STORIES ARE WHERE MEMORIES GO WHEN THEY'RE FORGOTTEN
half bad
Une douce nuit d'été, fraîche, loin des orages et des grosses chaleurs. Une nuit comme on en rêve, comme on l'imagine dans les films. Une nuit qui n'est là que pour le bonheur et les belles choses. Lily dort paisiblement, une main sur son ventre, l'autre contre celle de son amant. Le cadre idéal pour une parfaite famille à venir. Elle en rêve, elle y croit tellement que ça paraît absurde. La douleur la réveille brusquement, ses grands yeux s'ouvrent et se posent sur le visage du père du futur enfant. Elle dit qu'il est l'heure, la belle blonde sourit malgré la douleur, et l'autre, la suit sans un mot. Il l'amène à l'hôpital le plus proche, la future mère tient son sac de maternité comme un bien précieux. Enfin, ils seront liés à tout jamais. Enfin, elle est sûre qu'il ne la laissera pas. L'accouchement se passe sans trop d'encombres, la petite larve que j'étais sort du ventre de sa mère et pleure comme tous les nourrissons avant moi.
Peut-être que je pleure un peu plus que les autres. Une légende dit que l'on connaît toute sa vie avant de sortir du ventre de sa mère, puis on oublie. Peut-être qu'il nous faut quelques minutes, que c'est pour cela que l'on pleure. Peut-être même que c'est pour cela que j'ai hurlé, j'ai tenté de prévenir ma mère, sans succès. Ils m'ont nommé Jake, tous les deux fiers de garder le prénom de mon paternel. Ma mère n'a jamais trouvé ça ridicule. Jake, fils de Jay. Pourtant ça l'est, encore plus lorsque l'on sait ce qu'il est, ce fameux Jay. Mais il faut la comprendre, elle qui était folle amoureuse, jeune, aveugle. Elle qui n'avait d'yeux que pour celui à l'accent français qui l'avait charmée comme personne. Elle qui était encore trop naïve. La jolie blonde qui a cru en ce baratineur de première classe, qui a cru que le monde était doux, que sa vie serait douce. La caresse sur son visage, celle d'un père aux allures tendres dura encore quelques temps.
Un an, pour être exact. Une année durant laquelle la petite famille semble parfaite, sans le moindre défaut. C'en est ridicule, beaucoup trop parfait pour être vrai. Jamais un mot plus haut que l'autre, certes, Jay est de moins en moins là, mais lorsqu'il est là, il l'est vraiment. La jeune mère oublie tout quand il lui dit qu'il l'aime. Elle arrive à modeler ses souvenirs, y croire alors qu'il n'y a plus d'espoir. Jusqu'au jour où elle ne peut plus faire semblant. Le jour où ses larmes ne s'arrêtent plus de couler, où elles deviennent monnaie courante. Lily pleure toutes les larmes de son corps, la moitié de l'appartement est vidé, plus une seule trace de Jay. Pas même un mot, un de ceux qui dit «
désolé », ces mots auxquels on se raccroche jusqu'à dissoudre le papier entre nos doigts. Non, Lily n'a même pas eu droit à ça. Alors elle m'a pris dans ses bras, me disant que ça irait, se servant de moi comme son papier. Sauf que je n'ai pas disparu, je n'ai pas permis à ma mère de tourner la page, non, parce que chaque jour, j'étais là pour lui rappeler que la vie n'était pas douce, que ce connard c'était barré en douce.
Pourtant, la jolie blonde relève le menton, elle sèche ses larmes, tapote ses joues rougies et me dit qu'on s'en sortira, elle me dit aussi qu'il reviendra, elle s'en persuade. Pourtant, lorsque j'apprends à marcher, pas de Jay. Lorsque je dis mes premiers mots, pas de Jay. Il n'est pas là, pas une carte, pas un mot, un passage éclair. Rien du tout. Seulement elle et moi. Ça ne me dérange pas, ma mère est la chose la plus précieuse que j'avais, celle qui s'est battue chaque jour un peu plus pour m'offrir un avenir, un bonheur qu'elle a manqué. Mais dans ses yeux, le mal qui la ronge, ce manque qu'il a créé s'encre de plus en plus et elle a trouvé comment le combler. Lily me parle de lui chaque jour, m'en dépeint une image à faire rougir le plus parfait des pères. Pas un mot de travers, non, chaque partie de lui semble parfaite. Celui qui est aux abonnés absents est merveilleux, il a de beaux yeux, un peu comme moi. Il a ce sourire qui fait craquer les filles, ces mots, cet accent. Il a tout ce dont on peut rêver, tout ce que l'on peut espérer. Elle m'en raconte un peu plus chaque soir, se calant contre moi. Ma mère me caresse les cheveux, m'explique qu'il a des choses à régler, que ce n'est pas contre moi. Elle me parle de leurs souvenirs comme des contes de fées, trop parfaits pour être vrais. Elle m'inscrit cette image dans la tête un peu plus chaque jour, me fait rêver du père idéal, tandis qu'elle sèche encore ses larmes.
02. Tell me what you know about the night terrors every night
J'ai trois ans, toujours pas de père présent. Le problème c'est que maintenant je comprends. Je comprends qu'il y a un trou, un vide. Je comprends que les larmes de ma mère sont définitives. Je vais à l'école pour la première fois, mon sac sur le dos et ma mère qui verse ses premières larmes pour moi. Je lui dis qu'on se revoit le soir, pas vrai ? Elle sourit, m'embrasse et me laisse pour la journée. D'autres gens, de nouvelles horizons. Tout le monde à un père, pas moi. Tout le monde fait un petit cadeau pour les fêter, et moi, on me dit de faire quelque chose pour ma mère. Elle m'aime, ma maman, tout le monde me le dit. Je suis un petit garçon sans histoire, j'écoute, j'obéis. Je ne me mêle pas trop aux autres, ils me semblent différents. Une petite routine s'installe pendant quelques années, de douces années d'une enfance presque normale et qui ne va pas durer.
