Sujet: Re: (Hipporius) | We live each day like there's nothing to lose Dim 26 Fév 2017 - 18:41
We live each day like there's nothing to lose
Hippolyte & Marius
Sur une échelle de douze à vingt-trois, cette soirée est clairement à racine carrée de trente-sept du point de vue de l’anormalité. Et je suis des plus sérieux en disant ça. Entre mon père qui boit comme un trou, moi qui bois comme un trou en sa présence, nos hurlements et nos pleurs, nos cris et nos rires, les deux chats qui se demandent si on n’a pas fumé et moi qui commence à me demander la même chose, il n’y a plus rien de cohérent dans nos propos, dans notre relation, dans nos actions et dans nos gestes. Même nos reproches perdent en lucidité. Même nos remords. Même notre orgueil. Parce que je suis en pleurs, parce que je sanglote dans les bras de mon père, parce qu’on n’a pas l’impression que j’ai vingt-sept ans, non, on a l’impression que j’en ai six et que je viens de faire un simple cauchemar. Un cauchemar qui dure depuis plus de vingt-et-un ans. Des sanglots. Des larmes et une honte à la hauteur de ma détresse qui étrangle ma cage thoracique, qui noue mes entrailles, qui broie mon diaphragme. Une honte à la hauteur de cet apaisement ridicule qui se faufile entre mes hoquets, alors que je me pelotonne contre la poitrine de mon père, recroquevillé. En larmes. Sur une échelle de douze à vingt-trois, je choisis chante-Sloubi pour décrire cette situation. Parce que c’est absurde, parce que c’est surréaliste, parce que ça a un goût d’inattendu et d’imprévisible, parce que demain, bon sang, demain, je ne me souviendrai de rien. Ce que mon père a fait de notre nom, c’est un empire, un empire à la hauteur des César qui se sont dressés avant nous. Ce que mon père a fait à notre nom, c’est l’élever, l’élever plus haut que tout le reste, l’extraire de sa banlieue montpelliéraine. Ce que mon père a fait de moi, ça, en revanche, c’est tout autre chose. Et ce qu’on laissera à Samuel et à Adaline… ce que je leur laisserai, ce qu’on leur laissera… Je me bouche les oreilles pour ne pas l’entendre se dénigrer, je me cache les yeux pour ne pas le voir articuler, je murmure un tais-toi pour lui couper la parole, inutilement. Ma vie n’a pas de sens, il a tort. Ou alors le sens qu’elle est à mesurer à l’aune de cette soirée : un sens absurde, un sens qui n’a pas raison d’être, un sens qu’on ne peut pas comprendre et qu’on ne comprend pas. Un sens, finalement… qui n’est là que parce que la nature a horreur du vide. Ma vie n’a pas de sens si elle est vaine, ma vie, au final, n’a pas de sens si… Je te demande pardon, Marius.
Quatre mots. Quatre mots qu’il enfonce dans ma poitrine, qu’il grave à côté de tout le reste. Qu’il dépose comme un cataplasme sur ma poitrine ouverte, qu’il étale comme de la crème sur les bleus issus des coups qu’on m’a infligés, que je me suis infligé, que je m’inflige encore à chaque fois que je contemple le désastre que je laisse derrière moi. Je te demande pardon. Une bouffée d’oxygène, une brise légère, un sirocco violent, chargé de sable, qui assèche mes joues et gifle mon épiderme pour me forcer à ouvrir les yeux et me brûler chaque recoin de ma peau. Il me demande pardon. Et le silence lui répond. Je l’écoute respirer. Je m’écoute respirer. Je cesse de pleurer. L’enfant est là, mais l’enfant s’est endormi. Marius, lui, est pleinement réveillé. Dans un autre monde. Il s’accroche, tous les jours ; il brise le silence qui l’entoure pour mieux exister dans des cris, exister dans des mots, exister dans ce qui fait la vie la plus vive et la plus dynamique qu’il soit. C’est injuste, n’est-ce pas ? Ma voix est rauque, même articulée lentement. Rauque, grave, c’est celle d’un adulte, pas celle d’un enfant qui vient de trouver refuge dans les bras de son père pour la première fois depuis des années. Ma voix est rauque, grave, si adulte que je ne la reconnais pas. Pas plus que je ne me reconnais lorsque je me redresse, lorsque je quitte le cocon protecteur des bras de mon père pour tituber vers le buffet le plus proche et chercher une nouvelle bouteille à vider, une nouvelle bouteille à disperser et, qui sait, à briser au sol.
Deux verres, une bouteille, la soirée recommence. Et pourtant rien n’est pareil, tout a changé en l’espace de quoi… une, deux heures ? D’un temps qui s’est égrené comme des grains de sable balayé par le vent, d’un temps qui s’échappe entre nos doigts, sans que nous ne parvenions à l’arrêter. Personne ne peut arrêter le temps. Et pourtant, c’est ce qu’il nous faudrait. C’est injuste que l’on se retrouve quand le temps commence à nous manquer, c’est injuste qu’il faille qu’on transforme notre sang en vin pour que tout cela puisse se produire. Ma voix est rauque, ma voix est grave, mes gestes sont empreints d’une incertitude que l’on doit à l’alcool, mes yeux cillent et cillent encore pour surmonter les larmes qui veulent entraver leurs mouvements et pourtant, pourtant je me sens réveillé. Pas alerte, ça non, mais… réveillé. Ressourcé. Apaisé. Mon père est-il capable de le sentir ? « C'est injuste que ton cœur te fasse défaut... C'est injuste parce que sans ça, nous... Tu aurais réalisé ton rêve, et tu n'en serais pas là aujourd'hui. » J’hausse les épaules. « C’est injuste. Mais c’est la vie. C’est ma vie. L’injustice. » Ma vie est une injustice sur bien des points. Je ne m’en plains pas, j’essaye de ne pas m’en plaindre mais le fait est que ma vie a longtemps été une injustice au profit de Martial, au profit de ceux qui n’avaient peut-être pas des mille et des cents mais qui avaient une famille soudée. Après… « Il doit y avoir pire que moi, j’ai pas à me plaindre » Mais pourtant je le fais ; Et je le fais plus qu’il ne le faudrait. Je contemple les deux verres, cherche comment les remplir. Soupire encore.
Quoiqu’il puisse croire, je ne le déteste pas. Pas plus que lui, ne me déteste. Des cris et des hurlements qui ont fait vibrer les murs de notre appartement parisiens et de cet appartement à Radcliff, il n’en ressort au final que des mensonges, que des regrets, que des incompréhensions. Je ne le déteste pas. Bien, bien au contraire. « Si tu ne me détestes pas... Si je ne te déteste pas... Alors pourquoi est-ce qu'on... Nous sommes deux cons, hin ? » Le ricanement de mon père fait naître sur mes lèvres son jumeau et je me retrouve à rire de mon côté de l’absurdité de la situation. Absurde, absurde… « Totalement… deux bons gros cons. » Et ce n’est pas peu dire. Un quiproquo d’une puissance digne d’une fusion nucléaire. Un quiproquo qu’il faut lever, sans quoi il nous poursuivra. Un quiproquo que j’entends bien régler.
Même si demain, tout ce que je peux dire ne sera que vague souvenir flou, que mots lancés dans le vent, que brume évaporée et connerie éliminée dans une gueule de bois carabinée. Je titube, mon corps me lâche à l’instant pour mon esprit se prétend lucide. Je n’arrive même plus à déterminer si je tiens bien l’alcool ou si je suis sujet à une ivresse si particulière qu’elle en devient un cas d’école. Il se trompe, je ne le déteste pas. Et s’il faut que je lui chante ça, s’il faut que je lui récite ça, que je le lui dise en vers, en rime voire en alexandrin, et bien, j’ai toujours aimé relever des défis, surtout lorsqu’ils sont complètement absurdes. Il se trompe, je ne le déteste pas. C’est tout le contraire et c’est ça le drame, dans l’affaire. Nous sommes si différents, si différents qu’on ne se comprend pas. Deux étrangers qui ne parlent pas la même langue. Deux étrangers qui hurlent chacun dans leur dialecte en partant du principe que l’autre le comprendra. Deux étrangers qui manquent de temps. Mon regard noir s’abat sur sa main, sur sa clope qui s’allume, je lutte contre mon réflexe qui m’impose de lui faire cracher ça et de lui faire surtout éteindre sa connerie par tous les moyens du bord parce que je suis déjà occupé. Occupé à me concentrer pour rester debout. Je vous ai déjà dit que le sol n’était pas stable ? Qu’il l’était même de moins en moins ? Je lutte pour ne pas lui arracher sa clope des doigts, je lutte pour terminer ma diatribe. Et conclure. C’est injuste, c’est dommage, cesure, il nous manque du temps. Six pieds. Six pieds. Alexandrin et monstre imaginaire. « Des alexandrins ? Tu ne veux pas non plus en faire un slam, tant qu'on y est ? Pourquoi est-ce que tu me dis ça maintenant, Marius ? Pourquoi est-ce que tu m'as laissé croire que tout ce qui s'apparentait de près ou de loin à moi te répugnait ? » Je le foudroie une nouvelle fois. Pourquoi, pourquoi, pourquoi, pourquoi ? « Si ça peut te rester dans le crâne, je veux bien te la refaire en slam, ouais, et même te le foutre en opéra. Pourquoi ? » Je recule pour me dégourdir les jambes, je chancèle et étends les bras comme un funambule pour retrouver mon équilibre. « Pourquoi est-ce qu’il ne te vient jamais à l’esprit de tourner la question dans l’autre sens ? Pourquoi est-ce que tu n’as jamais vu que je disais ça justement pour te faire comprendre le contraire ? Tss… » Je secoue la tête, avant de me frotter les yeux. Il nous manque du temps, et tout ce qu’on trouve à faire, c’est de continuer à chercher un coupable et se renvoyer inlassablement la balle : c’est de ta faute, non ! de la tienne ! C’est de ma faute ! Non, de la mienne ! On est ridicule et on ne va pas s’en sortir si on continue comme ça.
