La flèche alla se planter dans la cible en vibrant, et Aleska eut un sourire ravi : pas mal du tout ! Mais alors qu’elle baissait son arc, une deuxième flèche jaillit à côté d’elle, et se ficha au centre, faisant passer sa performance à la seconde place. « Eli ! C’est pas vrai ! » Râla-t-elle tandis qu’à ses côtés, son frère jumeau éclatait de rire. Il lui donna un coup sur le crâne du bout de son arc et lui adressa un sourire narquois. « Battue, petite sœur. Encore et encore, il va falloir que tu fasses des efforts ! » Elle plissa les yeux, piquée au vif, et banda son arc une seconde fois, sans prendre le temps d’ajuster la position de son dos ou de ses bras. Sa flèche s’élança en sifflant, pour se ficher à un centimètre de celle de son frère, soit au centre parfait de la cible. La jeune femme cligna des yeux, un peu surprise par sa propre performance. « Tu vois. Tu réfléchis trop, Ale. Mais évite de trop te reposer sur moi, je ne serais pas toujours là pour te pousser à bout ! » Se moqua Elijah en lui donnant un nouveau coup sur le crâne avec son arc. Elle leva les yeux au ciel, avant de s’avancer sur le terrain pour récupérer les flèches. Elle savait qu’elle était douée, mais son frère la surpassait constamment. Peu importe la discipline, il était toujours meilleur qu’elle, et elle ne parvenait à l’égaler que quand elle lâchait prise, qu’elle n’écoutait plus toutes les leçons théoriques soigneusement implantées en elle par des années d’entraînement. Son instinct savait comment agir, le problème était qu’elle écoutait rarement son instinct. Et Elijah l’avait très bien compris, c’est pourquoi il arrivait toujours à la mettre en boule, à l’agacer de façon à ce qu’elle finisse par lâcher prise … Et obtenir de meilleurs résultats. D’aussi loin qu’elle se souvienne, il avait toujours fonctionné ainsi, bien qu’elle ne s’en soit pas toujours rendue compte. Enfant, elle s’énervait qu’il soit toujours en train de l’asticoter, et elle allait se plaindre à leurs parents, mais elle avait fini par comprendre, et à présent elle l’en remerciait silencieusement. Une reconnaissance exprimée oralement aurait été tout à fait superflue, de toute façon : il lisait en elle comme dans un livre ouvert. Après tout, ils étaient les deux moitiés d’une même âme, inséparables et complémentaires. Un demi-sourire aux lèvres, Aleska arracha les flèches plantées dans la cible, et rejoignit son frère qui rangeait leurs arcs dans leurs étuis. « Déjà terminé ? » S’étonna Aleska. « On vient à peine de commencer ! Je dois encore passer la cible à 20 mètres, papa ne nous … » « Papa m’a envoyé un message. On rentre à la maison, tout de suite. » Coupa Elijah. Son sourire s’était effacé, et il semblait soudain soucieux. La jeune femme ne posa pas plus de questions, sachant que s’il avait eu plus d’informations il les lui aurait données, et le suivi jusqu’à leur pick-up, où ils déposèrent arcs et carquois avant de démarrer. C‘était leur père qui leur avait demandé de venir s’entraîner, il tenait à ce qu’ils maîtrisent leurs compétences jusqu’au bout des ongles et leur imposait pour ça un entraînement drastique qu’ils suivaient depuis qu’ils avaient quinze ans. Cela ne lui ressemblait pas d’interrompre ainsi leurs exercices, et Aleska sentit une légère inquiétude ramper en elle. Elle jeta un coup d’œil à Elijah, à ses côtés, mais son regard était fixé sur la route et son visage n’exprimait rien. Elle s’efforça de l’imiter, respira profondément et focalisa son attention sur le cours de biologie qu’elle avait appris ce matin, pour le devoir qu’elle aurait en fin de semaine. Elle récita dans sa tête toutes les phases de la division cellulaire, retrouvant dans ces connaissances familières la sérénité qui lui manquait. Quand elle doutait, elle aimait se plonger dans la biologie, c’était une science qui avait le don de la calmer.

Ainsi, quand le pick-up tourna pour s’engager dans leur lotissement de la banlieue de Radcliff, Aleska était à nouveau paisible. Mais son angoisse revint avec fracas quand elle aperçut l’ambulance garée devant leur petit pavillon. Une voiture de police était là également, et des personnes en uniforme discutaient devant la porte. Aleska sentit un frisson glacé lui remonter le long du dos, et sa main se crispa sur sa ceinture, qu’elle détacha avant même que la voiture ne fut arrêtée. Elle fonça hors du véhicule, le cœur battant, mais fut stoppée par un officier qui lui barra la route avant qu’elle ne puisse entre dans la maison. Pendant une seconde, Aleska envisagea une dizaine de façon de se débarrasser de cet obstacle, trouvant un certain réconfort dans l’idée de lui ravager le visage pour oser lui bloquer le passage, mais elle sentit une main se poser sur son épaule, et croisa le regard d’Elijah. Aussitôt, elle ravala ses idées violentes, et son angoisse refit surface, plus forte que jamais. « Que se passe-t-il ? » La voix d’Elijah était d’un calme olympien, il avait toujours su maîtriser ses émotions plus efficacement que sa sœur. Pourtant, Aleska pouvait voir dans ses yeux la même terreur qui la rongeait elle-même, et elle lui attrapa la main, la serrant avec force. Aucune réponse ne vint du policier, qui se contenta de les faire patienter maladroitement jusqu’à ce que le père des deux adolescents sorte de la maison. Il était pâle, visiblement secoué, et Aleska dut se retenir pour ne pas se jeter dans ses bras. Il n’avait jamais apprécié ce genre de contact, et bien qu’elle en ait besoin plus que jamais aujourd’hui, elle savait qu’il l’aurait repoussée. Elle se contenta de serrer plus fort la main d’Elijah dans la sienne, tentant de maîtriser les tremblements qui la secouaient. Elle devait se montrer forte, son père n’aimait pas les marques de faiblesse. « Elijah, Aleska. Votre mère vient de se donner la mort. »

Trois ans plus tard :

« Viens avec moi, Eli. » Ce n’était pas une demande, c’était une affirmation. Aleska était excédée. « Je t’ai dit que non. Je ne veux pas faire partie de ce truc, c’est tout. » La jeune femme leva les yeux au ciel, tandis qu’Elijah restait fermement sur ses positions, les bras croisés sur sa poitrine. « Ce truc, c’est ce pour quoi papa nous a entraînés toute notre vie ! C’est notre devoir, on … » « Ne me parle pas de devoir ! Je n’ai aucun devoir envers papa, et surtout pas pour ça ! » Aleska serra les poings, et avança d’un pas vers son frère. « Et qu’est-ce que tu vas faire, alors ? Rester les bras croisés tandis que la vermine pullule au-dehors ? » Elle aurait pu gifler Elijah que cela lui aurait fait le même effet : il la regarda avec stupeur, une expression proche du dégoût sur le visage. « Ne parle pas comme ça ! Tu es devenue exactement comme lui, il t’a endoctrinée jusqu’au bout ! Ce n’est pas de la vermine, Aleska, ce sont des … » « Arrête. Arrête, ne prononce pas ce mot. » Le mit-elle en garde. « Des êtres humains. » Aleska soupira, désespérée qu’il ne comprenne pas. « C’est faux, tu le sais très bien. Et maman le savait aussi. » Elle n’eut pas besoin de terminer sa phrase, de mettre des mots sur le fond de sa pensée, elle savait qu’Elijah l’avait très bien comprise. Oui, leur mère savait que les transmutants étaient des monstres, et c’était pour ça qu’elle s’était suicidée. Une balle dans le crâne, trois ans plus tôt, la meilleure façon de mourir pour quelqu’un comme elle. Toute leur vie, Elijah et Aleska avaient été formés à la maîtrise des armes ainsi que du combat rapproché. Leurs parents avaient toujours insisté là-dessus, que ce soit leur père ou leur mère, sans jamais vraiment leur dévoiler le but de ces entraînements toujours plus violents. Mais ils avaient fini par comprendre, le jour où leur mère avait été retrouvée, le crâne explosé dans sa chambre à coucher. A ses côtés, une lettre expliquant son geste : elle avait découvert qu’elle était une dégénérée. C’était un déshonneur, une souillure dans son sang et ses gènes. La seule solution était la mort, et elle avait eu le courage de se la donner, comme un cadeau pour échapper à la honte d’être une mutante. Hunter comme son mari depuis plusieurs années, elle ne supportait pas cette salissure, et Aleska ne pouvait que comprendre son geste, bien que son absence soit encore une blessure ouverte, trois années plus tard. « Maman a fait son choix. N’impose pas aux autres celui que tu fais pour eux. » Lâcha finalement Elijah, avant de tourner les talons et de quitter la pièce.

Quand la porte eut claqué derrière lui, Aleska se laissa tomber dans un fauteuil en poussant un soupir. Elijah s’était éloigné d’elle depuis quelques temps, elle ne le comprenait plus. Et à présent que leur père leur avait proposé de rejoindre les hunters, cette organisation souterraine qui chassait les dégénérés, il la lâchait complètement. Aleska était plus que prête à devenir une hunter, convaincue que les mutants étaient des sous-hommes qu’il fallait éliminer. Leur mère s’était sacrifiée pour leur prouver à quel point être un mutant était une honte, et Aleska ne comprenait pas que son frère ne partage pas son point de vue. A vrai dire, elle ne comprenait pas du tout ce qu’il pouvait penser de tout ça. Il n’en parlait pas, évitait le sujet. Et maintenant, il avait refusé d’entrer chez les hunters avec elle. Elle se retrouvait seule pour la première fois de sa vie, et c’était une sensation bien trop étrange, dérangeante. Mais elle espérait qu’il la rejoindrait. Ensemble, ils étaient plus forts. Ensemble, ils étaient invincibles. Elle comptait sur lui pour détruire cette nouvelle race ignoble qui se multipliait sur terre.

Six mois plus tard :

Aleska inspira profondément. Elle resserra ses doigts sur la gâchette, prit le temps de viser … Et tira. Le coup parti sans bruit grâce au silencieux qu’elle avait vissé au canon, et le dégénéré ne se rendit compte de rien avant que la balle ne l’atteigne au genou droit, faisant exploser sa rotule dans une gerbe de sang. Exactement là où Aleska avait visé. Elle se redressa sur son perchoir, un sourire fier aux lèvres, mais elle l’effaça rapidement. Ce n’était certainement pas avec son coéquipier qu’elle allait partager sa fierté : il s’était déjà élancé pour attraper leur proie, l’assommer et le ramener jusqu’à leur camionnette. Aleska le regarda faire, le regard vide, et démarra quand les portes se furent refermées. Elle était devenue aussi douée qu’Elijah l’avait souhaité quand ils étaient plus jeune, elle savait doser son instinct et sa technique pour atteindre chacune de ses cibles, mais il n’était pas là pour constater ses progrès. Il ne l’avait toujours pas rejointe chez les hunters, et elle ne s’habituait toujours pas à son absence. Chaque jour, elle essayait de le convaincre de venir avec elle, chaque jour il devenait plus distant et froid dans ses refus. Mais chaque jour, elle devenait une hunter plus douée, et c’était dans la chasse qu’elle tirait la satisfaction qu’il ne lui offrait pas en venant avec elle. A chaque fois qu’elle réussissait ses tirs, qu’elle mettait en place un piège qui se refermait à la perfection, elle avait une pensée pour Elijah. Mais quand elle rentrait à la base, elle l’oubliait, comme elle l’oublia quand elle gara la camionnette ce soir là. Il n’était pas avec elle ? Tant pis pour lui. En attendant, c’était elle qui récoltait les honneurs. C’était elle qui pouvait jouer au milieu des hunters, profitant de son visage innocent et de son sourire angélique pour séduire tous ces hommes plus âgés qu’elle, sans craindre le regard réprobateur de son jumeau. Il n’était pas avec elle, il la fuyait et elle en souffrait. Mais ce n’était pas pour ça qu’elle devait se laisser abattre et en oublier les plaisirs de la vie …