If I was a political mercenary, I would be using my talents in another line of work.
L’avantage, lorsqu’on est une crapule depuis plus de vingt ans, c’est que dans le milieu des crapules, si on s’en est bien sorti jusque-là, ça signifie que l’on est devenu un sacré cador du domaine. Vingt ans à jouer avec les lois, à jouer avec la justice, à jouer avec la moralité comme un enfant joue avec la nourriture, ce n’est pas rien niveau expérience. Vingt ans à le faire alors qu’on est aveugle, c’est encore moins à négliger. L’avantage, donc, c’est qu’on commence à avoir non seulement des contacts, mais aussi des réflexes frôlant la douce paranoïa ainsi qu’un instinct de survie particulièrement surdéveloppé. Razen ne brille peut-être pas par son humilité depuis des années, il a peut-être de plus en plus tendance à jouer au poker avec sa vie et son trafic, avec ses contrats et ses spéculations, il reste qu’il sait malgré tout la plupart du temps, ce qui vaut la peine de prendre des risques et ce qui ne le vaut pas. Et sur ces points-là, il s’avère des plus intransigeants, au point que même l’appât du gain ne gagne que rarement la partie s’il ne le sent pas. S’embarquer dans des contrats foireux, avec des personnes à la fiabilité douteuse ? Très peu pour lui. Risquer de voir toutes ses fausses identités et ses protections s’écrouler comme des châteaux de carte parce qu’il aura péché par orgueil et précipitation ? Non merci. La règle est simple : toute personne voulant commercer avec lui doit passer les vérifications d’usage, histoire de mettre entre lui et d’éventuels parasites comme Interpol ou le FBI le plus de barrières possible. Les principes de précaution ne sont aucunement facultatifs, encore moins compressibles depuis la désertion d’Alvin. Razen tient bien trop à sa liberté pour accepter que quiconque lui passe les menottes un jour, ça c’est une certitude.
Rencontrer lui-même ceux qui souhaitent acheter ses services est en général le risque qu’il prend le plus systématiquement. Sa mutation nécessite un contact direct, sa méfiance acquise et ancrée l’oblige à vérifier en personne la bonne volonté et l’honnêteté de ceux qui se pointent devant lui avec la bouche en cœur. C’est qu’il est devenu sélectif, le Townshend, derrière ses faux noms, ses faux papiers, ses faux intermédiaires qui testent, testent encore et éprouvent la fiabilité de ceux qui l’approchent. Lorsqu’il se pointe à un rendez-vous, avec toute l’affabilité qu’on lui connaît, et ce sourire bienveillant aux lèvres, il ne le fait que rarement les mains vides. Déjà, il a en tête à peu près toute la biographie de la personne. Ensuite, il sait très exactement quelles questions il doit poser, ce qu’il doit vérifier et a aussi une bonne idée de ce qu’il va pouvoir exploiter chez elle, où faire pression, sur quel levier presser et, enfin, Razen se comporte en recruteur, avec la verve qu’on lui connaît, ce jeu qui fait de lui un comédien redoutable, et une acuité auditive renforcée par sa cécité et sa nervosité. Comme aujourd’hui.
Maïna Moreno. Le nom ne cache rien, en dehors d’un passé de journaliste qui pourrait être très intéressant à exploiter, et d’une fortune assurant un paiement. Pas d’ombres trop menaçantes, lui a-t-on dit, pas d’angle mort trop large, lui a-t-on assuré. Juste de la bonne volonté. Juste une demande, visiblement sûre d’elle, juste… Razen nettoie ses lunettes dans un soupir, ses yeux vides fixant un point invisible devant lui. Une inspiration, il écoute l’atmosphère du bar, défait un bouton de sa chemise, se laisse aller à une posture nonchalante sur le fauteuil qu’il a réservé, dans un coin peu visible de l’établissement. Un angle, proche de la sortie de secours, idéal pour ce genre d’entrevue. D’un geste de la main, il appelle un serveur, fait à nouveau remplir sa tasse de café, réclame une pâtisserie supplémentaire et après un soupçon d’hésitation, rajoute même :
« Excusez-moi, j’attends quelqu’un mais je viens de me dire qu’elle peut ne pas savoir que je suis aussi reculé dans la pièce… » Sa voix s’est infléchie d’une légère gêne composée de toute pièce, dans un seul objectif : susciter de la pitié, ou de la compassion chez l’employé.
« Si elle dit chercher un Ethan Madrid, pourrez-vous l’aiguiller vers moi s’il vous plaît ? » On s’empresse de lui répondre que oui, bien évidemment, et que s’il a besoin de quoique ce soit, qu’il n’hésite ni à demander, ni à appeler, ni à réclamer. Un sourire, Razen assure qu’il a bien compris et remercie. Un soupir, il rajoute en lui-même que le serveur n’a vraiment pas de souci à se faire là-dessus, celui ou celle qui fera un jour hésiter Razen à exploiter les autres n’est pas encore venu.
Maïna Moreno. Les doigts du mercenaire martèlent la table avec impatience, cherchent sur la table la grammaire italienne, niveau avancé, qu’il potasse depuis plusieurs mois maintenant avec une facilité exemplaire. Le braille ondule sous ses doigts, dévoile des points de grammaire un peu plus complexes que ceux qu’il a déjà assimilé pendant ses insomnies. Sa lecture se poursuit pourtant sans lui, ses pensées revenant toujours au même point. Il sait qu’il peut utiliser Moreno de bien des manières, mais ce qui l’agace, c’est non seulement qu’il n’arrive pas exactement à savoir
comment mais aussi
pourquoi. Et posséder un outil sans l’utiliser, c’est au mieux un moyen de le préserver, au pire un moyen de le laisser rouiller et s’échapper. Une réflexion qui le turlupine mais qu’il n’a plus le temps de poursuivre : des voix se dirigent dans sa direction et toute son expérience reconnaît sans l’ombre d’un doute celle du serveur. Razen s’appuie sur la table, se redresse dans un sourire, se tourne dans la direction des arrivants.
« Maïna, c’est bien cela ? »© Grey WIND.