Mes yeux retombent sur les verres vides. Il nous manque du temps pour apprendre à mieux nous connaître, pour rattraper le temps perdu, pour… pour bien trop de choses. Et tant qu’à être bourré, vraiment, tant qu’à faire… « Tu es conscient qu'en apprenant à me connaître... Tu risques d'être déçu ? » Je lui lance un regard avec un sourire en coin. Le genre de sourire espiègle que j’avais déjà à douze ans quand je m’apprêtais à dire une connerie ou à faire une remarque bien salace sur Mme de Redede. « Tu veux dire… plus déçu qu’actuellement ? » Je lève les yeux au ciel dans un dramatique « Qu’est-ce qu’il faut pas entendre, tout de même… » voué à un grand avenir de comédien. Qu’il sorte vite les verres à shot, l’alcool pur et qu’on termine de se mettre minable, ça vaut mieux pour nous deux. Ca vaut même mieux pour ma santé mentale. Et notre mémoire. Je m’approche avec curiosité dès qu’il sort une liqueur et m’en empare dès qu’il la pose sur la table basse pour en déchirer les inscriptions avant de la délaisser pour observer les verres associés qu’il vient d’extraire eux aussi du placard. « C'est ma sœur aînée, Blandine, qui nous a offert ça pour notre mariage... Je les ai toujours trouvé laid à faire peur... » J’en attrape un que je lève à hauteur de mes yeux avant de railler. « T’as vu ta gueule ? Elle a voulu que ce soit assorti… » Je me demande si je n’aurais pas mieux fait de me la fermer. Blandine, sa sœur. Ma tante, donc, en toute logique. « Et ça, ça vient de ta grand-mère paternelle. Il y a toujours eu d'énormes plants de mirabelle dans le jardin, alors elle nous a offert cette bouteille la dernière fois que nous sommes allés à Montpellier... Ça devait être l'année de ta naissance. » Je me penche, en reposant le verre pour tendre le cou et relire l’étiquette rapidement survolée tout à l’heure. « Au moins, je suis sûr que la liqueur a eu le temps de vieillir, du coup. » L’année de ma naissance. De la famille. Cette soirée est absurde et elle gagne un peu plus en absurdité à chaque seconde. Je me laisse tomber sur le premier support venu, prêt à dire quelque chose en plus mais le rire qui secoue les épaules de mon père me coupe le souffle.
Et me fait rire, aussi. Parce que tout rire est communicatif, surtout lorsqu’il est inexplicable. Et absurde. « J'étais ivre, le jour où ta mère et moi avons annoncé à son père qu'elle était enceinte. Je lui avais dit que je ne voulais pas d'enfants, et... Disons les choses franchement, ça nous est tombé dessus sans crier gare. Ce n'est pas que je n'aimais pas les enfants, c'est... C'est que je savais déjà que je serais un mauvais père. Trêve de bavardages, passons aux choses sérieuses... Tu dois connaître ce jeu, non ? Le « je n'ai jamais »... Si tu n'as jamais fait une chose, tu ne bois pas. Si au contraire tu l'as fait... Tu bois. Par exemple : je n'ai jamais trompé une femme. » Un verre fini dans la gueule de mon père, trop vite pour que j’ai le temps de réagir et j’ai besoin d’une seconde pour faire machinalement de même tout en le fixant en essayant de le rajeunir un peu. De le rendre encore plus ivre – ce qui n’est pas très compliqué – et surtout… j’essaye d’imaginer mon grand-père. J’essaye d’imaginer mes grands-parents paternels. J’essaye d’imagine ma mère, enceinte. Trop d’images perturbantes, je crois que je vais vomir. Au lieu de quoi… je fixe maintenant le verre à liqueur vide que je tiens encore dans ma main. « Tu parles pas beaucoup de ta famille. De tes parents. Maman… » Ouais, nan, inutile de dire que ma mère ne parlait pas beaucoup non plus de ses parents quand j’étais gosse. « Ouais, nan, faux départ. T’as jamais beaucoup parlé de mes oncles et tantes. T’en as honte ? » Cette une question hors-jeu, hein, malgré la présence du tu n’as jamais qui s’est glissé malgré moi. Je soupire avant de tapoter mes doigts dans une profonde réflexion. Des questions, des aveux, j’en ai des tas à faire. Mais je ne sais pas ce que je veux savoir sur mon père. « Je n’ai jamais… triché à un examen. » J’attrape un verre en lui faisant un clin d’œil pour le vider illico… et en vider un deuxième. J’ai triché à tous mes examens, j’en ai même fait un principe. J’attrape la bouteille pour faire le plein avant d’arrêter mon père dans son mouvement, s’il comptait bouger. « Non ! J’ai mieux ! Je n’ai jamais abusé de mes capacités intellectuelles ! » J’enfile un quatrième verre, avant de lancer un regard mort de rire qui veut tout dire, en direction mon père. « Quoi ?! Elle est pas mauvaise cette liqueur ! »
Sujet: Re: (Hipporius) | We live each day like there's nothing to lose Sam 15 Avr 2017 - 18:53
We live each day like there's nothing to lose
Hippolyte & Marius
Il ne le dirait jamais à voix haute, mais Hippolyte aurait parfois aimé que Marius lui apprenne à être moins fermé, moins froid, moins intransigeant, plus... Davantage comme lui. Malgré tout ce qui pouvait lui arriver, malgré les larmes qui ravageaient son visage d'enfant, Marius avait cette ténacité et cette force combative qu'Hippolyte ne pouvait qu'admirer. Et pourtant, son fils avait choisi de se laisser mourir. Chaque fois qu'il y songeait, Hippolyte sentait un poignard se ficher dans son cœur et le vide se faire en lui. Quelque part, il avait eu la chance de ne pas vivre de deuil traumatisant en presque soixante années d'existence. Marius serait le premier et celui qui l'anéantirait le plus. Hippolyte ne pouvait s'empêcher d'imaginer sa douleur lorsqu'il n'entendrait plus Marius vociférer ou rire, pas plus qu'il ne pouvait accepter de ne plus soupirer en apprenant quelle ânerie il avait pu faire. Hippolyte préférait cent fois, mille fois, un million de fois être déçu ou en colère après son fils que de le regretter. Il l'aimait, ce gamin, il l'aimait sans avoir jamais su trouver le mots justes pour le lui dire. L'alcool qui embaumait la pièce était presque devenu une excuse pour lui dire enfin ce qu'il avait sur le cœur. Hippolyte voulait continuer à boire pour maintenir l'illusion et faire croire à Marius que c'était l'ivresse qui le rendait ainsi, mais il craignait aussi d'oublier des fragments indispensables de leur discussion le lendemain. Dilemme, dilemme... Il secoua la tête en poussant un grognement étrange et se pinça l'arrête du nez.
« Si... Si, plains-toi, Marius. Parce que c'est injuste. C'est injuste et j'ai l'impression de le hurler plus que toi je... Je ne comprends pas ta résignation. Je ne suis pas en colère, simplement j'aimerais... J'aimerais savoir où tu trouves la force de ne pas paniquer. »
Parce que la panique de Marius, Hippolyte ne la voyait pas. Il voyait les larmes de l'enfant mais pas sa terreur, il voyait sa douleur mais pas l'angoisse qui le prenait au ventre alors qu'il semblait ne jamais pouvoir se réveiller de ce cauchemar. Deux cons. Voilà ce qu'ils étaient. Deux imbéciles finis que la vie avait fini par réunir sur la plus effroyable des nouvelles. Hippolyte ne pouvait s'empêcher d'espérer que Marius change d'avis ou qu'au moins il choisisse de se battre suffisamment longtemps pour que la vie lui apparaisse plus belle. Hippolyte commençait tout juste à réaliser quelque chose. Il ne pouvait se battre pour Marius. Non seulement il ne le pouvait pas, mais il n'en avait pas le droit. C'était à Marius de trouver la force et l'énergie nécessaires, à Marius de faire se choix, à Marius de parcourir le long et délicat chemin qui le sortirait des ténèbres et tout ça, il devait le faire seul. Tout ce qu'Hippolyte pouvait faire c'était attendre et espérer que ce jour vienne et surtout, être là pour tendre la main à fils lorsqu'il aurait besoin de lui. Il avait trop longtemps dénigré cette petite menotte tendue vers lui avait l'admiration d'un enfant pour son père. Il avait trop longtemps cru que pour palier à se manque d'attention et d'affection, Marius s'était mis à le haïr. S'il avait été plus attentif, Hippolyte aurait en effet vu le double sens dans le discours de son fils. Un « je te déteste » craché dans l'ombre qui trahissait un « je t'aime, papa » hurlé à la face du monde.
