STORIES ARE WHERE MEMORIES GO WHEN THEY'RE FORGOTTEN
On the road again
Je n'ai que quelques mois et, pourtant, nous quittons déjà Oeiras. Il paraît que j'observais déjà le monde avec d'immenses yeux bruns. J'étais une enfant curieuse, avide de savoir et connaître les choses. Ma mère me chantait des berceuses de son pays pour tenter de m'endormir. À croire que le sommeil me fuyait déjà.
Je n'ai que peu de souvenirs de cette époque là. Il ne m'en reste que des images fugaces, des impressions. J'étais heureuse et insouciante. La vie me semblait être une éternelle aventure parsemée de musiques et de rires. J'avais ma mère, mon père, mon frère. Tout ça me suffisait. De quoi aurions pu avoir besoin d'autre ?
1989, Portugal. J'ai six ans, aujourd'hui et j'entre à l'école élémentaire dans quelques mois. Cette obligation d'instruction est bien vue par mes parents. L'école permet de côtoyer des enfants de son âge et d'en apprendre plus sur la vie en société. Pour apprendre, ça, j'ai appris. J'ignorais jusque là que nous étions des "étrangers", des "gitans". Je ne connaissais même pas ces mots qu'on me crachait comme des insultes. Je ne savais pas que ma normalité pouvait déranger. Ni que les regards qu'on porterait sur moi serait toujours biaisés à cause de cette étiquette.
Je suis enfant de tous les pays, de toutes les nations. Je viens de partout et de nulle part, à la fois. Ma maison, ce n'est pas quatre mur et un toit. C'est ça qui les dérange, les gens. Ils ne comprennent pas comment, ni pourquoi, on peut s'imposer de vivre de cette façon. Mon institutrice me couve d'un œil compatissant, comme si j'étais une petite chose fragile. Mon voisin de table m'observe avec défiance. Je l'ai vu éloigner sa trousse de moi. Je m'interroge, de quoi a-t-il si peur ? Quant à la cours de récréation... Apparemment, je dois être couverte de suie car on ne m'approche pas. Dès le premier jour, je me suis cachée dans les toilettes pour pleurer. Moi, qui avait tant désiré cette instant, je me sentais rejetée. J'étais déçue. Quand enfin la cloche a signé la fin de la journée, j'ai voulu partir le plus vite possible de cet endroit. La maîtresse semblait assez sceptique quant au fait que ce soit Benjamin qui nous ramène chez nous. J'ai serré si fort la main de mon frère en lui offrant un regard désemparé.
Si j'ai pu penser un temps, que ce serait différent ailleurs, j'ai vite déchanté. Chaque école m'offrait le même panel de réaction. J'ai donc fait ce que tout le monde fait à cet âge là : je me suis adaptée. En deux ans de temps, j'ai essayé différentes techniques : du mensonge au déni, en passant par le refus clair et net d'aller mettre un orteil à l'école. J'ai crié, j'ai pesté. J'ai pleuré, rechigné. Jusqu'à ce que finalement, je décide de tous les envoyer au diable et de m'accepter. Je n'avais pas à avoir honte de qui j'étais. C'était leur problème et non, le mien. Je n'avais pas besoin d'eux puisque j'avais ma mère, mon père, et Benjamin.
J'ai 8 ans quand nous arrivons au Mexique. Je grandis peu à peu, forgeant mon caractère. Je me sens comme une éponge qui se gorgerait de tout ce qu'elle voit et entend. Si ce n'est pas le bonheur, ça y ressemble quand même énormément. Je suis curieuse et vivace. J'apprends, j'explore, persuadée d'être invincible et immortelle. Je n'ai peur de rien. Encore moins de l'avenir, convaincue que je suis que les choses seront toujours ainsi.
J'ai 13 ans et nous ne sommes aux USA que depuis l'année dernière. Je m'apprête à vivre la pire année de ma vie. Il fallait sûrement qu'un jour, la réalité des choses me reviennent en pleine gueule. Y'a d'abord eu ce soir... Cette ombre dans mon dos et les doigts de l'homme qui se resserrent sur mon cou alors qu'il crache
" Ta gueule, suis-moi.". Mes yeux me brûlent. Mes pieds s'engluent dans un immobilisme profond. Le cœur battant, le vertige qui me saisit. Succession d'images : ce rictus animal qui déforme sa bouche, mes mains qui tremblent, son regard prédateur. J'ai peur. Et ça me paralyse.
Je sens sa main se glisser sous mon pull et descendre. Je ferme les yeux. Un hoquet m'échappe quand il parvient à faire sauter le bouton de mon jean. Au fond de mon ventre, quelque chose éclate et se propage, chassant le froid glaçant par un chaleur électrique.
Le seconde d'après, je vois son corps étalé sur le sol, comme s'il avait été projeté par terre. Sa stupeur n'a d'égal que la mienne. Autour de moi, une bulle bleutée, crépitant semble m'envelopper comme un cocon protecteur. Chacun fuit de son côté. Je ne mets pas encore de mot sur ce qui vient de se passer. Encore une fois, je me sens "différente" des autres.
Je suis terrifiée quand je rentre à la caravane. Je me tais. Jamais je n'évoquerais plus ce jour là. Pourtant, c'est bien là, à partir de cet instant, que j'ai divorcé d'avec le monde. Mon changement radical est mis sur le dos de cette bonne vieille crise d'adolescence. Mes parents ont toujours été très tolérants et compréhensifs. Ils m'ont laissé faire mes propres choix. Quant à Benjamin... Il était trop absorbé par sa propre vie pour voir la différence. Et de toutes façons, la semaine suivant, il nous a annoncé qu'il ne poursuivait pas sa route avec nous. J'ai levé mon majeur en son honneur. J'ai pesté et refusé de lui dire au revoir. Il nous a abandonné quand j'avais le plus besoin de lui. Son départ à été une déchirure. Dès lors, je me suis renfermée sur moi-même. J'avais perdu plus qu'un frère. Avec lui s'en allait mon plus sûr allié, le pilier duquel je tirais ma force.
