J’ai souvent de trop hautes exigences. Pour moi, pas pour les autres, eux ont quasiment toute les excuses du monde, je sais parfaitement qu’ils ne me sortiront pas de ma situation. Etant la seule à pouvoir le faire, je fixe mes objectifs à la mesure de la rapidité avec laquelle je veux sortir de tout ça. Autant dire que j’ai envie d’en sortir très très vite. Vivre comme je le fais est épuisant, dangereux et parfaitement déprimant même si j’en prélève le meilleur et que je fais bonne figure à qui daigne m’adresser la parole. Je ne suis pas le problème des autres, je suis mon propre problème, je dois être capable de m’en sortir sans personne. Le soucis, quand on est fragile comme je le suis, c’est qu’on est incapable de résister à autant de pression sans craquer.

Ce matin-là, j’étais partie à la bibliothèque pour faire des recherches complémentaires sur certains systèmes de montages pour un de mes cours. C’était important, dans ma tête, je sortais major de promo de mes études ou tout ça n’avait servi à rien du tout.

Au bout d’une demi heure de recherches, je sentais l’angoisse monter et prendre le dessus sur le peu de chose qu’il me restait. Soudain, la sensation d’être oppressée, l’impression de respirer de l’eau. Je m’étouffe sans réellement le faire. Je m’écroulai dans le coin de la pièce, une forme menaçante apparut et mon réflexe fut d’attraper la chaise de pousser un cri et d’éclater contre cette forme. Bon j’ai probablement éclaté un bureau, ce jour-là. Ou une table, ou quelqu’un… J’espère pas. Je finissais par me reculer et me réfugier contre un mur, mes arrières gardés par l’énorme étagères couverte d’ouvrages rassurants. Je ne sais pas à quel moment j’ai entendu l’homme qui me parlait, quand la voix rassurante à transpercer la marée de sons moqueurs et agressif et à quel moment, j’ai compris que je respirais de l’air. J’écoutai donc ce que me disait l’homme, désespérée de remonter à la surface. La crise n’était pas si violente, pas pour moi, en tout cas. Pas si terrible. 3 sur 10 sur l’échelle de pétage de cable d’Elie Thatcher. C’est dire comme en fait, ça allait. En attendant, c’est désagréable. Perdre le contrôle au point où on ne peut plus se faire confiance parce que toute les perceptions sont faussées, c’est archi nul. Je ne sais pas combien de temps il a passé à me dire que tout irait bien mais je l’écoute comme une religieuse écoute la messe : ça va aller, vous verrez. Praise be. Tout ce qui vous agresse n’existe pas. Amen.
Je finis par emerger, je tremble, j’ai pleuré plus que ce que je pensais, j’ai mal au bras. Je pense que je me suis crispée dessus un peu trop fort. Je ferme les yeux pour inspirer l’air. Ca. N’est. Pas. De. L’eau. Expire. C’est de l’air. De l’air qui sent les livres et le parfum de l’homme qui vient de m’aider. Je pose les yeux sur lui pour la première fois en le voyant vraiment. Il n’est pas beau comme Jimmy pourrait l’être… En même temps, peu de gens sont aussi beaux que Jimmy peut l’être. Ce mec est une bombe atomique. C’est à déprimer. Sérieusement. Mais cet homme a un charme certain et surtout il dégage une gentillesse naturelle que je n’explique pas. Il irradie un sympathie naturelle. Ses yeux me scrutent pour voir si ça va. Et… Etonnamment, ça me gène plus que ce que je le pensais.