« Je... J'aurais dû... Je suis désolé. Je suis désolé, Marius, je suis un monstre... »
Les derniers mots se moururent dans un gémissement ridicule. Être désolé, il y avait de quoi. Un monstre, ce n'était pas si faux. Mais le reconnaître maintenant ne changerait rien au mal qu'il avait fait. Et le regretter non plus. Mieux valait donc laisser tout ça de côté et profiter de cette étrange soirée non pas pour évoquer le passé mais plutôt avouer ou se confier des choses qu'ils n'auraient jamais eu le courage de dire en étant sobres. Un sourire se dessina sur les lèvres, copie conforme de celui de Marius. Leur rappeler leurs ressemblances était souvent une très mauvaise idée et pourtant c'était le cas. Si Marius était grand, blond aux yeux bleus et son père plus petit, brun aux yeux noirs, leurs mimiques étaient les mêmes, leurs attitudes identiques, et il suffisait de comparer leurs caractères de cochon pour avoir la preuve que oui, ils étaient définitivement un peu trop semblables.
« Je suis certain que je peux encore te surprendre... »
Hippolyte se leva et, d'une démarche titubante et mal assurée, se dirigea vers le bar d'où il sortir l'eau de vie et les verres. Qu'ils étaient laids, ces verres... De très mauvais goût, démodés, et d'apparence si bon marché qu'il faisait tâche dans le décor luxueux de l'appartement des Caesar. Si Victoire n'avait pas insisté pour les garder, il les aurait jeté, détruisant ainsi l'un des derniers souvenirs matériels qu'il avait de sa sœur aînée. Quelque part, il était heureux de les avoir gardés, ne serait-ce que par nostalgie. En temps normal, la remarque de Marius l'aurait immédiatement fâché mais cette fois, après un bref froncement de sourcils, il éclata de rire.
« Ah peut-être qu'elle a un don ? A votre naissance, elle a offert un adorable mouton en peluche à ton frère et un hideux petit porcelet rose bonbon à toi... »
Porcelet rapidement remplacé par un hibou, après que Marius ait tenté d'apprendre au cochon à voler en le faisant passer par la fenêtre, le tout à à peine un an. La pauvre peluche avait terminé sa course sur le bitume d'un grand boulevard parisien, et lorsque la nounou l'avait récupéré, il était plus gris que rose et en pièces détachées. Ça aussi, c'était un épisode traumatisant de la vie de Marius qu'Hippolyte n'évoquait jamais. Déjà parce que le petit avait passé deux jours à pleurer, refusant par la même occasion de s'alimenter, ensuite parce qu'il avait fallu que Victoire aille en catastrophe acheter une nouvelle peluche, et enfin parce que Hippolyte était définitivement nul pour raconter quoi que ce soit. Toute cette soirée tenait plus du surnaturel qu'autre chose, et c'était même à se demander si quelqu'un ne s'était pas amusé à dire « hè ! Imagine ils se retrouvent tous les deux à picoler comme des trous ! ». Si on leur dit un jour qu'il suffisait d'un peu d'alcool pour leur délier la langue et le cerveau, il est probable qu'ils seraient tous deux partis dans un grand fou rire.
Euphorique et joueur, Hippolyte lança les hostilités avec une chose dont il était loin d'être fier mais que Marius savait déjà. Il se retint, mais le père fut tenté de dire « un verre par femme trompée ». Lui n'en aurait vu qu'un. Marius, en revanche... Il valait mieux ne pas lui lancer le défi, au risque de le voir faire un coma éthylique. Sa remarque, en revanche, était plus que pertinente. Hippolyte resta un moment silencieux, fixant les quelques gouttes de liquide un peu trouble qui tapissaient le fond de son verre.
« Honte, non... Je ne dirais pas ça. C'est juste que... Je suis parti de chez moi, j'étais encore mineur, je venais d'avoir mon bac... Un peu comme toi, en fait. Je suis monté à Paris pour mes études, j'ai été pris par le temps et... Ce n'est pas que j'ai honte, c'est plutôt que... J'aime mes parents, tu sais. Seulement, nous ne nous sommes jamais vraiment compris. Alors nous avons décidé que c'était... Mieux comme ça. »
Et maintenant qu'il verbalisait la chose, Hippolyte se rendait compte qu'il regrettait d'avoir agit ainsi. Bien qu'il ait eu de nombreux frères et sœurs, dont certains qu'il espérait ne jamais revoir, il se doutait que ses parents aussi avaient dû regretter ce silence. Avec l'orgueil et la prétention de la jeunesse, Hippolyte avait voulu faire une croix sur son passé de gamin des quartiers populaires. En accédant au cercle très fermé des hommes d'affaire multi-millionnaires, il avait rejeté ses origines. Avec le recul et la sagesse de la maturité, il se rendait compte de l'absurdité totale de son comportement.
« Quant à ta mère... Elle-même n'a pas connu la sienne, et son père état un con fini doublé d'un malade. »
Si généralement Hippolyte évitait de dire du mal de son père, à plus forte raison en présence de Victoire, il ne se gênait pas en revanche pour dire ce qu'il en pensait réellement. Le père De Langlois avait brisé la volonté de Victoire, en avait fait un bien mobilier qu'il agitait sous le nez de tous ses prétendants, et lui-même était tombé dans le panneau avant de tomber amoureux.
« Pourquoi ça t'intéresse à ce point ? Que voudrais-tu que je te dise de ma famille ? »
Il y avait de la suspicion et de la crainte dans sa voix. Si Hippolyte n'avait pas grand chose à dire de certains de ses frères et sœurs, ce n'était pas le cas de tous. Deux d'entre eux avaient tout de même failli le noyer et déclenché par la même occasion cette peur morbide qui lui prenait les tripes chaque fois qu'il mettait les pieds dans plus de vingt centimètres d'eau. Peut-être Marius ruminait-il ses questions pour plus tard, mais il enchaîna immédiatement avec la suite du jeu. Hippolyte tiqua par réflexe et son regard s'assombrit, mais il était bien obligé d'admettre qu'il le savait. Il avait fermé les yeux là-dessus pendant longtemps, tout en sachant pertinemment que Marius était un tricheur invétéré.
« Si tu crois que je l'ignorais... J'aurais pu tenter de t'en empêcher, mais un bon tricheur est un tricheur qui ne se fait pas prendre. Les véritables fautifs, ce sont tes professeurs, pour avoir été incapable de voir que tu trichais systématiquement. D'ailleurs... »
Hippolyte attrapa un verre, le leva et, sans quitter un seul instant Marius du regard, le vida. Oui il avait triché. Une fois. Et il avait trouvé cela bien plus excitant comme challenge que d'apprendre son cours par cœur.
« J'ai triché à mon examen final de biochimie. Je n'avais pas eu le temps d'apprendre tout mon cours, et je n'avais pas spécialement envie d'aller aux rattrapages. Ah et j'ai triché pour racheter l'entreprise de ton grand-père, aussi. Avec certains de ses associés, on avait mis des actions de la boîte en jeu lors d'une partie de poker et j'ai triché tout du long ! »
Un ricanement d'homme ivre lui secoua l'échine tandis qu'il se rappelait la tête décomposé de ses collègues se jour-là. Hippolyte mentait si bien et avait tant d'aplomb que nul n'avait cru qu'il trichait. Il avait mené la partie avec des as dans ses manches et une assurance indéfectible, tant et si bien qu'il était reparti de là les poches pleines et l'assurance de pouvoir évincer De Langlois du pouvoir. Ainsi donc s'achevait le grand mythe de Caesar Pharmaceutics : c'était une entreprise rachetée illégalement, avec des actions obtenues tout aussi illégalement. En revanche, ce qu'Hippolyte en avait fait ensuite était parfaitement légal et tenait même plutôt du génie.
« Passons à ta troisième suggestion... Et doucement avec la liqueur, je ne suis vraiment pas en état de t'emmener à l'hôpital si tu fais un malaise. D'ailleurs je n'ai pas envie d'aller à l'hôpital et je sais que tu as horreur de ça toi aussi. Alors faisons durer le plaisir, tu veux ? »
Il ricana à nouveau de bon cœur et avala deux verres de plus pour ne pas trop se laisser distancer par Marius.
« J'abuse quotidiennement de mes capacités intellectuelles, et je m'en fiche si c'est horriblement prétentieux de dire ça ! Et toi ? Quand en as-tu abusé ? »
Dupé, Hippolyte n'avait découvert que récemment l'intelligence largement supérieure à la moyenne de son fils. Le simple fait d'avoir réussi à tromper son père là-dessus relevait du génie. Hippolyte s'empara d'un autre verre, le porta à ses lèvres et s'arrêta juste à temps. Avant de boire, il valait mieux relancer le jeu. Il fut alors tenté de dire « je n'ai jamais tué personne », mais ç'aurait été relancer un débat houleux et délicat, même avec autant d'alcool dans le sang. Alors il resta un moment silencieux, cherchant une anecdote intéressant.
