trust is a beautiful gift

Billie & Maxence

J’inspire. Profondément. Pour la première fois depuis des semaines, je n’ai plus les poumons encombrés par la mucoviscidose de ma sœur, je n’ai plus l’esprit encombré de la savoir malade, je n’ai pas les poings abîmés d’avoir frappé mon frère. Pour la première fois depuis des semaines, c’est une personne malchanceuse qui porte les stigmates de la maladie des Sanderson, et je n’ai pas à me soucier de la santé de Thaïs pour au moins les soixante-douze prochaines heures. Et pour la première fois depuis des semaines, j’ai l’occasion de souffler, l’occasion de remonter sur un skate, de me détendre et de prendre un peu de temps, pas grand-chose mais un peu de temps malgré tout, pour moi. Je pose mon skate sur le sol, je lui offre un peu de vitesse, je me laisse glisser lentement dans la rue en pente, pour commencer. Vingt minutes, c’est le temps que j’ai devant moi pour aller à mon travail, vingt minutes de liberté. Vingt minutes, une éternité. D’un mouvement, j’accélère, j’écarte les bras sur les côtés pour sentir le vent caresser mon visage, je m’étire en fermant les yeux et j’envisage même de faire un détour jusqu’à un skate park pour me dérouiller. Sauf que non. Je redescends sur terre à l’instant même où je m’arrête, à un carrefour, pour laisser passer un véhicule. Le snowboard, la glisse, quelle qu’elle soit, tout cela fait partie de mon passé ; d’un passé enterré à peine-éclot, un nouveau-né mort-né, que j’ai assassiné parce que je n’avais pas le choix. Thais m’a dit que j’étais une victime, dans l’affaire, tout comme elle et Nolan, une victime de Lazar, une victime de la vie, une victime du hasard.

La vérité, c’est que je ne suis rien de tout ça. Mais qu’il faut que je vive avec. Ma bonne humeur est retombée plus rapidement qu’un soufflé, j’achève mon trajet en un temps record, j’arrive plus de dix minutes en avance à la boutique, en regardant derrière moi pour chercher un semblant de… de quoi ? Aller de l’avant, il faut que j’aille de l’avant, et je glisse mon skate sous mon bras pour m’empêcher de remonter dessus et de partir loin, très loin d’ici, de Lazar, de la police, de mes responsabilités. Je pousse la porte de l’arrière-boutique, je me glisse au milieu des fleurs et des pots étalés sur de grandes tables pour mieux former des bouquets. Je ne touche à rien de tout ça, je m’y connais bien trop peu pour m’y hasarder : je préfère de loin nettoyer, achever de ranger ce que je n’ai pu terminer la veille, je préfère vérifier que tout est mis au bon endroit, dans les bons rangements. Je préfère, et c’est mon travail. J’entreprends de vider le camion qui nous a apportés de nouvelles pousses, avec délicatesse et précaution. Depuis mon premier jour de travail, j’ai peur de faire un faux pas, que mon absence de formation ne me porte préjudice, que ce miracle qu’a été cette embauche aussi vite ne s’évapore sous mon incompétence. Il faut que je m’applique, il faut que j’ignore la fatigue, que je surmonte mon épuisement, mes nuits incomplètes, il faut aussi que j’efface ce malaise que j’ai fait il y a quelques semaines et qui m’a vu faire un aller simple aux Urgences, urgences que j’ai fui aussi vite que possible sans demander mon reste.

J’ai presque fini de rentrer toutes les caisses lorsque j’entends du bruit dans la boutique. Aussitôt, ma paranoïa prend les devants, surgit sans crier gare, je cherche de quoi de défendre. Je suis supposé être seul aujourd’hui, jusqu’à l’ouverture, non ? Je m’empare d’un sécateur, premier objet qui me tombe sous la main, je colle contre le mur qui jouxte la porte qui mène dans l’arrière-boutique. Pitié, pitié, pitié, faites que ce ne soit pas la police, pas les hunters, pas un des hommes de main de Lazar venu m’abattre pour se débarrasser d’un élément gênant. Mes mains moites se resserrent, j’inspire. Et je me tourne dans un très menaçant : « Qu’est-ce que vous faites là, la boutique est fermée jusqu’à… » Ma phrase meurt dans ma gorge lorsque je me rends compte de l’identité de l’intrus. Intruse. Propriétaire. « Oh, mademoiselle Wolff, je suis désolé, je pensais que… je… vous… on… on est bien mardi ? » Je ne sais plus où me mettre.