Ne pas être considérée comme une bizarrerie, un morceau de viande ou avec une certaine distance me fait étrange. Il y a quelque chose d’inconnu dans ce regard et j’ai du mal à refuser quand il me propose un café. J’ai envie de sortir de là de toute façon. Prendre du temps hors de l’endroit de ma crise, loin des gens qui me regardent comme si j’étais la fille la plus folle de la planète. Je lui souris donc, reprend contenance aussi bien que je peux et hoche la tête puis le suit dans les rues, puis dans le bus. Par dessus son épaule, je le vois envoyer un texto, il parle d’une petite Maïwenn à prendre à l’école. Il a une fille alors? Peut-être qu’il est marié. Ou alors, c’est un père célibataire. J’imagine le quotidien de cette petite fille et je me dis qu’il doit être tout doux, fait de bisous, de peluche et de jeux de cache-cache avec son père. Ca me fait sourire autant que je jalouse cette enfance. Ca n’est rien de violent, j’aurais simplement aimé avoir cette chance. Une fois à l’écart des autres dans un café que je connais un peu, je me prête au jeu du « non c’est pour moi, ça me fait plaisir » et le laisse payer. J’ai plus un rond de toute façon… Avec les examens, je vois deux fois moins de clients, j’ai donc deux fois moins de revenus et j’ai toujours autant de dépenses. Pourtant je fais pas d’excès. Je l’écoute bafouiller et pouffe de rire avant de répondre.

-Salut Eoin et merci pour tout à l’heure. C’était franchement cool de ta part. Moi, c’est Elehiel. Elehiel Thatcher. Tout le monde m’appelle Elie, ça fait moins pompeux, tu trouves pas?

La crise est passée, je suis donc moins en panique. Je suis beaucoup moins stressée et je retrouve un peu de mon naturel.

-T’es sûr que tu veux rester là? Ta fille va pas t’attendre? J’peux m’en sortir maintenant, tu sais.

Je réalise soudain que lire par dessus les épaules n’est pas naturel et je penche la tête.

-Je t’ai vu envoyer le message, c’est pour ça. Désolée. J’ai cassé beaucoup de trucs à la bibliothèque?

En l’écoutant, je me posai désormais plusieurs questions… Toutes étaient dues à une curiosité qui me caractérisait bien trop souvent. La première de ces questions, c’était comment ça père célibataire? Cet homme devait avoir tout au plus une trentaine d’année, d’où avait-il un enfant suffisamment vieux pour aller à l’école ou je sais pas quoi d’autre? Deuxième question, où était la mère? Elle l’avait quitté? Elle était morte? Elle n’avait jamais exister - et toute cette question d’enfant devenait complètement étrange? La troisième question et la plus importante : elle l’aidait à tenir le coup contre quoi, exactement? Le mec semblait la définition du gars normal, propre sur lui, généreux et tout. Alors pourquoi sa petite fille était elle un point d’ancrage…? C’était vraiment intriguant.

Si ça se trouve, il était simplement en déprime parce que la mère de sa fille était partie /  morte ou je sais pas quoi. Du coup, la petite était son rayon de lumière et l’aidait grandement à ne pas déprimer. Un peu comme Crow pour moi, quoi… Sauf que moi, c’était un chat, du coup… Bon. C’était peut-être pas tout à fait pareil… Je souriais donc à la première réponse et hocha la tête.

-C’est mignon comment tu en parles. Elle a beaucoup de chance d’avoir un père comme toi.

J’étais parfaitement honnête, j’aurais vendu mon âme au diable pour avoir un père comme lui ou juste un père, en fait. Arrêtons-nous là, c’est déjà bien. Un membre de la famille qui aurait réussi à me sortir de mon enfer avant que je le fasse moi-même et de la pire des manières. Enfin, c’était une autre histoire… Pas le genre que je racontais dans un snack à un illustre inconnu. Réflexion faite… C’était déjà arrivé. Bref.

La seconde fois qu’ Eoin ouvrit la bouche, je perdis instantanément mon sourire. La mention de médecin me fit me tendre comme un arc et regarder ailleurs, obstinément. Je mis quelques secondes à parler, à décider quoi répondre et finalement, comme souvent, je décidai d’être parfaitement honnête.

-Ca m’arrive, ouais… Et j’irais pas voir de médecins. C’est des médecins qui m’ont foutu dans cet état. Hors de question, je préfère me blesser. Au moins, quand ça arrive je sais pourquoi.

Je finis par le regarder et sourit pour détendre l’atmosphère comme je pouvais. Je penchais la tête sur le coté.

-T’as l’air d’être quelqu’un de trop généreux pour ton propre bien, je me trompe?

Je pouffai de rire.

-En tout cas, j’ai eu de la chance de tomber sur toi, aujourd’hui. Les examens sont en train de me rendre dingue. De manière assez littérale, on dirait.

Ma réflexion sur sa fille semblait toucher une corde sensible. Je l’observai un moment, un peu peinée de le mettre dans cet état alors que je voulais lui faire un simple compliment. C’est fou, quand même… Je ne pensais pas qu’il pourrait le prendre si mal. Parce que oui, j’avais la sensation qu’il l’avait mal pris, un peu comme si j’avais appuyé sur une corde sensible parfaitement invisible les yeux bandés. Je sirote donc mon verre un moment en le laissant divaguer dans sa tête et en espérant que je ne lui donne pas une bonne raison d’être malheureux alors que je cherchai simplement à être sympathique. Bien évidemment, sans le vouloir, il me rendit l’appareil en me parlant de médecin et comme à mon habitude, je fis preuve d’une honnêteté qui causerait probablement ma perte à long terme. Je regardai ailleurs, attendant une pléiade de questions auxquelles je n’avais ni l’envie, ni la force de répondre. Tout ça était beaucoup, beaucoup trop récent. L’avalanche n’avait déjà pas commencé que j’avais l’impression de suffoquer. Finalement, rien ne vint… Un simple « je comprends... » murmuré du bout des lèvres avec un compassion qui me désarma. Je le regardai, surprise. Personne ne me foutait jamais la paix avec tout ça, surtout quand ils commençaient à sentir une piste un peu nauséabonde d’un truc étrange se déroulant dans le passé d’autrui. Je souris donc un peu, me décontractai et répondit d’une voix reconnaissante :

-Merci. De pas poser de question. C’est cool.

J’enchaînai sur sa gentillesse et sa réponse me fit rire. Je n’étais pas sûre que sa soi-disant lucidité changeait quoique ce soit à la dangerosité d’un comportement. J’en savais quelque chose. La plupart des gens que je commençai à côtoyer, Jimmy en tête, me traitait d’idéaliste bisounours. J’étais incapable d’abandonner une connaissance dans la merde, même si ça devait me coûté un bras ou le peu de santé mentale que j’avais réussi à reconstruire. J’étais capable d’encaisser n’importe quoi pourvu que ça aide quelqu’un d’autre mais ça, c’était partiellement dû au fait que je ne trouvai pas grande valeur à ma propre vie.

-T’inquiète, Eoin. On me catégorise comme bisounours idéaliste, alors j’ai pas grand-chose à dire sur le trop bon, trop con.

Je fis mine de réfléchir et souris.

-J’en fais définitivement partie. Après, perso, la lucidité m’empêche pas d’être un poil trop dangereuse pour ma propre santé mais bon. Détails, détails.

Je pouffai de rire et but une nouvelle gorgée. J’avais faim mais après une crise, généralement, la simple vue de la nourriture me tourne l’estomac, cette crise ne fait pas exception. Je crevai de faim mais rien qu’à regarder mon sandwich, mon estomac dansait la rumba. La journée allait être rude.
Eoin me rappelait que j’avais des examens à préparer, des examens que je ne pouvais pas me permettre de rater. Je ne voulais pas passer une année en plus sur le trottoir, pas pour des examens ratés : hors de question. Je souriais à l’idée qu’il veuille m’aider. C’était nouveau, ça, dans ma vie, les gens qui voulaient m’aider… Pas déplaisant mais assez déstabilisant, j’avais du mal à dire oui. En fait, plus le problème était grave, moins je disais oui. Stupide, hein ? Je tripotai ma nourriture avec envie sans pour autant la porter à ma bouche et répondit en souriant, mes yeux s’éclairant à la simple mention de ma passion.

-Je fais des études d’horlogerie. Pour faire des automates à l’ancienne et j’aimerais bien faire de l’horlogerie de luxe, des pièces uniques, tout ça. J’trouve que y a un truc noble dans tout ces petits rouages et à la précision de l’horlogerie.

J’éludais bien évidemment la question de l’aide. Je devais réfléchir. Aussi stupide que ça puisse paraître, j’avais besoin de temps parce que ça n’était pas habituel et je ne voulais pas le déranger. Au bout de longues minutes à détailler mon sandwich comme si c’était la dernière merveille du monde, je hochai doucement la tête, laissant le pragmatisme l’emporter en forçant.

-Ouais… Si ça peut m’empêcher de fracasser des chaises… J’serai peut-être capable de vraiment bosser…

Je restai silencieuse et me penchai en avant, j’avais un secret à lui confier, puisqu’il voulait m’aider.

-En fait, c’est pour aussi un autre truc, qui arrivera plus tard mais je veux faire un truc spéciale pour ça et j’ai besoin de plus de recherches que les autres, tu vois ? Si j’te le dis, tu promets de rien dire à personne ?

Je le regardai avec le sourire naïf d’une enfant qui vient de découvrir son premier trésor dans le jardin. Sauf que moi, c’était mille fois mieux.

Eoin avait vraiment l'air d'être un chouette type. Le genre de gars avec qui j'aimerais être amies, loin, très loin des prises de tête du quotidien. il était trop bon pour ce monde et ça se sentait parfaitement. Du coup, j'avais envie d'être son amie et de lui faire confiance même si une voix en moi me hurlait dessus que si ça se trouvait c'était le pire con de l'univers. Le truc c'est que j'étais très sensible au fait qu'il parle toujours de sa fille avec tant de paillettes dans les yeux. Personne ne pouvait être méchant et avoir autant de paillettes en parlant de son enfant. Enfin, je crois?
Je souris en l'imaginant dans un costume de bisounours. J'en avais un. Enfin, un Kigurumi bisounours. Peut-être que si on devenait vraiment amis, je pourrais lui préter pour faire rigoler sa petite.

-Bah, y a un rien de mieux qu'un papa en bisounours pour une parfaite journée de petite fille, pas vrai?

Je lui expliquais ce que je faisais comme études et visiblement, il trouvait ça super impressionnant... Ca changeait des gens qui trouvaient ça barbant comme la pluie. Son enthousiasme me fit sourire et je lui tapotai l'épaule gentiment et rougissai un peu, malgré moi. C'était la première fois que quelqu'un faisait preuve d'autant d'enthousiasme à l'égard de ma passion.
J'avais l'impression d'être wonder woman.

-Arrêêêêête! C'est pas si impressionnant que ça! rhoooo. J'suis une grande maladroite aussi mais pas avec ça. jamais vraiment compris pourquoi... mais tant mieux.

Lorsqu'il accepta d'entendre mon secret, je souris comme une enfant. Trop contente de présenter mon petit projet à quelqu'un. Je me rapprochai encore un peu et laissant passer un peu de silence, clairement pour ménager mon effet de surprise, je lui dis.

-Je veux créer un automate de panthère, un truc tout en rouage et tout en mecanisme. Avec des griffes retractiles et tout qui se déplacerait le plus naturellement possible. J'en suis qu'à dessiner les plans pour le moment. Et a faire des recherches aussi. Par exemple, je sais que en France y a des gens qu'ont fait une araignée géante et un éléphant et l'élépant, il transporte des gens et tout. Bon, moi j'veux faire plus petit parce que j'vais pas avoir beaucoup de places, tu vois. mais du coup, je cherche pas mal de trucs sur les automates et tout ces trucs-là. Et ça serait trop cool d'avoir de l'aide. Et un nouvel ami aussi.

Je souris une nouvelle fois et, chopant le crayon d'une serveuse, je prend la main de Eoin et lui écrivis mon numéro tout en l'encadrant de petites étoiles et d'une petite mention "en cas de problèmes".

-Voilaaaaa! Comme ça, si jamais un jour t'as besoin d'aide, tu m'appelles et j'viendrais. Ou même si t'as besoin d'sortir, ou juste envie de boire un verre.