« Hum... Je n'ai jamais rien fait qui puisse nuire à mes enfants. »
Sujet: Re: (Hipporius) | We live each day like there's nothing to lose Sam 22 Avr 2017 - 20:19
We live each day like there's nothing to lose
Hippolyte & Marius
« Si... Si, plains-toi, Marius. Parce que c'est injuste. C'est injuste et j'ai l'impression de le hurler plus que toi je... Je ne comprends pas ta résignation. Je ne suis pas en colère, simplement j'aimerais... J'aimerais savoir où tu trouves la force de ne pas paniquer. » Injuste. Injuste. Injuste. Encore injuste. Tout est injuste dans l’affaire, j’ai l’impression. Injuste qu’on ait mis autant de temps à être capable de se parler, injuste qu’il ne me reste aussi peu de temps pour en profiter. Injuste que ce soit moi, le sportif de la famille, qui soit mis à terre par son organisme. Injuste qu’on se comprenne aussi peu. Injuste, injuste, injuste. Mais… mais dans l’affaire, il semble oublier la plus grande des injustices, ce n’est pas moi qui la subis. La plus grande des injustices, je force Astrid à la regarder dans les yeux. La plus grande des injustices, je l’alimente à grand renfort de connerie, de volonté, d’obstination, d’orgueil mal placée et d’une peur panique doublée d’une logique ridicule. La plus grande des injustices, c’est qu’on me plaigne alors que je suis celui qui refuse de se soigner. Je ne suis pas assez stupide pour le lui rétorquer à haute voix, mais même mon taux d’alcoolémie à exploser tous les compteurs n’arrive pas à m’aveugler à ce sujet. Où je trouve la force de ne pas paniquer ? J’hausse les épaules pour ne pas lui répondre qu’à partir du moment où j’ai choisi de laisser couler les choses, il serait bien mal avisé de ma part de me débattre davantage. J’hausse les épaules pour ne pas lui dire que bien au contraire, je panique, je panique plus que jamais. C’est injuste, c’est ma vie, c’est mes choix. Et mes choix sont aussi égoïstes qu’injustes, au final. Aussi ridicules qu’incompréhensible. Aussi… Je soupire, je soupire, et je soupire encore, comme si expulser l’air de mes poumons dans le plus grand pathos possible était ma nouvelle vocation. Un domaine où je suis certain d’être promis à un avenir brillant, à n’en pas douter.
Nous sommes deux bons gros cons, juste des cons. Pourquoi est-ce que nos trêves ne survivent jamais à quelques discussions ? Parce que je crois que discuter normalement nous stresse plus qu’un bon vieux va te faire foutre des familles. Parce que je crois que discuter normalement est hors de notre portée, parce qu’on est bien trop différent et bien trop… bien trop quoi… je ne sais plus. Je renifle, l’alcool fait son office, repart à l’assaut pour poursuivre son travail de rajeunissement, pour mieux me décharger de soucis qui me sont, franchement, totalement inutiles. Je raisonne trop, parfois, je raisonne trop souvent pas assez, j’oscille entre des phases de lucidité crétine et d’aveuglement intuitif. Qu’est-ce que je pensais un peu plus tôt ? Que ma vie est injuste ? Et qu’est-ce que j’ai dit ensuite ? Que cette injustice est de mon fait ? Qu’est-ce que je ne lui ai pas articulé déjà ? Que je n’ai pas peur de mourir ? Et qu’est-ce que je fais ? Je pleure dans les bras de mon père parce que derrière tous mes beaux discours, je reste terrifié ? Je suis comme face à Astrid, à la repousser mais à pleurnicher lorsqu’elle s’éloigne, lorsqu’elle m’éloigne. Je n’ai aucun courage, aucune dignité, je panique pour un rien et lorsque je ne panique pas, c’est parce que je m’apprête à prendre une mauvaise décision sous couvert d’une réflexion.
Qu’est-ce qu’il croit, mon père ? Que tout ce que je dis est vrai, que tout ce que je dis, c’est ce que je ressens ? Il ne comprend pas que je mens, que je mens continuellement, que je mens depuis toujours ? Que je lui mens, que je me mens à moi-même, que je mens au monde parce que la vérité m’est insoutenable ? Parce que je ne veux pas admettre ce qu’il y a derrière le voile de mes illusions ? C’est peut-être ça ce qui nous manque le plus, finalement. C’est l’honnêteté. L’honnêteté d’agir comme il le faudra l’un face à l’autre. Il n’y a qu’à voir tous ces murs que l’alcool fait tomber. Il nous dénude, sans nous laisser le fragment de pudeur. Je suis nu face à mon père, dans une franchise aussi incohérente que désarmante. Il est nu devant moi, si nu que j’ai envie de fermer les yeux pour échapper au malaise. « Je... J'aurais dû... Je suis désolé. Je suis désolé, Marius, je suis un monstre... » Je secoue la tête. Plus aucune pudeur, plus aucune intimité, les larmes sont craquelées sur mes joues, un gémissement naît dans sa gorge. J’ai un petit rire. On est ridicule. « C’est vrai. Par bien des aspects, tu es effectivement un monstre. Mais par bien d’autres aussi, tu es un héros. Tu es mon héros. Et un petit lutin. Et je ne me lasserai jamais, je crois, de te le dire. Docteur Jekyll et Mr Hyde, Docteur Caesar et Mr Hippolyte… on est tous des monstres, Papa. » Et un monstre, je le suis moi aussi, à rire à ses dépens, parce que c’est la seule chose qui fasse sens à cet instant à mon esprit totalement embrumé, totalement illogique. « On a tous un potentiel Sully, à pouvoir faire GROUAAAAAAAAR » Mes mains sont devant moi, comme les griffes de la bestiole de Monstres & Cie. Mes mains s’agitent, un sourire d’enfant s’étirent sur mes lèvres alors que rien ne prête à sourire dans tout ça. Je passe d’une émotion à une autre avec une facilité excessive, je me vautre dans un lunatisme alcoolisé. De toute façon, cette partie de la conversation est stérile. Elle ne nous mènera nulle part pour la simple raison qu’elle ne nous a jamais amenés quelque part. Juste dans un cul-de-sac. Juste au pied du mur. Juste dans le mur. Le nez explosé contre les briques. Cette discussion ne nous a jamais menés nulle part sobres, je ne vois pas pourquoi elle donnerait quelque chose avec je ne sais pas combien de grammes d’alcool divers dans les veines. Ce serait absurde.
Absurde comme tout ce qui est en train de se passer. « Je suis certain que je peux encore te surprendre... » Je lui lance un regard amusé. « J’en doute pas… » je raille, près à exploser de rire pour une raison toute aussi absurde que ce qu’on dit, que ce qu’on fait. Apprendre à nous connaître, mon idée. Apprendre à nous connaître avec un jeu à boire, son idée. Et le combo, ça donne des verres offerts par une tante que je n’ai jamais vue, remplis d’une liqueur de mirabelle faite par une grand-mère que je n’ai jamais vue. Mes répliques sortent sans que je n’ai à y réfléchir. Les verres sont laids ? Et alors, il a pas vu sa gueule ? « Ah peut-être qu'elle a un don ? A votre naissance, elle a offert un adorable mouton en peluche à ton frère et un hideux petit porcelet rose bonbon à toi... » Un mouton et un porcelet ? Je fais tourner mon verre entre mes doigts dans un demi-sourire goguenard. « Ah ouais ? Une véritable devineresse, la tantine, vu le nombre de fois qu’on m’a traité de gros porc… » Je ricane dans ma barbe alors que tout s’enchaîne. Alors comme ça, il était ivre quand il a annoncé à mon grand-père paternel qu’il allait avoir une descendance ? Bah c’est malin, tiens. Et il a trompé sa femme ? A croire qu’il commence les hostilités excessivement bas. Grand-père, grand-mère, tante, sœur, femme, père… la famille vient de poser ses valises dans le salon des Caesar, je me rends compte, et ça me pousse à creuser le sujet dans une curiosité que je ne cherche ni à cacher, ni à tempérer. Ce n’est pas mon genre. « Honte, non... Je ne dirais pas ça. C'est juste que... Je suis parti de chez moi, j'étais encore mineur, je venais d'avoir mon bac... Un peu comme toi, en fait. » Je grimace. Question de réflexe : j’ai du mal systématiquement quand on me compare à lui. C’est comme ça. « Je suis monté à Paris pour mes études, j'ai été pris par le temps et... Ce n'est pas que j'ai honte, c'est plutôt que... J'aime mes parents, tu sais. Seulement, nous ne nous sommes jamais vraiment compris. Alors nous avons décidé que c'était... mieux comme ça. » Mon visage éclairé d’amusement depuis quelques minutes s’assombrit brusquement. Je garde le silence quelques battements de cœur. Mieux comme ça. « A croire que les problèmes de compréhension sont de famille. Ça serait peut-être mieux comme ça qu’on coupe les ponts, tiens. Ça te plairait, hein ? » L’ironie est trop suintante pour qu’il puisse penser une seule seconde que je suis sincère. Mieux comme ça. Ça sonne comme le pour le plus grand bien de Grindelwald, et le mec a quand même buté pas mal de gus avant de se prendre un sort de Dumbledore dans la gueule, si mes souvenirs sont bons. Je lorgne sur les verres pour enchaîner à mon tour sur une question, mais si mon père a fini d’expliquer pourquoi les grands-parents Caesar n’ont jamais eu l’honneur de m’avoir pendant les vacances, il semble qu’il a aussi besoin de s’étaler sur mes grands-parents maternels. En tout bien tout honneur. Ou presque. « Quant à ta mère... Elle-même n'a pas connu la sienne, et son père état un con fini doublé d'un malade. Pourquoi ça t'intéresse à ce point ? Que voudrais-tu que je te dise de ma famille ? » Je fronce les sourcils. « Je sais pas » je mens pour commencer, avant d’enchaîner directement sur une question, histoire de nous recentrer sur le jeu, pendant que je cogite en arrière-plan. Je n’ai jamais triché à un examen, mon cul, ouais. J’ai triché systématiquement à tous mes examens – sauf ceux de maths et de physique, quand même. Mais comme mon père, lui, n’a jamais dû tricher en quoique ce soit, je poursuis avec une autre question qui me permet de m’enfiler un quatrième verre de liqueur, dans un éclat de rire. Bah quoi, elle est pas dégueu, la potion de grand-mère Caesar. Et de toute manière… je croise le regard de mon père. « Si tu crois que je l'ignorais... J'aurais pu tenter de t'en empêcher, mais un bon tricheur est un tricheur qui ne se fait pas prendre. » Je siffle, scotché. « Eh beh, si j’avais su qu’tu m’féliciterais, j’aurais p’t’être moins triché » Mes coudes se posent sur mes genoux. Les véritables fautifs, ce sont tes professeurs, pour avoir été incapable de voir que tu trichais systématiquement. D'ailleurs... » J’arque un sourcil. « J'ai triché à mon examen final de biochimie. Je n'avais pas eu le temps d'apprendre tout mon cours, et je n'avais pas spécialement envie d'aller aux rattrapages. Ah et j'ai triché pour racheter l'entreprise de ton grand-père, aussi. Avec certains de ses associés, on avait mis des actions de la boîte en jeu lors d'une partie de poker et j'ai triché tout du long ! » Je bugue une fraction de seconde. « Pardon ? T’es sérieux ? Alors autant je t’imagine totalement tricher aux cartes, putain, mais un exam de biochimie ? » J’éclate de rire. Tricher aux cartes, ça me semble aller dans l’ordre des choses. Le Blackjack, honnêtement, tout l’intérêt est dans le compte des cartes. Le poker, c’est que du bluff, du bluff jusque dans une triche éhontée où le but c’est de tricher et de bluffer de manière combinée sans se faire prendre et sans faillir. Les jeux de cartes, bordel, ça n’a rien d’excitant sans un peu de triche. Mais un partiel, un partiel de biochimie ? Je me marre comme un gamin. Putain, je suis totalement torché. « Passons à ta troisième suggestion... Et doucement avec la liqueur, je ne suis vraiment pas en état de t'emmener à l'hôpital si tu fais un malaise. D'ailleurs je n'ai pas envie d'aller à l'hôpital et je sais que tu as horreur de ça toi aussi. Alors faisons durer le plaisir, tu veux ? » J’hoche la tête, sans cesser de rire. Le malaise, au pire si je le fais, ce sera après avoir vomi sur le tapis, donc bon, j’aurai d’autres soucis en tête à ce moment-là qu’un aller-retour à l’hôpital.