Désormais, il me faudrait ne plus compter que sur moi-même...
Les villes et les écoles s'enchaînent mais, ça n'a plus la même saveur depuis que je suis toute seule. Mes parents ont toujours formés un duo. Et, s'ils essaient tant qu'ils peuvent de m'atteindre, il semble que je m'éloigne petit à petit. Quant au reste de mes concitoyens... Au fur et à mesure, la méfiance s'est installée. J'ai acquis la conviction profonde que je ne suis pas de leur monde. Où que j'aille, je suis toujours l'étrangère, ou pire, la gitane. Leurs jugements finissent par glisser sur moi. Il suffit de remettre à sa place celui qui a la plus grande gueule pour être tranquille. Les gens vont et viennent dans ma vie, certains me marquant plus que d'autres. De toute façon, ça ne mènera nulle part. Tout est toujours temporaire. À cette période de ma vie, je me cherche beaucoup, comme toute adolescente. Je suis peut-être juste allée un peu plus loin que les autres pour apprendre à me connaître. J'ai l'orgueil de penser que je ne m'en suis pas trop mal sortie.
J'ai 17 ans lorsque nous débarquons à Cleveland pour quelques mois. J'en ai eu marre de bouger tout le temps. Et puis quel avenir j'aurais eu à continuer comme ça ? J'ai choisi de poser mes valises là-bas. Je me suis inscrite à l'université en enchaînant les petits boulots pour subvenir à mes besoins. Le pincement au cœur ressenti en quittant mes parents a été compensé par l'impression grisante de liberté. Je n'ai de compte à rendre à personne. C'est parfait.
Les gens continuent de passer sans vraiment s'attarder. Mon diplôme en poche, je commence à bosser pour un journal local tout en constituant mes dossiers pour d'autres affaires. Je fais mon petit bout de chemin, satisfaite de ce que j'ai jusqu'à ce que Chris débarque dans ma vie avec son sourire digne d'une marque pour dentifrice.
J'ai 25 ans, je bosse à New York et aucun mec ne s'est jamais autant acharné pour me garder dans sa vie. Christopher me rassure et me soutient. Petit à petit, il s'infiltre dans ma vie. Nous formons un duo étrange. L'avocat épris de justice et la teigneuse journaliste qui a pour habitude de ne pas lâcher le morceau. S'il n'y avait que ça qui nous séparait...
Nous nous sommes mariés en 2011 pour le plus grand déplaisir de ma belle-famille. J'ai essayé de coller à leurs standards, vraiment. Mais leur discours pré-mâchés par les médias me donnaient régulièrement la nausée. Alors, à quand le bébé, Maïna ? Pourquoi avoir garder ton nom, Maïna ? Vous avez fait un contrat de mariage au moins, parce qu'on ne sait jamais avec ces gens-là...
Il en a fallut des années et des disputes pour que leur venin parvienne à nous atteindre. L'enthousiasme a cédé la place à la tendresse de deux vieux habitués. Saupoudrée d'amertume et de rancœurs. Chris me rassurait. Il était ma stabilité et mon ancre. Ma prison, aussi. J'acceptais les enquêtes les plus folles pour m'accorder quelques semaines de répits au dépends de cette vie qui me ressemblait de moins en moins. Pourtant, je l'aimais toujours... Quand j'ai accepté d'enquêter sur les pratiques des hunters, nous nous sommes disputés.
Cette fois-là non plus, je n'ai rien lâché. J'aurai dû savoir que quand l'article paraîtrait, les emmerdes allaient pleuvoir. Je m'en doutais un peu. J'imaginais juste pas, qu'elles prendraient cette forme.
Le 15 mai 2015, nous avons été agressés à notre domicile. La scène a été violente, brutale. J'entends encore les bruits de pas. Les injures lancés à notre encontre. Je sens encore la brûlure de la balle me traverser l'épaule. Je revois Chris se vider lentement de son sang. Je revois l'illusion qu'il a crée pour me protéger. Me faire passer pour morte était ironiquement la meilleure façon de me sauver la vie. Je revois l'homme se pencher sur nous et sourire tandis que Chris suffoquait. Cet ordure a fait l'erreur de partir alors que mon mari agonisait sous mes yeux. Dès que la porte s'est refermée, j'ai essayé. J'ai plaquée mes mains sur sa blessure. J'ai appelé les secours, qui ne sont arrivés que trop tard.
Mon monde s'est écroulé. Ma sécurité a volé en éclat.
Cela fait dix mois maintenant. Dix mois que j'ai tout lâché. J'ai écumé les villes à la recherche d'indices me permettant de remonter la trace de celui qui a fait ça afin de nous venger. Rien. Je n'ai rien trouvé. J'ai cette révolte au fond du ventre, cette douleur aussi, et rien pour l'épancher.
Alors, j'ai fait quelque chose de stupide. Je me suis mise à cherché le seul être au monde qui pourrait me venir en aide. Mon frère. Qui apparemment, n'a rien trouvé de mieux que de s'enterrer à Radcliff, le trou du cul du monde. J'ai besoin d'un gros coup de main. Après tout, il me doit bien ça.