La première chose qui coince, le premier coup donné est à l'école justement. J'ai grandi, je comprends de mieux en mieux les choses. L'innocence des enfants n'est rien comparé à leur méchanceté. Et c'est justement à cause de l'un d'eux que les choses ont mal tourné. Insulté, traité en monstre, tout ça parce que Jay n'était pas là. Connard de Jay, qu'est-ce que j'y peux moi ? Rien, pourtant je prends les coups pour lui, ce père que je n'ai qu'à peine connu. Alors je m'énerve, me jette sur cet abruti qui parle sans savoir, je l'assaille de coups, rougis mes poings et verse des larmes de rage sur lui. J'ai mal, pas à cause des coups qu'il me rend, mais bien pour ce que je ressens tout dedans. Et c'est comme ça que ça arrive, alors qu'on me tire en arrière pour nous séparer, que je me débats pour y retourner. Je veux qu'il se taise, je veux qu'il sache que je m'en fous, j'ai ma mère. Alors je hurle et dans un élan de rage, un phénomène que je ne comprends pas se produit, on crie mon nom, on me supplie d'arrêter alors que j'ai de plus en plus mal.
Et c'est tout. Le noir total, je me réveille à l'infirmerie. Maman est là, elle me caresse la main et semble encore plus triste que d'habitude. Je me mets à pleurer, dis que je suis désolé. Je n'aurais pas du me battre, je n'aurais pas du lui créer d'ennuis. Elle me dit que ce n'est pas grave, me ramène à la maison. Je regarde les pansements sur mes doigts et j'ai encore envie de pleurer. J'ai mal, j'ai peur, et personne ne me dit ce qu'il se passe. Elle me répète que ce n'est pas ma faute et que ce n'est pas grave. Elle laisse sa longue chevelure tomber sur ses épaules et me regarde droit dans les yeux. Elle me dit que tout ira bien, qu'elle va tout faire pour. Je hoche la tête, et j'avale ses paroles une fois de plus.
Pourtant, cette nuit a tout changé. Les cauchemars ont commencé, la peur aussi. Tout s'est immiscé à l'intérieur. Emmêlé à mes organes, prenant de plus en plus de place chaque seconde. J'ai peur partout, dès qu'elle n'est pas là. Je ne veux plus retourner à l'école, je pleure la nuit. Au bout d'une semaine, un nouveau trou noir, maman pleure encore. Je ne sais pas ce que j'ai fait, pourtant je dormais. La terreur prend peu à peu place dans les yeux de ma mère. Elle prend des vacances, ce qu'elle ne fait jamais. Elle me dit qu'il faut qu'on prenne l'air, qu'on se ressource. Je ne comprends pas très bien tout ça, pourtant je la suis, préparant mon sac avec précaution, y glissant l'ourson de naissance que mon père m'avait offert, seul et unique cadeau qu'il n'ait jamais fait. On est dans un état que je ne connais pas mais je m'en fous. Il y a ma famille, ceux que je ne vois pas souvent mais qui existent vraiment. Mes grand-parents, oncles et tantes, cousins et cousines.
03. Moi je me souviens de ma mère, qui me chantait cette chanson
J'ai huit ans. Je ne dors plus très bien depuis quelques années, maman fait comme elle peut. Deux ans depuis que j'ai frappé l'autre idiot à l'école. Deux ans que je ne comprends plus vraiment ce que je vis, pourquoi je vis. Des vacances, les premières depuis toujours. Une semaine au sein de la famille, pour aller mieux, pour tout arranger, pour laisser maman souffler. Elle me dit de jouer avec mes cousins, elle me dit de m'amuser, qu'ici je n'ai pas à m'en faire. Pourtant, je sens son regard toujours sur moi, pourtant, je suis le seul à ne pas dormir avec les autres. Elle dit que ce n'est rien, elle dit que c'est pour elle, que tout va bien.
Mais comme des gamins, on ne réalise pas ce que veulent dire les choses, on ne comprend pas pourquoi les adultes agissent comme ils le font. Alors on se faufile dans une seconde d'inattention de leur part. On court, on glisse, on rigole et on s'éloigne. Suffisamment pour être tranquilles un petit moment. On saute, on joue, on court, on grimpe. Je monte sur un arbre, suivi par Maxim, il veut me dépasser, tout s'accélère. On rigole, monte de plus en plus haut. J'ai l'avantage, le cœur qui palpite à toute vitesse. Je reprends ma respiration quand j'y pense, m'écorche les mains contre les branches, et puis il y a son geste. Dans un rire, dans cette inconscience si présente chez un gamin. Maxim attrape mon pied, me tire en arrière. Il veut simplement passer devant, pourtant je perds l'équilibre. Les rires me semblent loin d'un coup, la peur m'envahit plus que jamais. Je vois l'arbre, Maxim. Je me sens tomber, et je hurle. Je hurle de toutes mes forces comme si cela allait changer quelque chose. Je veux ma mère, je veux qu'on retrouve leurs bras, tandis que je n'arrive pas à attraper celui de mon cousin, déjà bien trop loin. La chute me semble s'éterniser, les battements dans mes oreilles deviennent douloureux alors que je resserre mon poing, ne contrôle plus rien. Je suis mort de peur, je ferme les yeux, sens le sol contre mon dos. Mon corps qui s’aplatit, et puis plus rien.
Le néant pendant ce qui me semble interminable et une seule seconde à la fois. J'ouvre les yeux avec difficulté, respirer me fait mal. J'ai envie de pleurer. Maman est là, elle me tient la main, ce sourire triste au bout des lèvres. Elle me dit que tout ira bien, avec elle, tout ira toujours bien. Elle me tient la main, me demande d'aller doucement. J'ai fait une mauvaise chute, j'ai cogné ma tête. J'ai cogné mon dos, et mon corps me brûle. Je veux revenir en arrière, je ne veux plus avoir mal. J'ai un pansement le long du bras gauche, il s'arrête dans mon cou. Maman me dit que j'ai eu un problème. Je lui demande de m'expliquer, je dis que je ne suis plus un bébé, que j'en ai marre de la voir pleurer sans comprendre, et elle pleure un peu plus.