Il se sert deux verres qu’il avale d’un coup, je lui arrache la bouteille des mains sitôt qu’il la repose. S’il croit qu’il va pouvoir prendre de l’avance comme ça,… allez, accélère grand-père, j’ai soif. « J'abuse quotidiennement de mes capacités intellectuelles, et je m'en fiche si c'est horriblement prétentieux de dire ça ! Et toi ? Quand en as-tu abusé ? » Pour toute réponse, je me sers un verre. Un petit verre. Mais un verre quand même. « Ouais. » Je lui lance un sourire. Ça, je suis pas sûr qu’il le sache. Je suis même sûr qu’il ne le sait pas. « Je me suis fait un max de tune dans la pension où tu m’as enfermé, t’sais, en cinquième… j’avais fait un p’tit trafic sous le manteau d’exercices de maths. Le truc easy, on me filait un devoir, la note visée, et zoup, je leur faisais le bousin. Les stats de réussite en terminale n’ont jamais été aussi faussées, c’était trop drôle de voir les profs s’étonner que leurs classes de p’tits prodiges aient autant des notes de merde à la fin de l’année… » Je me marre comme un débile en y repensant. J’ai toujours adoré les maths, je l’ai quasi toujours caché. Ça me semblait facile, en même temps. Ça m’a toujours semblé exagérément facile, aussi. Comme des évidences balancées dans une langue que j’étais le seul à parler. Dans tous les cas, en trois ans dans l’établissement, je me suis jamais fait prendre. Alors ouais, on peut dire qu’à cette époque, j’ai sacrément abusé de mes facilités, suffisamment pour boire un deuxième verre, bien plus rempli que le premier. A lui de poser la question, et en le voyant remplir son verre, le porter à ses lèvres avant d’avoir articulé le moindre mot, je m’apprête à lui faire remarquer qu’il est en train de faire de la merde quand il s’arrête. Qu’est-ce qu’il va me sortir, cette fois ? « Hum... Je n'ai jamais rien fait qui puisse nuire à mes enfants. » Je m’immobilise en le voyant boire cul-sec son verre à liqueur. Oh, pas que ça m’étonne, j’ai à peu près assimilé le fait qu’il culpabilise un chouia pour mon enfance de merde mais…
Non. Ce qui me tétanise, c’est que je ne sais pas quelle réaction avoir. Mes enfants ont à peine quelques mois. Est-ce qu’il est en train d’envisager que j’aie déjà pu merder au point de leur avoir nui ? Je tends la main vers un verre, pour le considérer. Pourquoi est-ce que je m’intéresse à la famille de mes parents ? « J’ai envie d’en savoir plus sur mes grands-parents, parce que c’est de là d’où je viens, tu sais. ‘Fin… on ne se comprend pas, toi et moi. Maman et moi… voilà, on ne se comprend pas beaucoup, beaucoup plus, hein, on ne va pas se le cacher. Alors du coup, j’imagine que si j’arrive à comprendre d’où vous venez, ça peut être plus simple. Et… » Je repose le verre. « J’ai deux mômes, Papa. Aussi fou que ça puisse paraître, j’ai deux mômes. Et une copine que j’aime à la folie. On dirait presque que j’ai une famille, dis comme ça. Alors… Sam et Ada font partie de notre famille. Mes grands-parents, ce sont leurs arrière-grands-parents. Mes oncles et tantes, ce sont leurs grands oncles et leurs grandes tantes. Si j’ai des cousins, et que mes cousins ont des gosses, Sam et Ada auront des cousins issus-de-germain. » Marius, vingt-sept ans, se rend compte qu’il a un arbre généalogique. Merveilleux. « Est-ce que j’ai déjà nui à mes gosses ? » Je prends la bouteille en me levant, colle le goulot sur mes lèvres pour la vider dans ma bouche, m’étouffer, recracher ce que je n’arrive pas à avaler. Fin du jeu, ça ne m’amuse plus. « Je suis leur père, est-ce que tu as déjà vu pire nuisance au monde ? Regarde-moi ! » La bouteille m’échappe, je n’y prête plus attention, me passe une main sur le visage pour tirer mes traits fatigués. Enivrés. Ebouriffés. Paumés entre une lucidité écœurante et une ébriété apaisante. « Et ne rétorque rien, j’suis fatigué, j’ai pas envie de me battre entre ce que je pense et ce que tu vas te sentir obligé de dire. »
Sujet: Re: (Hipporius) | We live each day like there's nothing to lose Dim 14 Mai 2017 - 19:16
We live each day like there's nothing to lose
Hippolyte & Marius
Des larmes, des rires, le non-sens absolu. Rien de tout ce qui s'était dit durant cette soirée n'avait de sens et pourtant, c'était la conversation la plus honnête qu'ils aient eu ensemble en 28 ans. Ce n'était finalement pas l'amour qui leur faisait défaut mais bien la compréhension : chaque mot prononcé par l'un parvenait au cerveau de l'autre sous la forme d'un odieux pastique de mauvaise qualité. Ce n'étaient pas les mensonges qui rythmaient leur relation mais bien les non dits, les quiproquos et l'arrogance. Imbibés d'alcool, ils avaient vu les remparts de leur orgueilleuse volonté céder, si bien que les aveux jaillissaient sans la moindre cohérence. Imperméable à l'humour enfantin de son fils, Hippolyte fixa Marius sans trop comprendre ce qu'il cherchait à lui dire. S'il saisissait la métaphore de Docteur Jekyll et Mr Hyde, il se demandait en revanche qui était ce Sully auquel Marius faisait référence.
« Les héros n'existent pas, Marius. Il n'y a qu'une poignée d'hommes meilleurs que les autres, c'est tout. J'ai tenté d'être un homme bien et d'aider mon prochain, mais je n'ai jamais fait le moindre effort pour être un bon père. Ta... Monstruosité, tu la subis parce que ton génome est différent. Je suis navré mais ça ne sert à rien de te mentir, il m'est difficile de ne pas voir les mutants comme des monstres. »
Ça n'aiderait pas Marius de l'entendre dire ça, mais l'alcool ne le rendait pas seulement plus loquace, il brisait aussi la frontière entre le politiquement correct et les horreurs. Marius avait beau être son fils, la chair de sa chair et le fruit de l'amour qu'il portait à l'unique femme de sa vie, il était aussi difforme, imparfait, rendu monstrueux par ce don contre nature qu'il possédait. Tenter de l'inciter à vivre avec pour ne plus mettre sa vie en danger avec le vaccin n'y changerait rien : aux yeux d'Hippolyte, la soit disant évolution de l'espèce dont Marius était porteur relevait de l'anomalie, du handicap. Jusqu'à présent, Marius n'avait jamais fait de mal à qui que ce soit avec sa mutation, mais qui pouvait savoir combien de temps il tiendrait ?
