échapper aux agents infiltrés du Mossad en jardinant pour des retraités ? Probablement. Alors qui suis-je pour la juger ?
« T’étais pas obligé de me suivre. Tu sais, j’ai grandi entre temps. »
Sans que je sache vraiment pourquoi, cette remarque me fait l'effet d'un coup de poignard dans le cœur. Est-ce qu'elle essaie de me dire qu'elle n'a plus besoin de moi ? J'accuse le coup en fermant les yeux et l'écoute me déballer l'histoire de Mila et du chasseur mort. Elle a l'air en colère, la façon dont elle me regarde... J'en frissonnerai si je n'avais pas un contrôle absolument total sur mon corps.
« Et maintenant quoi ? Tu es en colère contre moi pour ce que j’ai fait ? Ou pour ce que je suis ? » finit-elle par lâcher.
L'espace de quelques secondes, je perds ma concentration, trop retourné par sa question. Mais ce sont quelques secondes de trop. L'ampoule du lustre au dessus de nos têtes explose dans un petit bruit sec et des morceaux de verres s'abattent par terre. Aucun de nous n'était en dessous, mais cet incident est à deux doigts de me faire perdre tout contrôle. Je serre les poings, les yeux toujours plongés dans ceux de ma coéquipière. Est-ce que je lui fais peur ? Est ce qu'elle va s'enfuir ? La panique me gagne petit à petit mais j'essaie de la refouler. Si elle m'envahit totalement, je sais que ça pourrait tourner au désastre, comme à Beyrouth. Je prends une grande inspiration et fais un pas faire elle avant de me figer. Et si elle me repousse ? J'ai tellement peur de lui faire du mal que je m'en fais encore plus en prenant le parti de ne pas m'approcher d'elle. Seuls les rayons de la lune illuminent désormais la pièce et je ne parviens pas à déceler ce qu'elle peut bien ressentir à cet instant précis. Ça me rend fou mais je prends sur moi et dis en contenant du mieux que je le peux l'amas de sentiments qui manque de se déverser en moi :
« Je ne serai jamais en colère contre toi Rivka. La rage au fond de moi, je la réserve au monde entier, mais pas à toi. Et peu importe le prénom par lequel tu te feras appeler, tu resteras toujours ma partenaire. Mais je... »
Je serre les dents et ferme les yeux en passant une main dans mes cheveux. Encore cette douleur qui me mitraille le cerveau, ces images qui défilent en continue, ne m'accordant pas une seconde de répit...
« Ça me rend fou de savoir qu'il pourrait t'arriver quelque chose. J'ai vu tellement d'horreurs, imaginé tellement de scénarios sur ce que ta vie a pu être ces trois dernières années... Je ne veux pas qu'on t'arrache a moi maintenant que je t'ai retrouvé. »
Voilà, maintenant c'est dit. Je pourrais être à genoux devant elle, le résultat serait exactement le même. Je ne me suis jamais senti aussi démuni de ma vie : entre mon coup d'éclat sur l'ampoule et ma mise à nue, j'ai l'impression que je viens de déposer mon monde aux pieds de la femme qui se trouve devant moi.
I know the danger of a man who's been in hell and back again
Deux regards qui s’affrontaient, deux esprits vagabonds qui cherchaient à retrouver le chemin de l’autre, des entités contraires et complémentaires, voilà ce que représentait ce tableau tendu. Sous quelques coups de pinceaux, on sentait le malaise des deux artistes, la frustration de beaucoup de choses, le manque de tout et le soutien de trop peu. Ils étaient chacun à leur façon en carence de l’autre, et mais même après s’être retrouvés, ils ne pouvaient pas combler le vide. Parce qu’ils cherchaient chacun des versions antérieures de l’autre. Ils avaient changé. Mais changer est-il vraiment possible ? N’est-ce pas plutôt, une évolution ? Ils avaient évolué. Dans les forêts, les arbres poussent tout droit vers le ciel, car la nature a fait en sorte qu’ils s’accordent tous de la place. Laissez un arbre pousser seul, et son tronc prendra des chemins sinueux, il grandira sans l’appui des autres, dans tous les sens. C’était un peu ce qui était arrivé à Elias et Rivka une fois séparés. Ensemble, ils poussaient vers le ciel. Une fois loin l’un de l’autre, ils avaient pris des chemins à part et dangereux. Elle en tout cas. Elle avait volé, arnaqué, menti, trafiqué et tué. Qu’était-il arrivé à la fille de militaire ? Qu’était-il arrivé à sa foi en sa patrie ? Loin de ses racines, elle avait complètement dévié. Dommage que le seul endroit sur cette terre où elle aurait pu se ressaisir, fusse justement le seul endroit où elle ne pouvait pas se rendre.