La blonde sèche vite ses larmes, me dit de ne pas me mettre à pleurer. Et puis elle me dit qu'elle est d'accord de m'expliquer, mais que tout ira bien. En tombant, j'ai provoqué quelque chose dans l'air, sur la terre. Maxim est tombé, il s'est fait très mal. C'est ma faute, même si je ne m'en souviens pas. Il ne faut pas que je m'en fasse parce qu'il va se remettre. Tout le monde a eu très peur, maman aussi. En tombant, je me suis fait mal aussi. Quelque chose a cassé en moi, mes veines ont lâché tout le long de mon bras. Le docteur dit qu'il faut surveiller, qu'il ne faut pas que ça atteigne mon cœur. Je lui dis que je ne comprends pas tout, elle me dit que ce n'est pas grave, qu'avec mamie elles ont trouvé des docteurs et des solutions pour que ça ne recommence pas. J'acquiesce, les larmes aux yeux. J'ai l'impression que c'est plus grave qu'elle ne veut bien me le dire. Je demande si je peux voir Maxim, lui dire pardon, maman me dit que non. Pour un temps, on ne verra plus Maxim, plus les autres. On rentre à la maison, mais personne ne m'en veut. C'est juste qu'il faut du temps pour qu'il se remette, du temps au calme, du temps sans moi.
04. You'll never be alone again
Un an s'écoule, un an de questions, de médecins, de doutes. Un an de vie en suspens. Un an durant lequel ma mère s'en va de plus en plus. Elle me laisse à sa meilleure amie, part des jours entiers. Elle me dit de ne pas m'inquiéter. Elle me dit que tout va bien, qu'elle fait ça pour mon bien. Les docteurs cumulent les prises de sang, ils passent leurs temps à me faire des analyses, me coller dans des machines, me dire que je n'ai rien, qu'ils ne comprennent pas. Il faut surveiller, me ramener tous les quatre matins, recommencer, attendre. Espérer des réponses. Et puis il y a cet autre docteur, celui qui est là pour mon bien justement.
Jake, tu es trop impulsif, tu prends les choses trop à cœur. Jake, tu dois apprendre à maîtriser ce que tu ressens. Quelle belle connerie, quelle triste vie. Je m'assoie face à un mec avec un calepin, un mec qui tapote son stylo contre le bord de sa feuille et m'offre ses plus beaux «
humhum » quand je parle. Il pose des questions, juge mes réponses. Fait des rapports de nos séances à ma mère et encaisse de gros chèques qu'on ne peut pas se permettre de dépenser. Pourtant maman continue, elle ne me laisse pas le choix. Des médecins tout le temps, chaque jour, chaque semaine. De plus en plus absent à l'école, elle me dit qu'on verra ça plus tard. Et l'autre, l'autre m'offre trois élastiques. Il me les glisse au poignet, me dit que dès que je suis nerveux, dès que je ne comprends pas ce qui se passe, je dois en claquer un, ça me calmera. Si ça ne suffit pas, il faut claquer le second, et s'il me reste encore de la tension, alors le troisième. Je suis trop tendu, trop torturé pour un gamin. Comme s'il y avait un âge pour se sentir pas bien. Il me dit de me concentrer sur les élastiques, me dit que ma mère a besoin que j'aille mieux. L'homme fonctionne à la culpabilité et ça marche. Je ne suis qu'un gamin et on m'amène à ne plus rien ressentir peu à peu. Sans m'expliquer, juste pour ma mère, pour son bien et le mien. Je dois me contenter de ça, grandir comme ça, avancer comme ça.
J'ai neuf ans. Maman rentre d'un voyage qui m'a semblé bien trop long. Je lui aurais sauté dans les bras avant et aujourd'hui je claque un élastique et lui offre un joli sourire. Elle s'approche de moi, m'embrasse. Comme lorsqu'elle ne m'a pas vu depuis quelques jours, elle regarde l'état de mon poignet, me sourit et me serre dans ses bras. Ce jour là, elle change mes élastiques de bras. Elle fait rarement ça, seulement quand je m'apprête à me couper le bras, pourtant, ce jour là ce n'était pas le cas, les marques étaient à peine visible. Alors qu'elle glisse les trois élastiques sur mon autre poignet, elle garde sa main sur la mienne, me regarde dans les yeux et me dit que l'on doit parler.
Je l'écoute, écarquille les yeux, lui sourit. J'ai peur de ce qu'elle peut me dire. «
- Je vais faire ta valise, on s'en va pour quelques jours. » Son ton est toujours aussi doux, j'affiche un air perplexe, parle de l'école, et elle me dit que ce n'est pas grave, elle me dit que c'est important et que l'on doit partir. Mais avant ça, elle doit encore me dire quelque chose. Le nom de Jay sort de sa bouche, je claque un élastique. Tout va bien, répète-t-elle en boucle. Je dois aller rencontrer des gens. Je lui dis que je n'ai pas envie, qu'elle me suffit. Maman insiste, me dit que c'est de la famille, qu'elle y tient. Je claque à nouveau un élastique, elle m'attrape la main, détourne mon attention. La blonde ajoute qu'il n'y aura toujours qu'elle et moi contre le reste du monde mais que parfois, dans le monde, on trouve d'autres gens comme nous.
