A quel moment est-ce que tout avait déraillé ? Les dernières minutes étaient passées aussi vite que des secondes, glissant à l’esprit du chasseur dans une fuite pernicieuse : l’arc à la main, flèche tendue sur un filin, c’était comme si les heures précédentes n’avaient pas existé. Le debrief par certaines grosses têtes du monde de la chasse – le nom Wolstenholme gagnant ses oreilles, Alec observant, impassible, un visage familier s’approcher de lui. Calista et sa sœur ne se ressemblaient pas vraiment, elles avaient pourtant ce quelque chose qui avait suffi au Lynch à comprendre qu’il avait une responsabilité supplémentaire. Une chance pour lui, la rousse avait souri - et tout s’était présenté de bonne augure : deux chasseurs pour un dégénéré à ramener vivant de préférence. Routine. Mais rien n’était jamais de nature banal dans le monde de la chasse – tous deux l’avaient appris de manière bien cruelle en tombant nez à nez avec non pas un, mais quatre transmutants. De plus en plus, ceux qui se rassemblaient pour répondre avec force aux décisions de Lancaster – avant, il y avait eu Uprising et leur stupide blog, maintenant, il y avait Insurgency, ces tarés qui poussaient tout autant les chasseurs que les transmutants à passer à l’offensive pure et dure. Aspen avait rencontré l’offensive droit dessus, blessée au point que cela puisse s’avérer dangereux, s’ils ne sortaient pas de là rapidement : et pourtant, l’idée qui se répercutait le plus nettement à son esprit, restait le souvenir de Calista. Calista, blessée dans les mêmes circonstances ; Calista, qui ne manquerait pas de le détester plus fortement encore s’il revenait comme unique survivant de la mission qu’il avait eue avec sa chère petite sœur. Sans faire dans la dentelle ou tenter de préserver la fierté de la rousse, il avait attrapé son bras, pour passer celui-ci autour de son cou et l’aider à parcourir les mètres qui les séparaient d’une simili-sécurité : une des pièces de l’usine, qui semblait abandonnée et vide de toute présence ennemie – de quoi se replier, mais également tirer l’ennemi comme un lapin s’il devait se pointer.

La plupart d’entre eux avaient pourtant fui : qui restait-il dans l’usine avec eux ? Par une des fenêtres miteuses, à moitié cassée, il était possible de deviner la présence du dôme si familier qui avait emprisonné tout le monde au Redwolf Castle – la cible, Arthur Helbourg, n’était pas loin. En trouvant l’appui réconfortant d’un mur, Aspen trouva la volonté d’ouvrir la bouche, capturant l’attention d’Alec qui l’observa attentivement : elle avait sans doute perdu des couleurs sur le visage, et sur ses mains avaient coulé des quantités non négligeables de sang. Être utile ? Lui aussi pouvait l’être, d’une manière ou d’une autre, il suffisait qu’il injecte une quantité de son sang dans celui de la jeune femme pour lui sauver la vie comme par magie - si seulement. « Comment ça, utile ? Tu la connais ? Tu savais qu’elle serait là ? » avec quelqu’un d’autre, il aurait sans doute haussé le ton instinctivement, mais l’existence indéniable d’un lien de parenté entre sa compagne de mission et Calista, le forçait à une certaine politesse. En quelques regards par-dessus son épaule, Alec parvint à enlever sa veste, venant la presser contre une des plaies au flanc de la jeune femme, prenant une de ses mains pour l’inciter à ralentir le flot de sang par elle-même. « T’inquiète pas. J’ai pas l’intention de la tuer quoiqu’il en soit. » marmonna-t-il finalement sans attendre de réponse : cette blonde dont Aspen parlait, pouvait aussi s’avérer utile pour retrouver Helbourg s’il disparaissait dans la nature – après tout, c’était lui la cible. A sa ceinture, il prit son arme de service, qui le quittait si rarement qu’il s’en sentit presque nu – attrapant l’autre main de la rousse pour la lui donner. « J’vais la trouver. » elle ne ferait que les ralentir et se vider de son sang s’ils continuaient à parcourir l’ensemble de l’usine bras dessus-bras dessous. Arc bandé, flèche prête à partir, il quitta donc le petit espace exigu, le souffle suspendu au moindre bruit alentours.

Laisser Aspen derrière ne lui plaisait pas : non pas parce qu’il s’imaginait toutes les horreurs qui pouvaient lui arriver, isolée et blessée – mais parce qu’avoir la responsabilité de la vie de quelqu’un d’autre, n’était pas spécialement son truc. S’il avait appris les rudiments de la chasse en accompagnant Felix, les désirs de solitude de Lynch avaient pris le pas sur tout le reste : désormais, il chassait plus souvent de son côté, sans rendre de compte à qui que ce soit. Faire équipe aujourd’hui, était presque une chose exceptionnelle pour lui : et il avait fallu qu’il tombe sur quelqu’un portant le même nom que Calista. La blonde savait-elle seulement que sa sœur était sur le terrain à l’heure actuelle ? Avec lui ? Il ne pouvait se permettre de perdre pied, de penser à tant de choses alors que l’important, était de rester concentré sur le moment présent. Ils avaient toutes les cartes en main, après tout ; deux chasseurs comme une seule transmutante, laissée derrière par les mêmes personnes qu’elle était venue sauver. Quelle équité. D’après les paroles de la rousse, la jeune femme prisonnière avec eux ne pouvait que guérir les gens – encore une fois, rien de menaçant en soit à l’instant présent ; la dégénérée faisait cependant partie du groupe Uprising, et elle pouvait très bien avoir des ressources inattendues. L’arc bandé, les sens en éveil, chaque muscle de son corps prêt à bondir en réponse au moindre petit signe de danger, Alec sondait d’un regard perçant tout ce qui l’entourait. L’endroit était délabré à souhait, et derrière lui, à quelques pas, il pouvait entendre les grognements de douleur d’Aspen rythmer chacun de ses songes. Combien de temps avait-elle avant que tout ceci ne devienne vraiment sérieux ? Alec avait toujours la possibilité de se replier, et de trouver un moyen quelconque d’utiliser sa dégénérescence à lui pour sauver la vie de la jeune femme – si possible, pendant qu’elle était inconsciente. Perdre son statut de chasseur pour une transmutation dont il ne voulait pas, ne faisait pas partie de ses désirs.

Une pièce plongée dans les ténèbres après l’autre, Alec fut interrompu par un léger bruit par-dessus son épaule, lui faisant faire volte-face : la flèche à son arc était si prête à être lâchée que le moindre faux pas pouvait être mortel pour la mauvaise personne. Qui qu’elle soit, et quelles que soient ses convictions à lui, ce qui importait, c’était Aspen. Une chance pour eux, il savait très bien mentir. Ou marchander. « Je pense que tu sais déjà que tous tes copains t’ont laissée derrière, coincée ici, avec deux chasseurs. » que faire, bluffer en disant qu’Aspen avait pris de l’avance et cherchait un moyen d’atteindre ceux qui étaient encore potentiellement dehors ? Ou avouer la vérité, jouer sur la pitié qu’elle semblait avoir déjà eue pour la Wolstenholme, quand bien même ce n’était pas du tout son genre ? Parler à la pénombre en attendant le moindre signe non plus ; pourtant, ses instincts lui dictaient qu’elle était quelque part, à portée d’oreille, et qu’elle ne pouvait pas avoir pris assez d’avance sur eux pour être si loin que ça. « On est pas là pour toi. Mais si ma partenaire doit mourir à cause de vous, j’crois bien que ramener ton cadavre sera au moins d’un certain réconfort pour sa famille. » Toutes les expériences de la vie avaient appris au Lynch à ne jamais faire confiance aux dégénérés – l’inverse était probablement vrai : le même débat que le sien devait se jouer dans l’esprit de la transmutante toujours prisonnière ; mais pendant qu’eux deux triaient leurs pensées, Aspen se vidait de son sang. Parfois, il y avait des priorités, Alec savait surtout qu’il n’était pas prêt à laisser quelqu’un crever sous sa responsabilité.