Ils étaient comme elle. Assise dans le canapé, l’adolescente observait les membres de la famille Johnson faire démonstration de leurs pouvoirs. Madame Johnson, c’était pourtant une femme comme une autre. Professeur de littérature au lycée de la ville, elle n’avait pas pensé une seule seconde qu’elle puisse avoir été doté d’un pouvoir elle aussi. Pourtant, elles avaient déjà parlé ensemble, souvent, pendant de longues  minutes, d’un bouquin ou d’un autre. Elle passait beaucoup de temps au lycée, Elizabeth, ça lui évitait de rentrer chez elle et d’être confrontée à la froideur de sa famille, aux regards, qui laissaient trop facilement sous-entendre ce qu’ils pensaient d’elle. Elle était le monstre de la famille. Elle avait prévu d’y passer la nuit, ce soir, peut-être plus longtemps encore, parce que sa mère, elle avait décidé de l’exorciser. Elizabeth, elle avait cru que ça n’existait que dans la fiction tout ça, ou dans l’histoire, mais que maintenant, les choses avaient suffisamment avancées pour que ça ne se fasse plus. Elle s’était trompée, apparemment, ça se faisait encore et sa mère avait bien l’intention de lui faire subir ça. Elle ne savait pas ce qu’elle était elle, ce qu’elle savait, c’était qu’elle  pouvait déplacer les objets par la simple force de sa pensée, elle savait aussi que quelques jours plus tôt, elle avait explosé, face aux reproches de ses parents, aux regards presque apeurés de sa sœur. Elle avait détruit pas mal de trucs dans la pièce et depuis, sa mère était persuadée, plus que jamais, que le démon avait pris possession de sa fille. Elle s’était enfuie, Elizabeth, elle s’était réfugiée au lycée, là où madame Johnson l’avait trouvée. Elle l’avait ramenée chez elle pour lui éviter de passer la nuit au lycée. Elle avait cru qu’elle était toute seule, la seule fille un peu bizarre de ce monde, une aberration, un monstre. Maintenant, elle découvrait qu’elle n’était pas toute seule, qu’y en avait d’autres, qui étaient capables de faire des choses extraordinaires et qu’eux, ils n’étaient pas jugés pour ce qu’ils étaient. Elle admirait tout ça, cette ambiance dans cette maison, le fait que ce soit normal chez eux tout ça. Elle aurait voulu rester ici pour toujours, Elizabeth, dans cette famille plutôt que dans la sienne. Elle voulait être entourée e personnes qui la comprenait au lieu de la craindre. Mais elle savait déjà qu’à un moment où à un autre, elle serait obligée de rentrer chez elle. Elle tiendrait le coup, encore pendant trois ans, elle pouvait le faire. En regardant les Johnson, si fiers de ce qu’ils étaient, elle se disait qu’elle pourrait survivre pendant les trois prochaines années, après, elle serait majeure, étudiante et elle serait enfin libre.

« Donc, tu viens du passé, mais tu connais le futur. C’est pas logique. » Elle haussa les épaules, avant d’attraper le verre qu’elle avait devant elle et d’en avaler une longue gorgée. Il était spécial Silas. Intriguant, avec ses histoires qui n’avaient ni queue ni tête. Elle l’aimait bien ce type, elle l’avait rencontré quelques temps plus tôt et voilà qu’elle lui payait un verre maintenant. Elle n’avait pas l’habitude de faire ça, pas qu’elle ne soit pas intéressée par les garçons. Elle en avait déjà fréquenté quelques-uns, mais y avait quelque chose entre Silas et elle, qui rendait cette relation particulière. Elle n’était pas certaine de croire en grand-chose à présent. Elle avait été croyante pourtant, catholique convaincue, mais sa foi en Dieu s’était envolée quand elle avait été abandonnée, jugée, méprisée par sa famille et qu’importait la façon dont elle avait imploré l’aide de Dieu, elle avait été toute seule. Elle était méfiante alors, envers à peu près tout sans doute. Même envers les histoires d’alchimie entre deux personnes, d’âme sœur ou de coup de foudre au premier regard. Mais y avait quelque chose de spécial entre elle et Silas, quelque chose qu’elle ne pouvait pas expliquer, mais qu’elle avait envie de comprendre. C’était une bonne raison pour le revoir, encore et encore, jusqu’à ce qu’il disparaisse pour un temps indéterminée. Ça faisait partie de ces choses dont il avait parlé, ces choses qu’il savait, sur le futur, sur eux deux et qui n’avaient pas beaucoup de sens pour elle, pour l’instant. « C’est compliqué. » Elle laissa échapper un léger rire. Evidemment que c’était compliqué, toutes ces histoires de voyage dans le temps, ça ressemblait plus à de la science-fiction qu’autre  chose. « Evidemment, que c’est compliqué. J’vais être obligée de me mettre à jour dans tous les trucs qui parlent de voyage dans le temps. » Peut-être que ça rendrait les choses moins compliquées, si elle était un peu mieux informée. Elle était curieuse après tout, peu effrayée à l’idée de faire des recherches pour donner du sens à tout ça. « On a qu’à commencer demain soir, chez moi. Soirée film, j’ai entendu beaucoup de bien à propos de ‘retour vers le futur’ » Elle ne passait pas beaucoup de temps devant la télé, encore moins pour regarder ce genre de film, mais y avait un début à tout. « Ça me va. » Elle attrapa une serviette sur le bar avant d’y inscrire son adresse et de la glisser vers le jeune homme. « Mais je suppose que si tu connais le futur, ça veut dire que tu savais que j’allais te demander ça, du coup techniquement, tu l’as déjà vu le film. » Peut-être que c’était pour ça qu’il lui avait conseillé  de tenir un journal de leurs rencontres, pour que les choses finissent par prendre du sens. « C’est compliqué. » Elle laissa échapper un nouveau rire. En effet, c’était compliqué, mais ça ne la faisait pas reculer, au contraire. Elle termina son verre avant de se lever du tabouret sur lequel elle était assise. « Demain, 19h, chez moi, soit pas en retard. C’est pas compliqué ça au moins. » Un sourire sur les lèvres, elle commença à s’éloigner, elle le reverrait demain, elle en était certaine.

Assise près de la fenêtre, Elizabeth fixait l’horizon, l’esprit ailleurs, la main posée sur le carnet, à l’élégante couverture noire, qu’elle tenait encore les mains. Silas n’était pas là. Elle ne savait pas quand il reviendrait. Elle venait de relire ce qu’elle avait déjà écrit dans ce carnet. Elle l’avait acheté peu de temps après leur rencontre, c’était lui qui le lui avait conseillé, il disait que c’était utile, pour garder la logique des voyages dans le temps. Elle, elle savait ce qu’il y avait avant, elle connaissait les détails de leur rencontre, des débuts de leur vie ensemble, lui, il connaissait la suite, le futur et tout ce qui allait avec. Il ne pouvait rien dire, il ne fallait pas qu’elle sache. C’était dur souvent,  de résister à l’envie d’aller lire son journal à lui, d’y découvrir l’avenir, au moins, de connaitre les dates auxquelles il allait revenir. Elle se disait que ça rendrait l’attente moins compliquées, les jours moins longs. Mais elle avait toujours résisté. Elle se souvenait de l’avoir pris, une fois entre ses mains ce carnet, alors qu’il était encore endormi. Elle était curieuse et y avait des moments où elle se disait qu’elle avait le droit de savoir, le besoin même. Mais elle ne l’avait pas ouvert. Elle l’avait regardé, un moment, de longues minutes, avant de le reposer et de venir rejoindre Silas dans le lit. Elle lui faisait confiance, s’il y avait eu quelque chose de vraiment important à savoir, il lui aurait dit. Le reste, c’était juste sa vie à elle qui s’écrivait, dans un ordre opposé à celle de Silas, elle était censée la voir, jour après jour, sa vie et ne pas en avoir des aperçus au travers les écrits du jeune homme. Elle laissa échapper un long soupire, au moment d’ouvrir de nouveau son carnet et d’attraper un crayon. Elle n’avait rien à écrire sur Silas, sur un moment qu’ils auraient pu passer ensemble, mais elle avait quelque chose à écrire. Rien de bien détaillé pour le moment, juste une phrase, quelques mots. ‘17 octobre 1994 : je suis enceinte.’ Elle referma bien vite le carnet, avant de poser la main sur son ventre. Elle l’avait rencontré quelques mois plus tôt et elle était enceinte depuis quelque chose comme un mois maintenant et elle venait seulement de le comprendre, ça aurait pu la stresser, l’angoisser et pourtant, elle était plutôt sereine, parce qu’il le savait Silas, elle n’avait pas besoin de lui dire, qu’elle était enceinte, il le saurait quand il reviendrait et il l’aiderait, il l’accepterait et tout irait bien, elle le savait, bien évidemment, c’était comme un instinct en elle qu’elle le pouvait pas expliquer. Elle souriait, en se disant simplement que c’était compliqué.