Comme réponse à sa vague de colère, le bruit caractéristique du verre qui explose. Un sursaut emporta Alyah. La mutante ferma les yeux et les rouvrit aussitôt pour découvrir la pièce plongée dans l’obscurité. La silhouette imposante d’Elias se détacha rapidement du reste, et finalement les rayons lunaires nimbèrent la pièce d’une étrange aura. L’explosion avait certes été contrôlée, mais l’Israélienne savait que c’était au prix de gros efforts. Son partenaire ne se laissait pas souvent aller, mais quand cela arrivait, ça pouvait facilement dégénérer. Comme un soda qui mousse après qu’on l’a trop secoué et qu’on a légèrement ouvert la bouteille. Elle perçut le mouvement dans sa direction, finalement stoppé net par des élucubrations intérieures. Elle ne recula pas. Oh bien sûr qu’elle craignait les explosions, mais elle ne craignait pas Elias. Pas lui. Tout le temps qu’ils avaient passé ensemble, elle n’avait pas douté une seule fois de sa capacité à se contenir, elle n’avait jamais douté de lui. Après tout, c’était son pilier, son point de rattachement au monde. Mon garde-fou. Et alors, il s’ouvrit finalement, lui confia les tourments qui l’avaient faire exploser le lustre. Dans un moment de flottement, l’Israélienne en oublia presque de respirer. Ces confessions après une nuit déjà pressante étaient inattendues. Depuis leurs retrouvailles, ils s’étaient plutôt employés à éviter les sujets importants, à tourner autour des discussions périlleuses, ils ne faisaient qu’apprécier sincèrement des moments simples et spontanés. Mais mis face à la réalité, il était temps qu’ils parlent.
Elle couvrit la distance qui les séparait et sa main droite, d’abord hésitante, puis beaucoup plus déterminée, vint chercher celle d’Elias. Et l’autre main l’imita. Elle força le contact, chose qu’elle qu’elle répugnait d’habitude, et glissa ses doigts entre ceux du mutant. « Tout va bien. Elias, tout va bien. » Un appel au calme. Alyah pouvait sentir à quel point il était tendu, à quel point il était perturbé, et elle se laissa gagner aussi par ce trouble, au fur et à mesure que ses mots atteignaient vraiment son cerveau. « Je suis là, et je ne laisserai personne s’interposer. Je ne laisserai personne d’autre nous éloigner. C’est une promesse. » Et il devait savoir. Il devait savoir l’importance d’une promesse entre eux, car c’est ce qui les avait amenés là. Une promesse ténue, à peine audible à l’époque et qui semblait impossible à tenir et pourtant. Dans les moments les plus sombres, seule, attachée en cellule d’isolement sous l’emprise de médicament, elle s’était demandé parfois si cette promesse avait vraiment existée, si ça n’avait pas été une invention de son esprit pour justement donner du sens à son attente. Mais ensuite des éclairs de lucidité venait et rétablissait la vérité, le lien entre eux. « Tu as toujours été celui qui veillait sur moi, même quand tu n’étais pas présent. Quand j’étais… quand j’étais à l’hôpital, c’est à toi que je pensais et c’est ce qui m’a gardé saine d’esprit. C’est ce qui m’a permis de m’échapper. Personne ne pourra jamais nous séparer car, quoi qu’il arrive, tu es toujours dans ma tête. » Il la dépassait d’une bonne tête, la forçant ainsi à lever les yeux. Elle avait laissé tomber colère et l’agressivité au profit de quelque chose de plus… implorant. « Il faudrait que tu te calmes maintenant. S’il-te-plaît. » Et pendant quelques minutes, elle retrouvait Rivka. Elle retrouvait cette femme capable de douceur et de tendresse, le regard un brin rieur, mais toujours pour cacher une certaine inquiétude, celle de perdre sa famille. Alyah n’avait jamais de geste de tendresse, tout simplement car elle n’avait personne à qui les conférer. Alyah était seule, entièrement seule. Les quelques personnes qu’elle fréquentait n’étaient pas ses proches, n’étaient pas ses amis, ils étaient pour la plupart des partenaires, des alliances, des collègues, mais jamais plus. Rivka avait une famille. Elias, Kaleb et Ihlan étaient sa famille.
