Quand on arrivait dans une nouvelle ville – sans vraiment l'avoir voulu, mais il n'allait pas de suite ressasser de mauvaises pensées – il était important de ne pas rester chez soi à se morfondre et à remâcher l'injustice de ses supérieurs qui avaient préféré se débarrasser de lui en l'envoyant dans le Kentucky, salauds !
Kane tenait à sa santé mentale – un peu vacillante par moment, certes – comme à son corps et ses muscles, c'est-à-dire que c'était un bon et redoutable outil de travail. Hors, s'il restait enfermé chez lui parmi ses cartons à demi défaits, il était bon pour se cogner une dépression carabinée, bien aidée par un mal du pays galopant et une grosse dose d'incertitudes.
L'hésitation et la remise en question n'étaient habituellement pas le genre de Johnson ; mais enfin, c'était pas son genre non plus de se rater à ce point-là. Il supposait qu'il n'aurait plus jamais l'occasion de foirer.

Il revêtit rapidement un trench qui s'avérait utile avec les températures nocturnes toujours fraîches malgré un printemps qui pointait le bout de son nez, et prit la direction des bars de la ville. Il se glissa dans le premier qui lui tomba sous les yeux, sans vraiment réaliser que c'était un pub irlandais ; la question des nationalismes ne touchait pas tellement Kane, qui avait toujours été londonien, hormis une année d'étude à la fac à Dublin, dont il ne se rappelait pas très bien.
Autant dire que les questions d'identité nationale d'autres peuples que le britannique lui passait bien au-dessus de la tête ; d'autant qu'il avait passé le plus clair de sa vie au service de la Couronne...  

On avait pas dit qu'on arrêtait avec ça ? Si, il l'avait décrété un peu plus tôt. Il s'installa au bar, après un regard circulaire dans la salle de mec habitué à surveiller son environnement sans en faire des caisses.
Les yeux verts en amande du barman avait de quoi foutre un coup au cœur de n'importe qui ; mais Kane essaya de se rappeler qu'il n'avait pas vraiment de cœur, à ce que la rumeur disait.

« Salut. On boit quoi, ici ? »

Kane fit un sourire amusé au barman, qui dégageait une aura de nonchalance tranquille ; si l’anglais s’écoutait, il se serait dit que ça cachait sans doute une certaine tendance à être dangereux, parce qu’on était pas agent de renseignements quelques années sans y récolter une légère paranoïa. Kane appelait ça « sa prudence », avec un sens de l’euphémisme proprement stupéfiant.
Il avait été attiré dans le pub par le manque de musique trop forte, les lumières feutrées – le barman aux incroyables yeux verts était en bonus. Hé, pourquoi il le regardait comme ça ? Kane détourna le regard dans un battement de cils presque suffisamment calme pour paraître naturel et pas déstabilisé.

« Une bière ça ira très bien, merci. J’aime pas trop les cocktails. »

Il se percha sur un tabouret haut, exercice peu compliqué quand on avait les jambes interminables de Kane, observa son hôte lui servir à boire ; encore une manifestation de sa « prudence » ça, surveiller ce qu’on lui refilait à boire et à manger.

« Je suis nouveau, je viens d’arriver en ville. Je ne connais pas du tout. »

Il jeta un coup d’œil autour de lui maintenant qu’il n’avait plus sa bière à surveiller, déposée devant lui par Ira.

« Je m’appelle Kane. »

Il fit un bref sourire, une très légère marque de sympathie, aussi vite reprise que donnée.

« Je viens d’Angleterre. »