« Il est où papa ? » La question était tombée d’un coup, sans rien laissant envisager qu’elle la lâcherait d’un coup comme ça. Elle aurait dû s’en douter pourtant, Elizabeth. Mina grandissait et ce n’était pas rare qu’elles se retrouvent juste toutes les deux, Silas étant rappelé à un autre moment de l’histoire par con pouvoir. Elle s’était toujours demandé ce qu’elle lui dirait à Mina, le jour où elle poserait cette question. Elle n’était qu’une enfant, elle n’était pas sûre de pouvoir lui faire comprendre des histoires qu’elle-même, des fois, elle doutait d’avoir complètement comprises. Elle s’était bien imaginer mentir, mettre les absences de Silas sur le dos d’un métier contraignant, l’armée, qui aurait pu l’envoyer ailleurs. Ça aurait été une bonne explication, quelque chose de simple à comprendre, mais elle ne pouvait pas faire ça. Elle ne pouvait pas mentir à leur fille. Elle avait levé les yeux de sa tasse de café depuis un moment, fixant la petite fille sans un mot. Ses longs cheveux roux lui rappelaient tellement Silas. Ils étaient heureux, tous les trois, rien que tous les trois. C’était dur quand il n’était pas là, alors elle ne pouvait pas s’imaginer un jour, élargir un peu plus la famille. Elle ne pouvait pas s’imaginer devoir gérer un enfant de plus, presque toute seule. Pourquoi est-ce qu’il ne lui avait pas expliqué lui, où est-ce qu’il partait à chaque fois qu’il disparaissait ? Il savait mieux qu’elle, il savait aussi qu’elle allait poser la question. La dernière fois qu’ils s’étaient vus, techniquement, lui il avait su qu’une poignée de semaines après son départ, Mina poserait la question, alors il aurait pu prendre les devants et lui expliquer. « Maman ? » La jeune femme secoua la tête comme pour revenir à la réalité, zapper les pensées parasites qui venaient s’installer dans son crâne pour se concentrer de nouveau sur la gamine. Elle laissa échapper un genre de petit ricanement nerveux avant de tendre le bras vers la main de sa fille, la caresser su bout des doigts. « C’est compliqué. » Qu’elle répondit, dans un léger soupire, comme si cette phrase était vouée à tout résoudre. D’un coup, ce qui était compliqué deviendrait beaucoup plus simple. Elle ne pouvait pas laisser sa fille avec cette seule réponse, alors elle se leva de sa chaise, pour aller chercher ce fameux carnet dans lequel elle avait écrit tant de chose à propose de Silas et elle. Elle allait lui raconter à Mina et la petite fille comprendrait ce qu’elle pourrait, un jour, ça deviendrait plus clair, comme ça avait pu être le cas pour elle. Ça prendrait du temps sans doute, mais elle savait que Mina serait capable de comprendre et d’accepter tout ça. C’était probablement pour ça, qu’il n’avait rien expliqué Silas, parce qu’il avait su qu’Elizabeth le ferait très bien que Mina comprendrait. Il l’avait su et elle se devait bien de faire honneur à la confiance que son époux pouvait avoir en elle.

La porte venait de claquer avec force. Mina était énervée. Elle avait raison de l’être sans doute, elle le savait Elizabeth, mais elle n’arrivait pas à faire autrement. Elle se contenta d’un soupire, avant de quitter la maison qu’elle avait rejoint une poignée de minutes plus tôt. Elle était rentrée, elle était venue pour s’expliquer auprès de sa fille, prenant soin d’éviter cet époux qui ne semblait même pas savoir qui elle était. C’était trop dur, elle n’arrivait pas à affronter ce regard qu’il posait sur elle. Elle l’avait déjà croisé, sans qu’il ne la connaisse, mais elle avait vu dans ses yeux ce quelque chose, qu’il avait dû apercevoir dans les siens, la première fois qu’il était venu vers elle, en 1994, vingt-et-un ans plus tôt. Ce jour-là, elle avait écouté son cœur et elle n’avait pas craint le moment où il disparaitrait. Elle avait su qu’il reviendrait, qu’à un moment, le Silas de 1994, celui qui savait tout, ferait un bond vers 2015 et qu’il saurait tout, qu’elle saurait tout et qu’enfin ils seraient dans le même espace-temps, tous les deux. Elle l’avait su parce que même s’il ne maitrisait pas son pouvoir, y avait ce truc qui l’avait toujours ramené vers elle, toujours aux bons moments. Elle se souvenait d’avoir eu si peur d’accoucher toute seule, elle avait cru qu’il ne serait jamais là pour le jour-j et pourtant, il avait été ramené vers elle, à ce moment-là. Il avait toujours été là. Il aurait dû revenir, la connaitre comme il l’avait connue ce jour-là. Savoir tout d’elle et de Mina et au lieu de ça, elle avait l’impression que c’était un fantôme qui était revenu. Il ne savait plus rien, il avait tout oublié et dans son regard, il n’y avait plus cette étincelle à laquelle elle s’était tant accrochée. Peut-être que c’était elle qui fuyait beaucoup trop pour la remarquer. Peut-être que c’était de sa faute, comme le disait si bien Mina, mais elle n’y arrivait pas. Elle avait essayé, mais chaque fois qu’elle regardait Silas, ça lui brisait le cœur, ça lui faisait un mal de chien et elle ne le supportait pas, alors elle fuyait. Vers Insurgency, vers le seul lieu où on lui promettait qu’elle l’aurait un jour finalement sa justice, sa vengeance puisqu’y avait que ça qui marchait. C’était un hunter qui lui avait tout pris. Les hunters toujours ceux-là. Elle n’avait pas hésité à rejoindre ce groupe, parce qu’elle avait voulu défendre les transmutants, défendre sa famille. Un échec. Silas ignorait qui elle était, Mina la détestait. Elle avait au moins ça encore, Insurgency, sa rage, sa vengeance et c’était encore vers ça qu’elle se précipitait ce soir, après une énième dispute avec Mina, elle était montée dans sa voiture, pour rejoindre le château, sans savoir quand est-ce qu’elle aurait de nouveau le courage de rentrer. C’était trop dur. Il lui semblait bien qu’enfin les c’est compliqué qui avaient pu l’amuser à une époque, prenaient tout leur sens, parce que pour le coup, ça l’était, compliqué, beaucoup trop, insurmontable même. Elle n’avait pas la force d’affronter tout ça, mais au moins, elle avait la force de se battre pour autre chose, pour les autres, pour elle-même, plus que pour sa famille ; une ironie qui faisait d’elle la femme la plus pitoyable du monde sans doute, mais elle n’y pouvait rien, c’était comme ça et c’était [i]compliqué[i].