Je ne comprends pas bien, finis par accepter, emballe mes affaires, mon ourson, et de quoi lire. Le voyage est long. J'ai le temps de lire, dormir, manger. Lorsque l'on arrive dans un lieu complètement inconnu, je regarde par la fenêtre de la voiture louée les paysages. Je tourne en boucle les paroles de celle qui m'a donné la vie, ne comprenant toujours pas ce qu'elles veulent dire. On s'arrête dans un hôtel, dépose nos affaires et on repart. Je claque un élastique, elle me dit que tout va bien. Je ferme les yeux et sans le comprendre, une minute plus tard nous sommes devant une porte d'entrée inconnue, maman frappe, une dame ouvre. Leurs yeux se mouillent et je claque un nouvel élastique. Elle me présente, Marylin semble bouleversée. Je claque un élastique, serre la main de ma mère et me cache derrière elle.
J'observe la maison, regarde autour de moi sans un mot, les adultes parlent quelques minutes et je n'écoute pas, déconnecté, concentré sur mon cœur que j'ai du mal à contrôler. Je suis sensé dire à ma mère lorsque je n'arrive plus à maîtriser mais j'ai comme le sentiment que c'est trop important, que je ne peux pas me permettre de lui dire ça maintenant. Alors je ne dis rien, mords l'intérieur de ma lèvre, tire sur les élastiques à mon poignet. Puis la dame se lève, maman attire mon attention, me dit d'être gentil, que tout va bien. Un mensonge parmi les autres, un que je laisse une fois de plus passer avec un demi-sourire. Et puis il arrive, face à moi.
Timide, tapis dans l'ombre, je mets du temps à voir son visage. Ses grands yeux bleus prennent toute la place, retiennent toute l'attention. Sa mère parle, dit que je suis son frère. La mienne me regarde alors que je la fixe, elle me fait signe que oui. Je claque un élastique sur mon poignet, baisse les yeux. Elles parlent, nous expliquent, s'expliquent. Les minutes sont longues, je n'arrive pas à le quitter des yeux. D'autres enfants avaient des frères et sœurs, moi pas. Il faut avoir les mêmes parents, à priori nous avons le même père. Jay, toujours aux abonnés absents, même là bas.
Il faut que l'on apprenne à se connaître, la famille c'est important, on en a qu'une, disent-elles. Nous sommes une famille, peut-être pas comme les autres, mais une famille quand même.
05. Your head will collapse
J'ai onze ans. J'ai un frère, une mère qui est de retour à la maison. Le soir, lorsque je rentre de l'école, elle me parle, me dit qu'il y a des tas de choses importantes que je ne pouvais pas comprendre. Il n'est pas rare de voir les enfants sous-estimés, peut-être qu'ils ne comprennent pas les mots, peut-être qu'ils ne comprennent pas les non-dits mais il est certain qu'ils comprennent et ressentent les émotions, la tristesse, la joie comme le désespoir. La blonde est ébahie de voir à quel point j'avais compris des choses à mesure que les années passées. Elle est aussi plus désolée que jamais. Pour la énième fois, elle pleure devant moi, ne se sent pas à la hauteur, m'explique qu'elle ne veut que mon bonheur.
Je claque un élastique, la prends dans mes bras. Je lui explique que je n'ai pas besoin de Jay, qu'elle peut arrêter d'en parler. Je lui dis qu'elle me suffit et que je n'aurais pas pu avoir meilleure mère qu'elle. Lily sourit, elle me caresse la joue et me dit qu'elle est heureuse d'avoir trouvé Marylin et Jamie. Elle est heureuse que j'ai un frère sur qui compter. Et moi, moi je ne sais pas quoi en penser.
Les visites pour voir mon frère semblent trop planifiées, trop parfaites. Tout le monde est encore à marcher sur de petits œufs lorsque l'on se voit et Jamie ? Pas plus à l'aise que moi. Pourtant nos mères réussissent leur paris, elles créent une famille composées de gens bizarres. Je suis capable de dire à l'école que j'ai un frère, capable de dire que je considère sa mère comme ma famille.
Je loupe toujours beaucoup l'école, les rendez-vous médicaux sont stabilisés à deux par semaine lorsque tout va bien. Deux par jour lorsque tout ne va pas bien. Je fatigue de l'angoisse, je fatigue de ces mains qui tremblent alors que mes copains d'école mesurent leur force, je peine à fermer correctement les mains. Je fatigue de voir ma mère s'inquiéter, les cheveux coupés, les cernes enfoncés. Alors j'abandonne. Je laisse les médecins faire de moi leur petite marionnette, obéis sans jamais broncher. Certains à l'adolescence se rebellent, s'expriment de plus en plus, pour ma part, je m'efface de plus en plus, devient spectateur de ma propre vie.
J'ai treize ans, les crises violentes ont cessés, les élastiques suffisent. Je contrôle mes cauchemars, ne vit plus que par le son des élastiques sur mon poignet qui contrôlent mon cerveau. À la moindre émotion, un claquement et mon cerveau s'éteint. Sans jamais lui avoir dit, la seule personne à qui je me suis raccroché à cette époque est bien mon frère. On pouvait parler, il savait mon don, sans me juger, il n'a pas pris peur. Il est resté là, quand tout les autres sont partis, moi compris.
Tout devient routine. L'école, la maison. Les sourires, les faux rires. Mon regard, mon attention. Plus rien ne m'atteint vraiment autre que le son du claquement entre mes doigts, plus rien ne m'importe vraiment. Peu à peu, l'angoisse qui vit en moi s'épanouit, elle prend toute la place puisque tout le monde l'accueille à bras ouverts. Comme si ce n'était pas grave d'avoir peur, tant que ça ne se voyait pas en extérieur. J'ai passé la période la plus stable et la plus calme de ma vie. L'école fut lisse, ma vie fut lisse. Pas un seul pas de travers, pas un mot trop haut. Il y avait Jamie, oui, mais il était loin, et à chaque fois que l'on se voyait, l'instant de vie était à peine en train de faire sa place dans mon cœur que l'avion décollait à nouveau pour Chicago. Il est la dernière branche mais trop fragile pour être une réelle bouée de sauvetage.
J'ai peur de finir seul. Peur de mourir à l'intérieur.
