Il y a certains appels dont on se passerait bien. Du genre de ceux qui foutent une vie en l’air, de ceux qui vous annoncent qu’une vie a été foutue en l’air, ce genre-là… Il y a certains appels dont je me passerais bien, et celui que je viens d’avoir… et bien il en fait partie, il est même dans le top dix, voire trois, voire dans le top un pour le moment. Bordel. Je ne raccroche même pas: je reste encore une poignée de seconde avec mon portable collé à mon oreille et la tonalité qui m’indique que je n’ai plus personne en face. Il y a quelque chose de… surréaliste. En plus, ce n’est même pas comme si on était proche, elle et moi. Enfin… on a couché ensemble une fois, ouais; on a vaguement eu un gosse ensemble, ouais. Mais après, autour de ça… j’ai les jambes qui flanchent, il faut que je m’assois sur le premier support qui se cale sous mes fesses, à savoir le dossier du canapé, pour que je ne m’écroule pas. Crescentia est morte. Crescentia a été tuée. Et ça me semble si surréaliste que j’ai du mal à comprendre ce que ça veut dire, que j’ai du mal à appréhender ce que ça implique, que j’ai du mal à vraiment prendre conscience de tout ce que ça va entraîner. Je récupère la garde de Samuel. Naturellement.
Naturellement. Muet, j’arrive à bouger, à lâcher mon téléphone pour le ranger dans ma poche. Muet, je commence à comprendre. A me rendre compte de tout ça. Muet, je crois que ça fait vingt minutes maintenant qu’ils ont raccroché. Vingt minutes et je recommence tout juste à me mettre en mouvement. Mes pensées s’entrechoquent, jurent des
putain de merde en continu et forcément, machinalement, je compose le numéro de Martial avant de m’arrêter, le doigt sur le bouton pour appeler. Martial ne me répondra pas, vu qu’il
en a assez de mes conneries, comme l’a si justement pointé du doigt Aspen.
Je supprime les numéros pour envoyer un SMS à Moira, en me concentrant pour retenir des tremblements. En me concentrant, aussi, pour ne pas m’effondrer. Ou paniquer. Pendant un instant, j’envisage de prévenir Aspen, avant que les messages précédents dans notre fil de conversation ne me foutent une claque des plus violentes: je craque en envoyant un
je t’aime à Astrid. Et là, seulement, là, je prends vraiment conscience que…
”Il faut que j’aille chercher Samuel” Un coup de poing dans l’estomac. Un coup de poing qui s’abat sur tout ce qui m’entour dans un périmètre peut être restreint mais déjà largement suffisant. Kartoffel couine dans son coin en s’échappant loin de moi et de sa densité augmentée. Je ferme les yeux pour prendre bien le temps de respirer. De me calmer. De tenter de contrôler cette mutation que je déteste chaque jour un peu plus. Et lorsque j’ai l’impression que ça s’est calmé, lorsque j’ai l’impression qu’elle reste en moi, à aider mon coeur à battre, j’attrape ma veste et mes clés de voiture.
Combien de fois, cette dernière année, j’ai fait des aller-retours chez Crescentia ? Mes mains agrippent nerveusement un volant que je maîtrise, pourtant, bien plus que tout le reste de ma vie. Je ne sais pas trop. Des dizaines, centaines de fois, à n’en pas douter. En voiture, en moto, en taxi ou en voiture… j’ai l’impression que c’est hier qu’elle est venue m’aborder dans le bar pour m’annoncer qu’elle était enceinte de moi. J’ai l’impression que c’est hier qu’on m’a appelé en catastrophe parce qu’elle accouchait, avec beaucoup trop d’avance, d’une petite crevette. D’une crevette blondinette qui tend maintenant ses mains vers moi avec des
papapapapa adorables avant de babiller des
mamamamamama en direction de Crescentia. J’ai l’impression que c’est hier qu’il a fait ses premiers pas, alors que ça remonte déjà à un bon mois et demi. J’ai l’impression que c’est hier qu’elle m’a amené mon fils pour que je reprenne goût à la vie, au fond de ce lit d’hôpital où mon coeur s’est arrêté. C’est fou, tout de même, de s’imaginer que Crescentia est celle qui savait le plus de choses de moi. Elle savait pour mon coeur, pour ma mutation, pour mon père, pour mon affection pour les maths, bien plus grande que ce qu’on pourrait croire. Elle savait pour mes angoisses, mes faux sourires, elle savait pour mon inquiétude quant à la mutation de notre crevette. Elle savait tout ce que ne savait pas Aspen, elle savait tout ce que ne savait pas Moira. Et bien avant elles. Elle savait, aussi, pour Astrid. Mes mains se crispent davantage, ma conduite d’ordinaire plus que fluide se fait nerveuse et je suis bien comptant d’arriver.
Lorsque je me gare, j’en suis à me faire la remarque qu’au final, Crescentia était mon jardin secret, celle que je gardais éloignée d’Astrid, Moira, Aspen, Seth, celle que je gardais éloignée de tout ce qui constitue maintenant la tempête de mon existence. Lorsque je me gare, je me rends compte que même ce jardin secret, on me l’a piétiné. Et que maintenant, je suis le seul parent vivant de Samuel. Et que lorsque je vais mourir - parce que soyons honnête, ce qui est arrivé à Aspen ne m’a clairement pas donné envie de survivre - Samuel sera tout seul.
Je frappe à la porte dans un soupir. J’attends encore le coup de fil qui m’annoncera que tout ça n’est qu’une vaste blague, j’attends encore… Cassandra se tient devant moi. Et je me sens blêmir comme jamais. Je m’attendais à ce que Crescentia m’ouvre, pousse un soupir, lève les yeux au ciel avec un petit sourire, je m’attendais à ce que… «
Salut Marius. Tu viens pour récupérer Sam ? » J’ouvre la bouche pour aussitôt la refermer sans avoir prononcé un mot.
”Oui.”, c’est tout ce que j’arrive à articuler. Avant de déglutir. Je mets une fraction de seconde pour bouger lorsqu’elle se décale, j’entre dans la pièce sans trop savoir… Je m’appuie au mur le plus proche.
”Je… c’est con, je m’attendais à la voir, comme si… on vient de m’appeler, j’ai… je… c’est fou, j’ai encore du mal à… à réaliser. Tu… Cassie, tu… ça ? Samuel dort ?” Marrant comme faire une phrase complète devient une tâche impossible lorsqu’on ne sait pas quoi dire. Je regarde autour de moi. Oui, c’est con, je cherche encore Crescentia.
”Je suis le père de Sam. Du coup, c’est moi qui récupère sa garde. Je suis le père de Samuel.” Je sais bien que Cassandra le sait, mais… j’ai besoin de me le répéter.
”Il va falloir que… je récupère… ses affaires. Du coup. Sauf si... “ Sauf si quoi, Marius ? Sauf si rien. Je suis le seul en charge de Samuel. Et je commence à paniquer, lorsque petit à petit, j’assimile ça.
“Comment est-ce que je vais faire ?”© Grey WIND.