« Que nous ayons tous ou non un potentiel monstrueux, il y a ceux qui le cultive et ceux qui le subissent. »
Les mimiques de Marius ne parvenaient plus à le faire rire, tout comme il prenait les choses avec beaucoup trop de sérieux étant donné leur état d'ébriété avancé. Les choses n'allaient pas se simplifier alors qu'ils évoquaient un sujet ordinaire et pourtant presque tabou chez les Caesar : la famille. Hippolyte pouvait parler de sa sœur aînée et de ses parents avec un parfait recul teinté d'affection, mais les choses auraient été différentes si Marius lui avait demandé de parler du reste de la fratrie. Il aurait vu son père se fermer comme une huître, pincer les lèvres et inventer le premier bobard venu pour ne pas avoir à parler d'eux. Hippolyte n'était pas le genre d'homme à être rancunier, pour la simple et bonne raison qu'il n'estimait pas assez ses congénères pour leur en vouloir. Seulement, il savait sa faiblesse face à l'eau à l'origine d'une mauvaise farce de ses frères et ça, c'était une chose qu'il n'était jamais parvenu à leur pardonner, même 45 ans plus tard. Perdu dans ses pensées, il releva vivement la tête lorsque Marius lui demanda si ça lui aurait plu, de couper les ponts.
« Je t'en prie, Marius... Combien de fois vais-je devoir te le dire ? C'était une erreur que de ne plus nous parler, il y a six ans. Ça ne me plairait pas, non. Et disons qu'avec la mienne, de famille, il y a certaines choses que je n'ai pas envie d'affronter. Mais si tu penses que couper les ponts serait une meilleure chose, je t'en prie. Dis-le. »
C'était plus un défi qu'autre chose. Marius était-il suffisamment arrogant et vindicatif pour affirmer qu'il n'avait pas besoin de son père et du reste de sa famille ? Il savait son père têtu : même si cela devait lui en coûter, si Marius lui affirmait qu'il n'avait pas besoin de lui, Hippolyte était prêt à couper tous liens avec lui et à disparaître purement et simplement. Mais c'était bien parce qu'il s'en savait capable qu'il espérait que Marius n'en ferait rien. Fort heureusement, le jeune homme ne savait pas ce qu'il voulait savoir de la famille de son père et ça l'arrangeait bien. Une chance, aussi, qu'Hippolyte ait eu encore un semblant d'humour en proposant un jeu à boire complètement idiot à son fils. Un sourire étira ses lèvres tandis qu'il se resservait un verre. Peut-être aurait-il dû inciter Marius à tricher pour le forcer à obtenir honnêtement de bons résultats ? Marius avait beau tout faire pour le cacher, il était plus futé que la moyenne : il aurait nécessairement fini par comprendre que son père faisait l'inverse de ce qu'il attendait pour le voir se plier gentiment au moule Caesar.
« Comme si en t'incitant à tricher j'avais pu te faire réviser et passer tes examens honnêtement, tiens... Te laisser tricher, c'était aussi mettre à l'épreuve ton esprit stratégique et quelque part, tu m'as surpris. J'ai toujours cru que tu trichais à tes examens de maths, mais je doute que ce soit le cas, n'est-ce pas ? »
S'il le titillait, c'était avec bienveillance et une pointe de fierté dans la voix. Le genre de ton que Marius avait cherché à entendre durant toute son enfance et que son père lui servait sans se faire prier. Tant de points communs gâchés par des caractères trop similaires pour se comprendre, c'était un gâchis sans nom.
« Je suis parfaitement sérieux, oui. Tu vas encore me traiter de vieux, mais j'ai dû passer cet examen en 1980, il n'y avait pas de téléphone comme aujourd'hui mais on commençait à avoir des calculatrices assez puissantes et avec un peu de mémoire. J'ai passé presque plus de temps à entrer mes formules sous forme de code qu'à réviser, finalement. »
Pendant un instant, il avait senti l'atmosphère se détendre à nouveau et le rire se joindre aux aveux. Depuis quelques minutes, ils en étaient à avouer des choses parfaitement répréhensible, le tout avec le sourire et la décontraction. Lorsque Marius parla de ses petits exploits en pension, son père haussa un sourire, amusé.
« Tu vendais tes exercices ? En faisant des statistiques sur le notes ? Bon sang, Marius, un peu plus et tu ferais un parfait chef d'entreprise... Mais loin de moi l'envie de t'insulter, bien sûr. »
Amusé, il l'était. Impressionné, encore plus. Car ça, c'était une chose qu'il ignorait depuis toutes ces années, une chose que Marius avait parfaitement su mener seul, gérant sa petite entreprise illégale pour quoi... S'acheter des bonbons au distributeur ? Marius n'était définitivement pas un idiot. C'était un individu brillant de connerie. A cet instant, Hippolyte regretta de n'avoir pas poursuivi sur ce sujet. Il regretta de n'avoir pas dit autre chose, car il se rendait compte qu'il avait très mal anticipé la réaction de son fils. Au lieu de clamer haut et fort qu'il était un bon père, c'était tout le contraire qui était en train de se produire. Impuissant, les yeux écarquillés de surprise, Hippolyte regarda le visage de Marius se décomposer la panique qui lui enserrer les tripes. Si la formulation du père avait été maladroite, la réponse du fils l'éclairait quant à l'origine de son malaise. La colère et l'incompréhension prirent le pas sur l'amusement et bientôt, Hippolyte se leva d'un bond, manqua de trébucher et parvint à grand peine à faire quelques pas jusqu'à la baie vitrée. Il ne comprenait décidément pas Marius. Il était père de deux enfants, amoureux de la mère de l'un des deux qui plus est et malgré tout, il s'entêtait à fuir, à préférer une mort certaine à une vie de famille heureuse et... rien de tout ça n'avait de sens. Accoudé à la fenêtre, Hippolyte ne se retourna vers Marius que lorsque celui-ci le somma de le regarder. L'air sévère et le regard froid, le père obtempéra, comme si toutes les larmes et tous les sourires du début de la soirée n'avaient été que des mirages.
« C'est bon ? Tu as fini ta tirade d'incompris qui ne sais pas ce qu'il veut ? Ne compte pas sur moi pour rester silencieux et me contenter de hocher la tête. Ça, c'est le rôle d'un psy, pas d'un père. Maintenant que tu as terminé, écoute-moi bien, Marius. »
Titubant, Hippolyte regagna le canapé, pointa un doigt accusateur vers Marius et se pencha en avant.
« Ta mère et moi ne t'avons pas aimé à ta juste valeur. Je fais chaque jour amende honorable pour tenter de me racheter, mais si toi-même tu te hais, alors il n'y a rien à aimer, rien que je puisse faire pour toi. Cesse donc de te haïr arbitrairement, bougre d'idiot ! A quoi te servirait une famille trop nombreuse si tu n'es même pas capable de t'estimer un peu ? Regarde-toi ! Tu es là, à pleurer sur mon canapé alors que dehors t'attendent tes enfants et ta copine ! Tu leur as demandé leur avis, dans histoire ? As-tu seulement pris la peine de demander à Astrid si elle préférait aimer un homme brisé mais en vie plutôt que de haïr et regretter un petit con déjà mort ? »
Ses propos n'avaient plus vraiment de sens et pourtant, lancé comme il était, Hippolyte était inarrêtable. Il se laissa tomber dans le canapé à côté de Marius et l'attrapa par le col, comme s'il s'apprêtait à le frapper.
« Ce n'est pas parce que toi et moi nous ne nous sommes jamais compris qu'il faut que tu joues ta vie à la roulette russe, c'est clair ? Tes enfants auraient pu avoir un père violent, insensible, absent, drogué ou que sais-je encore. La seule chose qu'on peut te reprocher à leur sujet, Marius, c'est d'être complètement paumé. Alors pour l'amour du ciel, trouve-toi un chemin à suivre et par pitié, arrête de chercher à sauter dans un précipice, c'est fatiguant. »
Son petit speech achevé, Hippolyte lâcha le col de Marius et le pris dans ses bras, le serrant comme s'il avait peur que ce soit la dernière fois.
« Je t'aime, Marius, et si j'ai manqué bien des occasions de te le dire, profite donc que je sois trop soul pour m'abstenir de le dire. »
Lorsqu'il le relâcha, son regard c'était légèrement adouci.
« Il n'y a rien de spécialement brillant à savoir sur notre famille, si ce n'est que ta mère et moi venons de deux milieux très différents. Elle est fille unique et issue d'un milieu bourgeois extrêmement riche, je viens d'une famille nombreuse qui a toujours eu du mal à joindre les deux bouts... Toi tu as le fils d'un couple de milliardaires à l'ambition un peu trop grande. Lorsque tu te considéreras comme quelqu'un de bien ou du moins estimable, tu te rendras compte de la chance qu'ont Adaline et Samuel. Et je vais me taire, tenter de faire rentrer quelque chose de censé dans ta tête de bourrique me donne soif. »
Sujet: Re: (Hipporius) | We live each day like there's nothing to lose Sam 27 Mai 2017 - 19:35
We live each day like there's nothing to lose
Hippolyte & Marius
Je crois qu’on en arrive à un point où chaque phrase a la saveur d’un alcool bon marché : sur le coup, ça passe, mais demain, on va le payer. Cher. Très cher. Contrairement à la bouteille. Si cher qu’on va regretter de ne pas avoir foutu plus de fric la veille pour moins douiller au réveil. Sauf que non, quand on est dans l’action, quand on boit à n’en plus finir, lorsqu’on oublie le reste, et bien… on ne pense pas à tout ça. On ne pense plus aux conséquences de nos conneries. Comme maintenant. Je ne pense plus. Je ne pense pas. C’est peut-être un problème, dans certains cas, mais il faut bien dire que là… là, c’est reposant. De rire. De pleurer. D’être avec un naturel désarmant, dans une franchise et une spontanéité qu’on a lorsqu’on est gosse et qu’on perd irrémédiablement quand on vieillit. Qu’on ne retrouve, pour les plus chanceux, qu’avec l’aide d’une bonne Chartreuse ou d’un petit litre de vodka, ou que sais-je encore. Comme maintenant. Comme maintenant. Des rires, des larmes, un bon alcool pour faire passer le tout. Tu es mon héros, Papa, et rien, rien ni personne, pas même toi malgré tous tes efforts, tu ne feras changer ça. C’est un monstre, mon papa, mais c’est aussi mon héros. C’est un monstre pour les autres, c’est un monstre avec moi, mais c’est un héros, un héros qui sauvera le monde à défaut de me sauver de lui-même. J’ai un rire d’enfant, j’ai des références d’enfant, j’ai la conviction d’un enfant, une conviction inébranlable. Une conviction qu’il essaye de briser. « Les héros n'existent pas, Marius. » Je secoue la tête sans perdre le sourire. Il peut dire ce qu’il veut, il ne me fera pas changer d’avis. « Il n'y a qu'une poignée d'hommes meilleurs que les autres, c'est tout. J'ai tenté d'être un homme bien et d'aider mon prochain, mais je n'ai jamais fait le moindre effort pour être un bon père. Ta... monstruosité, tu la subis parce que ton génome est différent. Je suis navré mais ça ne sert à rien de te mentir, il m'est difficile de ne pas voir les mutants comme des monstres. » Je continue de secouer la tête, imperméable au seul fait qu’il me traite de monstre, lui aussi. Je sais que j’en suis un, pourquoi en serais-je vexé ? J’ai compris, j’ai bien compris que mon adn ne faisait pas de moi un super-héros, qu’il ne faisait pas de moi un être humain amélioré non plus, juste un monstre, juste une erreur de la nature. Une erreur de plus. Une régression. Mais… « Les héros existent dans les yeux de ceux qui les voient, Papa. Tu ne peux pas m’enlever ça. » Il ne peut pas m’interdire de le voir tel qu’il est. Un homme avec des faiblesses, oui. Un homme avec des erreurs, oui. Un homme avec des échecs, oui. Mais un homme, aussi, qui s’est toujours relevé, qui a toujours visé le meilleur et non le mieux, un homme qui n’a jamais supporté l’impossible, un homme qui a dépensé, qui a érigé un empire dans l’unique but, je le connais, de soigner des milliers de personnes. Des millions de personnes. On peut lui reprocher des dizaines, des centaines de choses. On peut lui reprocher de se faire du fric sur le malheur des autres. On peut lui reprocher sa condescendance, on peut lui reprocher son intelligence, on peut lui reprocher son arrogance mais s’il y a une chose que je refuse que quiconque lui reproche un jour, c’est son humanité. Les héros existent dans les yeux de ceux qui les voient, et si mon père n’a jamais réussi à être suffisamment candide pour continuer à espérer en l’héroïsme de certains, moi… moi je ne peux m’empêcher de l’admirer. Je ne peux pas m’empêcher de l’envier, pour sa prestance et son génie. Je ne peux pas m’empêcher de m’en vouloir de ne pas être comme lui. De ne pas être suffisamment comme lui. Alors ouais, on a tous un potentiel de monstre. Mais il y a ceux qui l’utilisent pour faire le bien. Et il y a ceux qui l’utilisent dans l’objectif contraire, ou juste pour servir leur propre ambition. Et il ne fait pas partir de cette dernière catégorie. « Que nous ayons tous ou non un potentiel monstrueux, il y a ceux qui le cultivent et ceux qui le subissent. » « Exactement ». Mes yeux se fixent dans les siens. Un sourire s’étire sur mes lèvres. Exactement. Sauf que je ne vois pas en quoi c’est mal d’exploiter sa monstruosité si l’on est capable d’en sortir de bonnes choses. Comme lui. Lui la cultive. Moi je la subis. C’est la différence entre nous deux, une différence absurde quand on y pense.
Absurde comme cette conversation qui se poursuit. Mon sérieux qui dégringole. Le sien qui survit comme il peut. On parle de famille, on parle de cochon en peluche – sérieusement ? – on parle de bien des choses, on parle plus qu’on n’a jamais parlé en vingt ans je crois. Ça fait même un an qu’on parle, qu’on parle et qu’on s’engueule, qu’on parle et qu’on crie, qu’on parle et que rien ne s’arrange, que tout empire, qu’on essaye de réparer le gâchis de mon enfance. Absurde. Comme si ça pouvait servir à quelque chose. Comme si une année pouvait en effacer vingt. Comme si une année pouvait en effacer six. Problème de compréhension dans la famille ? Il faut croire que c’est notre marque de fabrique. « Je t'en prie, Marius... Combien de fois vais-je devoir te le dire ? C'était une erreur que de ne plus nous parler, il y a six ans. Ça ne me plairait pas, non. Et disons qu'avec la mienne, de famille, il y a certaines choses que je n'ai pas envie d'affronter. Mais si tu penses que couper les ponts serait une meilleure chose, je t'en prie. Dis-le. » Mon ironie était suintante, malvenue, et pourtant… Et pourtant elle disparaît lorsqu’en quelques battements de cœur, je parviens à me dégriser le temps d’un regard. Et d’une prise de conscience. « Tu penses sincèrement que c’était une erreur ? » Il n’y a plus d’ironie, il n’y a qu’une légère mise en garde. Une erreur, à ce point ? Moi, je vois que ça a surtout été une prise de recul pire que nécessaire. Pour lui. Pour moi. Pour cette relation père-fils inexistante.
Sans ces six ans, je doute que nous ayons un jour pu avoir cette conversation. Sans ces six ans de pause, sans ces six ans sans contact, sans ces six ans à se manquer, sans ces six ans à le détester, à remâcher ma rancœur, à l’admirer sans oser, à demander à Martial des nouvelles, à le haïr, à en souffrir, jamais je n’aurais pu venir à lui avouer avec tout le naturel du monde que j’avais triché un nombre incalculable de fois. Jamais, d’ailleurs, on aurait pu se retrouver à boire sur un je n’ai jamais aussi drôle que pathétique. Sans ces six ans… le nombre de verres remplis, le nombre de verres vidés, il excède bien les six, mais il ne rattrape qu’à grand peine les six années, les vingt-six années. Vingt sept. Bientôt vingt-huit. Alors ouais, nan, les six ans n’ont pas été une erreur. Ils ont été une bénédiction. Comme mon espérance de vie réduite à un trois soupirs et un éternuement. « Comme si en t'incitant à tricher j'avais pu te faire réviser et passer tes examens honnêtement, tiens... Te laisser tricher, c'était aussi mettre à l'épreuve ton esprit stratégique et quelque part, tu m'as surpris. J'ai toujours cru que tu trichais à tes examens de maths, mais je doute que ce soit le cas, n'est-ce pas ? » Je lève les yeux au ciel, sans savoir exactement pourquoi je le fais. Parce qu’il m’avoue m’avoir laissé tricher ? Parce qu’il remet en doute la puissance de mon esprit de contradiction ? Parce qu’il ose émettre l’hypothèse que j’aie un jour pu tricher dans le seul cours qui me semblait si évident que je ne comprenais pas pourquoi les autres peinaient à ce point à en saisir les bases ? « Tu t’fous d’ma gueule… » J’ai un p’tit ricanement, mes coudes s’écrasent sur mes genoux, s’en détachent quand je m’avachis dans le canapé. Visiblement, ouais, nan, il se fout pas de ma gueule. Ou alors si, peut-être, lorsqu’il me confie lui aussi avoir triché à un moment donné dans sa vie. « Je suis parfaitement sérieux, oui. Tu vas encore me traiter de vieux, mais j'ai dû passer cet examen en 1980, il n'y avait pas de téléphone comme aujourd'hui mais on commençait à avoir des calculatrices assez puissantes et avec un peu de mémoire. J'ai passé presque plus de temps à entrer mes formules sous forme de code qu'à réviser, finalement. » Là, j’éclate de rire à l’imaginer faire. La programmation sur calculatrice, on l’a tous fait… au collègue, au lycée, j’étais même plutôt doué lorsqu’il s’agissait de vendre des micros programmes de résolutions d’équations à un, deux ou trois inconnus et de calculs d’aire, périmètres et autres résolutions à base d’identités remarquables. Mais mon père, faire ça ? « Putain d’misère, c’est un mythe qui s’effondre, là. En fait, t’as juste fait comme moi. T’as cherché l’jeu plutôt que d’t’emmerder à ouvrir un bouquin, t’as cherché le défi plutôt que la simplicité, non ? » L’histoire de ma vie, ça. Chercher le jeu, chercher le défi, chercher le petit machin pour repousser mes limites plutôt que de m’engouffrer dans l’avenue de la simplicité et de l’attendu. J’ai toujours mis un point d’honneur à être particulièrement con dans mes réactions, particulièrement contradictoire, à la limite de l’incohérence, partant du principe que le moins drôle était forcément le moins bien selon ma propre échelle du convenable.
Encore une chose que je ne savais pas sur lui. Encore une chose qui ne sait pas sur moi, aussi, lorsqu’on en vient à l’utilisation de nos facilités – lui dans tous les domaines, moi… moi vaguement en mathématiques. Je refuse obstinément de me découvrir d’autres facilités dans quoique ce soit d’autre. Il abuse quotidiennement de ses capacités intellectuelles ? Moi, j’avais monté un trafic d’exercices de maths, comme ça, sans le moindre complexe. C’était le bon temps, c’était ma façon de m’amuser, c’était… « Tu vendais tes exercices ? En faisant des statistiques sur les notes ? » J’acquiesce, très fier de moi devant son étonnement flagrant. Ouais, carrément fier. « Bon sang, Marius, un peu plus et tu ferais un parfait chef d'entreprise... Mais loin de moi l'envie de t'insulter, bien sûr. » Fier à en crever, aussi, sous ce que je considère réellement comme un compliment de sa part. Parce qu’après tout, c’est ce qu’il a toujours souhaité que je devienne, c’est ce que j’ai toujours refusé d’être, refusé de vouloir essayer d’être. J’ai voulu faire du sport, pas de la finance. Mais avec mes capacités intellectuelles… avec mes facilités en maths que j’assume sans assumer, je me doute qu’on aurait peut-être pu m’enfoncer des trucs dans le crâne. Mais bon. Dans tous les cas… « Ca t’en bouche un coin, hein ? », je ne détourne pas longtemps le regard, parce qu’il me semble totalement hors de question de lui montrer que ça me touche. Parce qu’il vaut mieux changer de sujet.
Parce que mes déboires de collège… ce ne sont pas grand-chose face à la question que mon père vient de poser. Une question, un je n’ai jamais, qui veut tout dire. Est-ce que j’ai fait du tort à mes gosses ? La question me semble stupide, lorsque je le regarde vider sans hésiter un verre. Je suis tétanisé à l’idée que ce soit à moi de répondre. Mes doigts se tendent vers le verre, par principe, alors que la réponse, elle, peine à se constituer dans mon esprit. Sam n’a pas encore un an, Ada n’a que quelques mois. Est-ce que je leur ai nui d’une manière ou d’une autre ? Je décide de partir sur une autre réponse, une réponse qui fait écho à une partie de la discussion laissée sans suite tout à l’heure. J’ai des gosses. J’ai une famille. Et ces gosses, ils font partie d’une plus grande famille. D’une famille qui me dépasse. Grâce à moi, ils ont des grands-parents. Ils ont des arrière-grands-parents. Ils ont des cousins, des cousins issu-de-germain, aussi. Grâce à moi, ils ont ça. A cause de moi… ils ont un père de merde. Je me lève, pour mieux répéter la question récupérer la bouteille. Pour mieux me la vider dans la gueule, sans considération pour l’alcool, l’argent que je jette par les fenêtres, dont j’imbibe le tapis. Bien sûr que j’ai nui à mes gosses, putain, je suis leur père. Est-ce que l’homme face à moi a déjà vu pire nuisance que son fils indigne ? J’en doute, putain. J’en doute. Très sincèrement, j’en doute.
Il se lève d’un bond, je le défis du regard, sans bouger d’un iota. Fin du jeu, fin des rires, j’ai l’impression qu’on va reprendre nos vieilles habitudes, là, parce que j’ai aussi l’impression que j’aie beau lui avoir interdit de me faire la moindre remarque, il ne va pas se gêner pour ça. Ça m’arrangerait trop. « C'est bon ? Tu as fini ta tirade d'incompris qui ne sait pas ce qu'il veut ? Ne compte pas sur moi pour rester silencieux et me contenter de hocher la tête. Ça, c'est le rôle d'un psy, pas d'un père. Maintenant que tu as terminé, écoute-moi bien, Marius. » L’alcool me délit la langue, je crache avant de réfléchir un « Parce que t’y connais vraiment quelque chose, toi, au rôle d’un père ? » qui se veut vexant. Qui se veut blessant. Parce que je lui ai dit de ne rien dire et qu’il s’en fout comme de l’an 40. Comme de mon premier match de hand. Il titube dans ma direction, je refuse de reculer. « Ta mère et moi ne t'avons pas aimé à ta juste valeur. Je fais chaque jour amende honorable pour tenter de me racheter, mais si toi-même tu te hais, alors il n'y a rien à aimer, rien que je puisse faire pour toi. » « Et c’est maintenant que tu t’en aperçois ? » Putain, ils sont où nos éclats de rire d’un peu plus tôt ? Ils sont où les sourires ? Ils sont morts. Comme mon enfance. Comme mes espoirs. Comme… à peu près plein de choses. Trop de choses. « Cesse donc de te haïr arbitrairement, bougre d'idiot ! A quoi te servirait une famille trop nombreuse si tu n'es même pas capable de t'estimer un peu ? Regarde-toi ! Tu es là, à pleurer sur mon canapé alors que dehors t'attendent tes enfants et ta copine ! Tu leur as demandé leur avis, dans histoire ? As-tu seulement pris la peine de demander à Astrid si elle préférait aimer un homme brisé mais en vie plutôt que de haïr et regretter un petit con déjà mort ? » Ses mots sont des claques, sont des gifles, sont guidés par le bon sens et l’intelligence. Je le sais. Je ne le sais que trop bien parce qu’en effet, Astrid me l’a dit, qu’elle me préférait avec elle en vie le plus longtemps possible, même si je devais crever après, que loin d’elle, loin de ce qu’on peut construire à deux. Je sais tout ça. Alors pourquoi, putain, pourquoi est ce que je galère autant à le comprendre à l’accepter ? La réponse est aussi simple que compliqué, la réponse peut se résumer en une seule phrase, un putain de J’en sais rien qui veut tout et ne rien dire à la fois.
Aussi vite qu’il s’est levé, je le vois se laisser retomber à côté de moi sans lui offrir le moindre sursaut, le moindre recul. Sans réagir non plus lorsqu’il se saisit de mon col, pour s’apprêter à me frapper. Et bien qu’il me frappe, merde, s’il en a envie. Parce que si ce n’est pas lui qui le fait, ce sera quelqu’un d’autre qui s’en chargera. Parce que si ce n’est pas lui qui le fait… « Ce n'est pas parce que toi et moi nous ne nous sommes jamais compris qu'il faut que tu joues ta vie à la roulette russe, c'est clair ? » « Totalement. » J’ai quinze ans, et je me fous ouvertement de sa gueule. « Tes enfants auraient pu avoir un père violent, insensible, absent, drogué ou que sais-je encore. La seule chose qu'on peut te reprocher à leur sujet, Marius, c'est d'être complètement paumé. Alors pour l'amour du ciel, trouve-toi un chemin à suivre et par pitié, arrête de chercher à sauter dans un précipice, c'est fatigant. » Il me lâche, je m’apprête à reculer et à répondre que justement, sauter dans le précipice, c’est le chemin que je me suis choisi, mais là, il me prend totalement au dépourvu. Et dans ses bras. Dans ses bras, putain, pour la deuxième fois, pour la deuxième putain de fois de la soirée. « Je t'aime, Marius, et si j'ai manqué bien des occasions de te le dire, profite donc que je sois trop saoul pour m'abstenir de le dire. » Il se relâche, j’ai le regard hagard d’un mec totalement paumé. Ce que je suis. Ce qui est, d’ailleurs, d’après mon père, la seule chose qu’on puisse actuellement me reprocher. Comme c’est mignon. Si seulement c’était vrai. Si seulement j’arrivais à le croire. Si seulement… Je déglutis, incapable de rassembler suffisamment mes pensées pour parler, pour le couper.
« Il n'y a rien de spécialement brillant à savoir sur notre famille, si ce n'est que ta mère et moi venons de deux milieux très différents. » « Sans blague » je souffle, pour reprendre pied comme je peux. Trouve-toi un chemin à suivre « Elle est fille unique et issue d'un milieu bourgeois extrêmement riche, je viens d'une famille nombreuse qui a toujours eu du mal à joindre les deux bouts... » « Ca, tu nous l’as fait comprendre plus d’une fois, hein, j’suis au courant.. » je continue à le couper pour mieux me maintenir à flots. Tu leur as demandé leur avis, dans l’histoire ? « Toi tu es le fils d'un couple de milliardaires à l'ambition un peu trop grande. Lorsque tu te considéreras comme quelqu'un de bien ou du moins estimable, tu te rendras compte de la chance qu'ont Adaline et Samuel. Et je vais me taire, tenter de faire rentrer quelque chose de censé dans ta tête de bourrique me donne soif. » Il va se taire, vraiment ? « Comme si on n’avait pas assez bu pour la soirée… » Je soupire, enfin, toujours dans l’idée de parler pour ne pas me taire, moi, toujours dans l’idée de parler pour ne pas me noyer, pour ne pas suffoquer. Je me prends la tête entre les mains.
Saouls. Tous les deux, on est complètement saouls. Et on continue à se donner des leçons, on continue à s’insulter, on continue à s’engueuler. Comme si de rien n’était. Avec juste un peu plus de franc parler, apparemment. « Ressers moi un verre, alors. » Je suis fatigué. Clairement. Je le lui ai dit, en plus. Je suis fatigué. Fatigué de me battre entre ce que je pense, et ce qu’il vient de dire. Il ne comprend pas, il ne me comprend pas, il comprend rien. Ou alors c’est moi qui refuse de comprendre. Je fixe mon verre, sans savoir quoi rajouter. Tout en sachant quoi dire. « Je veux me marier avec Astrid. » Ma voix me semble sortir de nulle part, et pourtant, elle est dans la droite lignée de tout ce qu’il vient de me dire. Trouver un chemin à suivre ? