Philip Cavendish faisait tranquillement le tour du propriétaire. Il connaissait chaque mur, chaque recoin de sa galerie. Vingt ans qu’il avait réussi à fonder cet endroit, en grande partie grâce à la mort de grand-père Henry, paix à son âme, bien entendu. Mais personne n’avait vraiment cru à l’époque qu’une galerie d’art contemporain pouvait sérieusement fonctionner. Et puis la ville avait grandi, gagné un peu en renommé touristique, la galerie aussi s’était parée de nouvelles salles. L’aristocrate s’était même permis d’accueillir des collections plus anciennes et plus précieuses, les sublimes couleurs de Van Gogh, la sombre majesté de Tintoret… Sans vouloir s’en vanter, sa galerie était devenue un incontournable lieu culturel de la ville, un joyau immaculé dans un écrin prometteur. Enfin, ça c’était avant. Depuis que les hunters avaient mis main basse sur Radcliff, elle était devenue un peu étouffante.
Mais Phil ne voulait pas repenser aux hunters. Les souvenirs risquaient toujours de faire rejaillir la peine, la douleur, la colère, la paranoïa et la terreur. Un mélange inconfortable de sentiments d’une violence rare qu’il pensait avoir enfouis depuis des années mais qui resurgissaient quand il devait faire face à la vérité. David était mort dans la souffrance et la solitude. Que pouvait-il arriver de pire à un parent ? Mais il était certain qu’un jour, il aurait a vengeance. Il suffisait simplement de donner aux mutants une chance de prendre le dessus.
Il préférait parcourir les immenses salles en contemplant la dernière collection qu’il avait accueillie. Un magnat du pétrole avait finalement accepté qu’il garde quelques semaines les tableaux d’un artiste inconnu. Un drogué dépressif, mort dans un hôpital psychiatrique, dont les rouge sombre fulgurants qui zébraient d’immenses toiles blanches avaient été peints avec son propre sang. Creepy. Mais étrangement fascinants, apaisants, sécurisants. Du moins de l’avis du vieil anglais mais pas du reste de la population de Radcliff. On était surement en heure creuse. Oui, voilà, les heures creuses. Car la violence qui s’était logée dans les toiles de l’artiste allait à ravir avec le nouveau visage qu’arborait avec une fierté malsaine une bonne partie de la cité. La souffrance qui en émanait s’alliait à merveille avec ce que subissait l’autre partie de la ville. Non vraiment, cette collection aurait pu s’appeler « Radcliff, I see you » ou quelque titre du même acabit. Sans doute les gens auraient été plus intéressés et auraient saisi le message.
Il y avait une silhouette, dans une autre salle, il en était sûr. Une autre âme qui vive errait dans la galerie. Cette vision le revigora, et le vieil aristocrate sentit les idées macabres qui le hantaient il y a encore quelques instants s’évaporer. Il sautilla jusqu’à l’inconnu. C’était un tout jeune homme, même pas trente ans. Une denrée rare entre ces murs.
- Bonjour ! Philip Cavendish, je dirige cette galerie. Cette exposition a lieu depuis hier, est-ce qu’elle vous plaît ? Je ne vous ai jamais vu par ici. Vous venez d’emménager à radcliff ?
Peut-être avait-il été un peu brusque sur le coup, mais il n’en avait absolument pas conscience pour l’instant. Montagne russe émotionnelle. Une plaie à gérer, surtout pour les autres.