06. Me and my heart we got issues
L'adolescence n'est une période facile pour personne. Pleine de remises en questions, de nouvelles sensations. Elle est connue pour être l'une des passades les plus extrêmes de notre vie. Tout cela, bien évidemment, pour les gens normaux. Ceux qui s'autorisent à penser, à aimer, à vivre. Je suis rentré au lycée comme tout le monde. Plus de question sur mes absences, après tout, je suis l'école plus assidûment que la plupart des élèves. Maman continue de travailler comme une acharnée et moi, je l'aide quand je peux, comme je peux. Le vide qui s'était creusé en moi depuis ces seize dernières années ne diminue pas, n'augmente pas.
Il stagne, tout comme moi. Lorsque ma mère défend mon père, lui cherche des excuses pour son comportement, j'acquiesce tout simplement. Lorsqu'elle m'explique qu'il nous aime de tout son cœur, Jamie et moi, qu'un jour il nous le prouvera, j'acquiesce. Lorsqu'elle ajoute que les histoires d'amour que Marylin et elle ont vécues étaient réelles et profondes, j'acquiesce. Je ne cherche plus à lui dire que je n'ai pas besoin de lui, de cette image de père qu'elle tient tant à m'apporter. Je ne cherche plus à lui dire qu'elle me brise un peu plus le cœur à chaque fois qu'elle me rappelle qu'il existe.
J'ai seize ans. Je ne me comporte pas comme les autres adolescents. Je n'ai aucune envie de chercher les limites, là où les miennes sont contrôlées par des coups d'élastiques sur mes poignets abîmés. Pourtant, comme dans toutes les histoires, il y a une chose que l'on ne contrôle jamais. L'amour. L'amour frais et doux de l'adolescence. L’insouciance de se croire unique, croire que cela va durer pour toujours. L'amour qui vaut tous les sacrifices, les peines, les joies. Celui qui fait mal autant qu'il fait du bien. Celui qui finit mal, toujours mal. J'ai connu cet amour sous les traits d'une jolie brune. Les cheveux ondulés qui lui descendaient en bas des épaules. Elle avait ce côté mystérieux, discret. Lisait lors des pauses, s'habillait avec ce manteau noir en cuir qui lui donnait des airs de rebelles. Faith était de celles que tous les garçons regardent, de celles qui fait chavirer les cœurs par un simple battement de cils. Évidemment, il était hors de question que je l'approche, que je lui parle.
C'est elle qui a fait le premier pas, le menton droit, sa voix rauque à en faire frissonner n'importe qui. Le regard levé sur elle, j'observe le moindre trait de son visage, le moindre mouvement dans ses yeux caféinés. Mon cœur bat à la chamade, un élastique claque, le second, le troisième, et ça n'y change rien. La brunette contrôle mon cœur, chacun de ses battement. Je dis oui à tout ce qu'elle demande, la suis dans les plus folles de ses envies. La belle histoire dure un an. Un an durant lequel je crois dur comme fer qu'il n'y a qu'elle, qu'il n'y aura qu'elle. Le premier amour.
Celui qui bouffe, celui qui tue. Faith grandit, moi aussi. Nos goûts, nos choix, nos envies, tout change alors que nos baisers n'ont plus la même saveur. Je me voile la face, elle aussi. Maman s'inquiète à nouveau, je semble aller de moins en moins bien. Je m'éloigne de tout le monde, sauf de Jamie. Mon frère qui est loin de mon quotidien, lui, a droit à tous les détails de ma vie, je veux tous les détails de la sienne. L'histoire continue pendant quelques mois, ce voile entre nous s'épaissit, il n'y a rien à faire.
L'histoire s'achève sur une altercation pleine de reproches, de regrets. Pleine de larmes, de coups dans le vent. Elle s'achève alors que l'on ne se comprend déjà plus depuis longtemps, que les «
je t'aime » ont perdu leur sens il y a déjà trop de temps. Elle ne supporte plus de me voir cogner sur mes élastiques, voir mes poignets saigner face à elle qui m'explique que je ne peux pas vivre comme je le fais. On ne se comprend plus, elle ne me comprend pas. Je l'aime, elle part. Les yeux plein de larmes je la vois s'en aller, ses cheveux se baladant sur son dos, mémorisant ses courbes une dernière fois, son odeur encore une fois.
L'école se finit sans plus de tourment. Je n'approche pas les autres, ils ne m'approchent pas. Mes notes excellent alors que je me force à ne plus regarder celle qui avait pris mon cœur et mes pensées pendant si longtemps. La fin d'année arrive, les tests, les résultats et les choix d'écoles, de carrière. Sans hésiter trop longtemps, quelques discussions avec les professeurs et me voilà rapidement parti pour des études de droit.
Il paraît que ça colle avec mon caractère, ma façon de faire. Quelque part en moi, les mots de mon ancien amour se répètent, ceux qui disent que je ne suis plus vraiment quelqu'un, que tout cela n'est qu'un mensonge trop bien orchestré. J'ignore pourtant la pensée, fonce dans la première faculté qui m'accepte, part loin de la maison pour les études, jongle entre Jamie et ma mère. Tout se passe bien, la routine se remet en place, sans amour, sans peine, sans proche. Juste de quoi accentuer mes tocs, m'isoler un peu plus et de moins en moins bien comprendre le genre humain. De toutes façons, l'approcher de trop près inquiéterait maman, et je ne veux plus ça. J'ai passé l'âge de me cacher derrière elle, il est temps d'assumer qui je suis, et c'est bien plus facile loin des autres.
07. You see it's not the wings that make the angel
J'ai dix-huit ans. Je regarde les autres sans les voir, ils me parlent sans me comprendre. Mon passé me pèse, mon présent m'étouffe. J'ai peur d'avancer, peur de faire un choix qui ne permettra plus le retour en arrière. Alors je reste seul, isolé. Je m'enferme dans les livres de cours, me retrouve dans la droiture, l'ordre. Chaque chose à sa place, dans chaque compartiment de ma vie. Les probabilités, les prévisions, elles s'avèrent quasi toutes justes, et si elles ne le sont pas, rien de grave, la possibilité était envisagée, une solution prévue. C'est pour cela qu'il n'y a pas vraiment de place pour les autres, ils sont trop imprévisibles, trop flous, trop durs à comprendre. Il n'y a pas de manuel, pas de marche à suivre, tout peut s'envoler sur un mot, un geste de trop ou de pas assez.
J'ose prétendre que je vais bien. J'ose le croire. Croire que tout cela s'est passé pour une raison, la destinée, quelque chose comme ça. Je m'entoure d'un tissus de mensonges de plus en plus épais, de plus en plus doux. Il me réconforte en cas de doute, m'apaise en cas de crise. Ma vie s'organise entre les élastiques, les cours, les cauchemars. Et ma mère. Celle qui a toujours sa place, toujours sa part de vérité au milieu de ce grand faux-semblant. Je retourne la voir dès que je peux, la rassure comme je peux. Je tente de l'aider comme elle l'a fait. Je m'évertue à faire mon maximum, sans réaliser qu'il n'est pas grand chose par rapport au monde, à la vie.
Les années passent, je mûris sans vraiment grandir. Je change sans vraiment trouver qui je suis. L'école se finit, le diplôme en poche, des mains serrées, de grands sourires. Maman va moins bien, elle pleure souvent lorsque je la retrouve. Elle dit que les rumeurs disent que «
les gens comme moi » sont des monstres, elle a peur. Elle me supplie de n'en parler à personne sans comprendre que je ne parle à personne. La jolie blonde commence à perdre du poids, sembler plus fatiguée qu'elle ne l'était déjà. La vie devient un poids trop lourd pour elle lorsqu'elle réalise qu'elle ne peut pas protéger son fils du monde, que tout lui échappe. J'aurais du comprendre, l'aider, la faire accepter. Pourtant je n'ai rien fait que lui dire que ça irait. Je n'ai rien fait d'autre que commencer à lui mentir, lui dire que tout ce qui pouvait lui faire peur n'était plus en moi.
Plus un doute, plus une crise, plus une angoisse. Je lui ai dit, tout sourire, que je dormais bien, que je ne m'abîmais plus les poignets que par des réflexes incontrôlés. Là où j'aurais du être touché en plein cœur en voyant son état, je n'ai cherché qu'à me protéger de tout ça. J'ai voulu fuir ses peurs à elle, ignorer ses angoisses. J'ai voulu croire que ce n'était que passager, que tout cela allait passer. Mais rien n'est passé, tout a empiré. Là où je croyais être protégé contre la vie, elle m'a mis à terre en enfonçant jusqu'à me casser les genoux.
Maman tombe malade. Cette fois-ci, ce n'est pas l'angoisse, non. Cette fois-ci c'est bien pire que ça. Les pilules dans les boites oranges à son noms ne sont pas des somnifères. Son teint pâle n'est pas si triste parce qu'elle n'a pas dormi. Ses cheveux ne tombent pas parce qu'elle angoisse trop. Non. Maman a un cancer. Les médecins posent le diagnostic alors que je suis à côté d'elle. Tout s'écroule, je n'entends plus, ne respire plus. Mon cerveau m'isole du monde, coupe mon ouïe. J'ai peur, tellement peur. Je commence à trembler, n'arrive même pas à atteindre l'élastique sur mon poignet. Mes yeux s'embuent, mes poumons un peu aussi. Maman attrape mon bras avant que je ne déclenche une nouvelle catastrophe, ses grands yeux se fondent dans les miens alors qu'elle me dit en souriant, de cet air si doux, si tendre dont seule elle a le secret «
Tout ira bien. » Je la regarde comme si c'était la dernière fois que je la voyais, je la regarde comme si j'avais déjà tout perdu.
J'ai vingt-cinq ans, j'ai l'impression d'avoir cinq ans. Ma maman est malade, le monde est injuste. Ma maman n'arrive plus à manger, à sourire. J'abandonne tout, trouve un job minable à côté de chez elle. Je reprends ma chambre de gamin, ne dors plus la nuit. J'achète les médicaments, l'amène à la chimio. Elle a un cancer du sang, agressif, disent-ils. Et moi, je ne comprends pas. Je ne comprends pas pourquoi elle tombe malade, elle qui a toujours tout fait avec amour et douceur. Je me renferme encore plus, si c'était possible, ne vit que par elle, pour elle. Heureusement, Jamie est là. Quand je ne prends que soin d'elle, lui, m'épaule juste par sa présence. Maman nous dit souvent qu'elle est heureuse de voir que l'on s'entende si bien. Elle est heureuse de les avoir trouvés, lui et Marylin. Elle est heureuse, sans plus l'être pour elle. Simplement heureuse de savoir que son fils aura toujours une famille, même sans elle.
Les trois années qui s'écoulent sont les plus longues de ma vie. L'espoir que je cherche constamment n'arrive pas. La roue qui tourne et toutes ces conneries ne viennent jamais. Maman n'a pas une seconde de répit, l'armoire à pharmacie n'est que de plus en plus remplie et elle, elle a de plus en plus mal. Je vieillis sans voir le temps qui passe. Le jour de cette annonce a été une fin, la fin de tout et j'avance en attendant ce renouveau qui ne vient pas. J'ai à peine vingt-huit ans, lorsque je perds ma maman.
08. Where I live is where I cry
J'enfile un costume noir, qui me serre de trop. Je bouge tout le temps mon col, Jamie me dit d'arrêter. J'ai changé les élastiques à mon poignet, ils sont tous neufs, cachés sous cette manche. Je répète que je ne veux pas y aller. Je répète que je ne veux pas l'enterrer. Comme un gamin, assis par terre, sur le sol de sa chambre avec l'un de ses colliers dans les mains. Je n'ai plus les yeux humides, pas plus que je n'ai faim, ni soif. Voilà une semaine que maman a poussé son dernier souffle. Une semaine que assis à cette même place j'ai appelé Jamie pour lui dire « C'est fini. ». Une semaine que je ne réalise pas, ne vis pas non plus. J'attends chaque instant que l'on me dise que c'était une mauvaise blague. J'attends chaque instant que quelque chose se passe.
Le monde défile autour de moi, les heures passent, certains pleurent, tous me présentent leurs condoléances. Les élastiques sont toujours aussi neufs, pas besoin de les tirer quand on ne ressent plus rien. Je bois lorsque l'on me tend des verres, mange lorsque l'on me dit de manger. Marylin me dit plein de mots que je ne comprends pas. Les gens sont gentils et je ne réalise pas. Je reste dans mon monde, perdu, à avancer au rythme du fantôme de ma mère. Je range les affaires, fais du ménage. J'organise les placards, trie les affaires. Je récupère le petit box de stockage qu'elle avait depuis des années pour la stocker elle, les souvenirs, tout ce que je garde de cette maison. Le reste disparaît dans d'immenses sacs poubelles pour la plupart remplis de papiers médicaux et médicaments. Les jours et semaines passent, j'organise tout, papier, mise en vente de la maison. Tout est fait de manière très carré, maîtrisée. Il n'y a que comme cela que je peux survivre.
Les gens ont cessé de passer, les cartes ne s'accumulent plus dans la boite aux lettres. Un mot de Faith, la présence de ces gens de la famille que je n'avais pas revu depuis des années. Rien ne me touche, rien ne m'atteint. Je remplis mes valises, emporte son collier préféré, le pliant soigneusement dans une petite boite, claque la porte et disparaît de cette ville qui avait toujours été la mienne.
Je retrouve Jamie, Marylin, Radcliff que j'ai toujours connue sans jamais vraiment la regarder. J'installe mes valises chez mon cadet, regarde la vie défiler, vit sur les économies soigneusement faîtes durant ces petites années à travailler. Je regarde mon frère vivre, ne prétend même pas l'envier alors que je passe le plus clair de mon temps à ranger, organiser, et refuser des offres d'emplois. Je n'ai pas l'intention de faire mon deuil, non, faire son deuil ce serait accepter, et je refuse d'accepter. Pourtant, cette salope de vie ne laisse pas le choix. J'ai beau refuser autant que je veux, le temps creuse un peu plus ma mémoire de jour en jour. Le monde change, le président passe une annonce officielle, les gens comme moi existent. J'en ai rien à foutre, j'en ai jamais eu rien à foutre.
Rendez-moi ma maman. C'est tout ce que je demande alors que j'oublie son visage, j'oublie son odeur et m'accroche de plus en plus fort à ce collier qui lui appartient. Pendant quelques mois encore, la vie me coule dessus sans jamais me traverser. Jusqu'à tout oublier. À force de m'enfermer, je n'arrive plus à me souvenir de rien, pas plus d'elle que de la sensation de vivre. Alors un matin, un café dans la main, j'ouvre un nouveau mail me proposant un entretien d'embauche. C'est loin, Los Angeles. La veille je l'aurais refusé, une heure après aussi, sans doute, pourtant là, à l'aube, voyant le soleil se lever, le souvenir du rire de son rire me frappant, j'accepte. Et je commence à respirer à nouveau doucement.
09. It's a new dawn, it's a new day
Je remballe mes affaires, ne disant pas adieu à Radcliff. Los Angeles sera temporaire, peut-être que Radcliff ne sera jamais rien d'autre qu'un endroit où j'ai ma famille mais il a pris cette importance non négligeable. Chicago n'est plus qu'un souvenir auquel je ne pense pas vraiment. J'ai choisi d'aménager en colocation, question de facilité, d'argent. S'il y a bien une chose que j'ai compris après cette année c'est que je ne pouvais pas fuir la vie, elle me rattraperait toujours. Alors j'ai réappris à vivre, sans peur de blesser celle qui avait disparu. Je me suis contenté de Jamie et son entourage lors de cette épreuve et maintenant, comme un gamin qui sort du nid familial, je dois vivre par moi-même.
Ils ont l'air gentils, ont tous entre vingt et trente ans. Cette maison est tout le temps vivante, même quand je ne le suis pas. Je m'habitue aux bruits, aux décisions de groupes. Je ne m'habitue pas aux engueulades, à ce que l'on me prenne à parti. Je suis incapable d'aiguiller quelqu'un dans une décision logique, sensée. J'ai du mal à comprendre la logique des autres, leur apprend la logistique là où ils m'apprennent l'humanité, les soirées, les rires et les soutiens. Je n'ai toujours compté que sur ma famille, cassée, certes, mais tellement forte et importante. J'apprends que les autres ne sont pas toujours une menace et qu'ils ne vont pas nécessairement me briser le cœur.
En plus de cela, je travaille enfin dans ce que j'aime. Trouve le temps, la force et le courage de m'épanouir dans un domaine qui me ressemble et où je n'ai pas le sentiment d'avoir des années de retard sur tout le monde. Cette année là est riche, tellement riche que je ne saurais la résumer. Les rencontres, l'adaptation, la vie nouvelle, le travail, les amis et la famille. Tout s’emboîte de manière logique et je respire à nouveau, différemment, avec ce vide toujours omniprésent, mais je respire enfin de la manière dont elle l'aurait voulu. Il m'a fallu vingt-neuf ans pour comprendre ce que ma mère avait essayé de faire avec moi. Vingt-neuf ans pour comprendre qu'elle ne voulait pas de mensonge, de vie parfaite et de faux sourires. Non, elle voulait que je vive vraiment, complètement. Elle voulait que je me prenne des coups, me relève plus fort, prêt à esquiver le prochain. Elle voulait que je m'épanouisse, au point de trouver les contraintes de ma vie secondaires. Que les élastiques, les peurs, les angoisses ne soient qu'un tout petit fardeau comparé au reste.
Il m'a fallu la perdre pour comprendre la vie, du moins en partie, et je ne le regretterai jamais assez.
Mes visites à Radcliff sont régulières, eux aussi voient le changement. D'une certaine manière tous ces événements m'ont rapproché de mon cadet, sans qui je n'aurais jamais survécu. J'ai compris plus de choses sur lui, sur tout le monde. J'ai appris à observer différemment, lire entre certaines lignes. C'est pour cela que naturellement, lors de la campagne de dépistage, j'accompagne Jamie. Je n'attends rien des résultats, ne comprends pas vraiment le pourquoi du comment. Lorsque le mot « positif » se présente à moi, je ne suis absolument pas surpris, il aurait fallu être idiot pour cela. Pourtant, dans les yeux des gens que je croise, à qui, par réflexe, je tais toujours ma nature, j'arrive à lire de la peur sans la comprendre.
J'ai trente ans. Loin d'avoir tout compris de la vie, j'essaie de marcher un pied devant l'autre, entre Los Angeles et Radcliff. Lorsque je vois mon frère je lui parle de mes amis, de mes sorties. Je lui parle de ce petit blond, tellement magnifique. Je lui parle de ses yeux qui me semblent irréels et puis je lui dis que ce n'est pas grand chose. Puis je lui parle de Radcliff, des rumeurs que je lis en attrapant les journaux d'ici. Je lui demande s'il va bien plus que de raison, cherche malgré moi à le protéger contre son gré. Je ne peux pas me permettre de le perdre. Je découvre encore une facette de ma mère, celle de vouloir tout faire pour quelqu'un sans lui demander son avis, parce que c'est trop important dans notre vie. Des incendies, exécutions clandestines, tout s'accélère et une fois de plus je ne suis pas celui qui changera cela.
Jamie m'en parle, sachant certaines choses, se doutant d'autres. Moi, je ne sais rien. Incapable de discerner le vrai du faux, le besoin de faire régner une terreur sur la différence ou la véritable terreur, je fais de plus en plus d'allers-retours. S'il doit arriver quelque chose à ma famille, je serai là pour me battre à leurs côtés. J'ai découvert une nouvelle force, une nouvelle vie avec cette année qui passe et je refuse de me voiler la face cette fois-ci, de laisser tomber ceux que j'aime par peur de la vie.
10. You can't conceal the hate that consumes you
L'année se termine, le contrat aussi. On me propose de le renouveler, de continuer ma vie ici. Ce n'est pas que je ne l'aime pas, cette nouvelle vie. Ce n'est pas que je ne veux pas rester, continuer dans ce système. Non, c'est que je ne peux pas. Maintenant que j'ai réussi à vivre plus par moi-même, je dois me rapprocher de ma famille. Être réellement là, pas à quelques heures d'avion. Être présent, comme ils l'ont été dans les pires moments. Alors je repousse le contrat, décide de déménager pour de bon à Radcliff.
Je ne vis plus sous le toit de mon frère, non, j'ai mon propre appartement. Un peu trop grand pour moi, peut-être pour garder un peu de Los Angeles avec moi. J'ai à peine pu poser mes bagages et prendre mes marques que les rumeurs n'en sont plus. Les événements s'aggravent dangereusement et je réalise enfin que nous sommes réellement en danger. Le président est mort assassiné, ça, plus tout ce qui s'est passé l'année d'avant à Radcliff, c'est trop. Sans retomber dans un enfermement total, je me fais encore plus discret, droit dans mes bottes que je n'ai l'habitude de faire depuis tout petit.
J'ai peur pour mon frère, j'ai peur pour sa mère, pour tous les autres, ceux d'une vie passée ou future. J'ai peur pour notre avenir, peur de ce que l'on va devenir. Mes élastiques claquent à nouveau plus fort qu'avant, la solitude de cet appartement accentue les angoisses le soir, malgré les coups de fils, les réseaux sociaux et le reste. Le danger est partout, sous mes fenêtres et celles des autres. J'avance en ayant peur, pour la première fois soulagé que maman n'ait pas à voir ça. Les semaines et les mois passent et ma coquille se reforme un peu plus sur moi.
Je ne supporte plus les actualités, les bruits de couloirs. J'ai retrouvé du travail sans difficulté pourtant je n'y trouve plus le même plaisir. Tout le monde parle de ce qui se trame dehors, des Hunters, ces barbares, de ces innocents abattus, de ces coupables non punis. Tout le monde a son mot à dire, à murmurer, quand moi, je veux juste que tout redevienne comme avant. Alors je claque mes élastiques, évite les conversations. Je retrouve mes baskets du mec pas à l'aise en société, pas tellement apte à sociabiliser. Pourtant, lorsqu'il s'agit de gens de confiances, je n'ai aucun problème à parler. Mais personne ne m'enlèvera ma méfiance.
Maman m'avait dit que le monde me voulait du mal, qu'elle avait peur pour moi. J'ai cru qu'elle disait ça par peur que je m'éloigne un peu trop d'elle mais non. Maman avait raison, le monde me veut du mal, pourtant, je ne lui ai rien fait, rien d'autre qu'exister.
J'ai l'impression de vivre à nouveau au ralenti dans un monde qui va trop vite pour moi. Depuis le début de l'année 2015 tout a changé, le président, des sérums, des quarantaines, forces d'oppositions et j'en passe. Des choses qui me dépassent et dont j'ai peur. Il paraît que certaines d'entre elles sont bonnes, certaines pourraient même m'aider, me protéger. Pourtant j'ai trop peur des autres, des trahisons, j'ai l'impression de vivre une guerre que j'ai lu dans un livre et dans laquelle pour s'en sortir il valait mieux être le plus invisible possible. Mon plan aurait parfaitement pu marcher sans le dépistage forcé de ce début d'année. Ce n'est pas sensé nous porter tort, au contraire. Mais ces listes, si elles tombaient entre de mauvaises mains, n'en feraient-elles vraiment rien ?