« Je suis désolée de te faire du souci. Mais je t’assure qu’il n’y a pas à t’en faire. Ce qui s’est passé avec Mila, c’était exceptionnel. Je ne compte pas recommencer, je ne compte pas me frotter aux chasseurs tous les soirs. Mais j’ai commencé des choses dans cette ville, et je ne pourrai pas partir sans les avoir terminées. » Elle n’osait pas poser la question, mais le ton y était quand même. Auras-tu la patience de m’attendre ? Qu’allons-nous faire ensuite ? Nous. C’était bizarre de reprendre contact avec ce concept. Alyah ne connaissait pas le nous. Elle ne connaissait que les sentiers battus de la fuite en solitaire. Doucement mais sûrement, Rikki revenait.
J'ai eu beaucoup de temps pour réfléchir lorsque j'étais en fuite. Seul le soir, durant nombre de mes insomnies, je me suis souvent demandé comment réussir à me faire pardonner pour tout le mal que j'ai pu faire au cours de ma vie. J'ai blessé tant de gens, détruit tant de vies qu'y parvenir m'a toujours paru totalement irréalisable. Déjà, il aurait fallu que ma première victime m'accorde son pardon et cela est impossible. Car ma première victime est ma mère, et que plus jamais je n'oserai la regarder en face après ce que je lui ai fait. Il faudrait également que j'aille voir toutes les familles des personnes mortes ou gravement blessées par l'explosion que j'ai déclenché, leur expliquer que leur vie a changé à tout jamais par ma faute, à cause d'une simple perte de contrôle. Leur expliquer que le décès de ceux qu'ils aimaient n'a finalement aucun sens, aucun but, aucune raison. Ça non plus, je ne pourrai jamais le faire et ma propre lâcheté me dégoûte.
Mais ce n'est pas tout. Je n'ai pas uniquement tué ou blessé des gens par accident. Il y en a aussi toutes les fois où j'ai volontairement appuyé sur la gâchette, laissé mon pouvoir agir pour leur exploser la tête. Le Mossad nous déculpabilisait en prétendant qu'il s'agissait de cas visant à la sécurité du territoire israélien, mais je n'ai jamais été réellement dupe. J'ai assassiné des palestiniens au cours de plusieurs missions, j'ai même fait exploser un bateau plein à craquer. Mais plein à craquer de quoi ? Je n'ai jamais su, je n'ai jamais posé la question. J'étais un agent, je répondais aux ordres de l'agence, point barre. Le bateau aurait pu transporter des espions, des civils, de la marchandise... Désormais, il pourrit au fond de l'eau avec tout ce qu'il comportait.
Je sais donc désormais avec certitude que jamais je ne pourrai me défaire de toute la culpabilité qui pèse sur mes épaules. Je ne suis même pas capable de me pardonner moi-même, je ne sais pas comment les autres le pourraient. Mais il y a une personne qui pourrait faire toute la différence, une personne qui est capable de me faire remonter la pente, qui a toujours réussi à le faire même aux pires instants de ma vie. Cette personne c'est Rivka. Et c'est pour ça que je ne peux pas faire le premier pas, c'est pour ça que je dois rester figer à la regarder d'une façon qui reflète parfaitement la supplique que lui envoie mon cœur « Je t'en prie, pardonne moi, accepte moi, ne me laisse pas... ». Je n'ai pu survivre 3 ans seul qu'en me raccrochant à la promesse que je lui ai faite, au souvenir de son visage, à la certitude que bientôt, nous serions de nouveau réunis. Je ne sais pas si je pourrai me remettre d'un rejet de sa part. Probablement pas.
Rompant le silence pesant qui s'est abattu dans sur la pièce, les pas de Rivka me sortent de mes pensées et je l'observe intensément pendant qu'elle se rapproche de moi. Une fois en face de moi, elle attrape l'une de mes mains puis l'autre, liant nos doigts et me parle d'une voix qui m'apaise instantanément, m'assurant que tout va bien. Je ferme les yeux, tentant au mieux de me calmer, mais les voix dans ma tête ne semblent pas prêtes à cesser de me tourmenter. Elle poursuit en me faisant la promesse que rien ni personne ne nous éloignera et je sens le torrent de douleur s'apaiser de façon infime mais tout de même bien réelle. Rivka ne s'arrête pas là, me confiant que ce qui lui a permis de tenir lors de son séjour à l'hôpital, c'est mon souvenir. Cette fois, j'ouvre les yeux et les plonge dans les siens. Nous n'avons jamais réellement évoqué ce qu'il s'est passé au cours de nos vies, pendant nos années de séparation. L'entendre m'avouer quelque chose d'aussi profond me retourne totalement et j'accentue légèrement la pression que j'exerce autour de ses doigts avec les miens.
« Il faudrait que tu te calmes maintenant. S’il-te-plaît. »
Le ton sur lequel elle me le demande est suppliant et je hoche la tête pour lui faire comprendre que la pression est descendu. Les cris sont toujours là, mais ils sont lointains, la voix de Rivka les a repoussé pour m'accorder quelques minutes de répit. Finalement, elle me dit que ce qu'il s'est passé ce soir était exceptionnel et je décide de la croire. Notre relation a toujours été basée sur la confiance, jamais je ne douterai d'elle. Et c'est d'ailleurs parce qu'elle est la seule personne au monde en qui j'ai une confiance aveugle et absolue que lorsqu'elle m'avoue avoir des choses à terminer dans cette ville, je lui réponds :
« Alors je resterai jusqu'à ce que tu aies terminé. J'irai là où tu iras Rivka, toujours. Et lorsque tout sera terminé... »
Je me tais quelque secondes. Que ferons nous après ? Pouvons nous seulement nous permettre de réfléchir à un futur ? Un futur ensemble. Je tourne la tête en direction d'une commode du salon sur laquelle repose un globe terrestre. Le monde est si vaste, il y a tant d'endroits où nous pourrions aller tous les deux. Une idée me vient alors à l'esprit et un léger sourire apparaît sur mon visage.
« Et lorsque tout sera terminé, nous pourrons aller à Berlin. J'ai déjà une maison là bas où personne ne viendra nous chercher. »
La maison de mes grands-parents. Elle les a protégé des nazis un temps, elle nous protégera bien Rivka et moi des agents du Mossad. Je me prends déjà à rêver d'une vie avec elle, loin de l'agence, loin des chasseurs, loin des conflits opposants les mutants et ceux qui ne le sont pas... Une vie calme et simple. Y ai-je droit ? Probablement pas. Mais Rivka elle, le mérite amplement. Et il est hors de question que nous soyons de nouveau séparés. C'est elle qui m'en a fait la promesse, et ce n'est pas moi qui la forcerai à la rompre.
I know the danger of a man who's been in hell and back again
Nous. Et ça sortait de sa bouche. Nous. Et c’est lui qui l’initiait. Il y avait un « nous » mais qu’est-ce que cela impliquait vraiment ? Avant, il y a une éternité de cela, ils étaient une équipe. Maintenant ils semblaient tous arpenter des chemins solitaires. Est-ce que son « nous » voulait dire juste « toi et moi » ou alors parlait-il aussi de Kaleb et Ihlan ? Depuis qu’il était là, ils avaient à peine abordé le sujet des deux autres agents. Elle n’avait fait que sentir l’amertume dans la voix de son partenaire quand il avait mentionné les deux Israéliens. Leur belle unité ne pouvait pas fonctionner s’il manquait un membre. Pourquoi croire alors qu’à eux deux, ça irait forcément mieux ? Berlin. Elle voyait déjà se dessiner devant eux la grande allée des tilleuls, et se dresser au bout, l’imposante porte de Brandebourg. Ils se perdraient ensuite dans les ruelles punk et finiraient par manger une Currywurst sur la Alexanderplatz. Ils rentreraient ensuite dans leur petite demeure de banlieue où ils pourraient vaquer à leurs occupations jusqu’à l’heure du diner. Mais quelles occupations ? Alyah ne se voyait pas faire de la poterie ou de la couture comme une bonne petite ménagère. Elle avait été taillée pour être sur le terrain. Pour agir.
« Peut-être qu’au bout du compte, ils arriveront à laver notre nom. » Elle n’avait pas besoin de dire un nom pour qu’il comprenne qu’elle parlait de leurs – anciens – coéquipiers. Car c’était l’obsession de Kaleb, de prouver que ce n’était pas leur faute, même s’il fallait faire une autre mise en scène. Rikki se rappelait des nuits que leur aîné perdait à éplucher des rapports, des articles, à établir des stratégies qui échoueront avant même d’être abouties. « Peut-être qu’un jour, on pourra rentrer au pays. » Elle baissa les yeux, comme si sous leurs pieds pouvaient s’ouvrir les portes vers leur terre promise. Retrouver Elias avait aussi ravivé l’espoir qu’ils allaient s’en sortir, qu’ils allaient avoir droit à leur aliyah, à leurs retrouvailles avec le sol qui les avait vus naître. Quand ils étaient ensembles, il lui arrivait parfois d’épier la porte d’entrée dans l’espoir de voir Kaleb et Ihlan débarquer, leur dire que tout était réglé, qu’ils pouvaient reprendre leurs vies… Mais c’était ridicule. Comment pouvaient-ils reprendre leur vie d’avant, quand ils avaient passé quatre ans dans la psychose ? Quand ils avaient été livrés à leurs plus bas instincts ? Ils n’avaient pas terminé de traverser le désert des âmes, et ce qu’ils y faisaient ne les mèneraient pas vers le Jardin d’Eden avant longtemps. Elle ne pratiquait plus depuis longtemps, mais parfois elle se prenait à imaginer son âme errer dans le gueihinnom. Et si cette errance n’était pas éternelle, Rivka savait qu’elle y reverrait chacun des tourments qu’elle avait causés. Et elle doutait sincèrement que sa famille viendrait prier en son nom pour la sortir de là. Est-ce qu’Elias priait encore ? Est-ce qu’il craignait l’après autant qu’elle ?
Elle tenta de retirer ses doigts, quelque peu effarouchée par la durée inhabituelle du contact. Il allait falloir du temps pour effacer les stigmates de l’hôpital psychiatrique, des mains étrangères qui tentaient impunément de la contrôler en lui injectant des doses de médicament. Comme un chat sauvage, elle évitait le contact en dehors des situations de combat. Elias le savait, il allait devoir attendre. Elle pouvait lui donner des confessions, elle pouvait lui donner une caresse, mais il fallait avancer avec prudence. Elle se savait être un animal à apprivoiser. « Tu crois qu’on y aura droit, à une vie normale ? Je suis même pas sûre de savoir ce que c’est. » Alyah serra la mâchoire. Pour elle, ce qui s’approchait le plus d’une vie normale, c’était de dormir une nuit entière sans revolver sous l’oreiller. Pour ce qui était du reste, elle manquait de connaissances. Elle n’arrivait même pas à aller faire ses courses sans qu’un incident n’arrive, sans qu’elle n’ait l’impression que des yeux étrangers l’épient dans tous les coins. La première fois qu’un facteur était venu déposer un colis pour la voisine, elle avait failli l’agresser avec un poignard en pensait qu’il s’agissait d’une couverture d’espion. Elle n’avait pas de couverture santé, et de toute façon, elle ne consultait même pas un médecin mais un vétérinaire. Comment les gens comme elle pouvaient aspirer à la quiétude d’une existence sans problèmes ? Leur nature même leur créait des troubles. Handicapée sociale, incapable de tenir en place, jamais trop loin d’un danger, parfois assoiffée d’adrénaline, il n’y avait pas de place sur ce monde pour qu’elle puisse évoluer normalement.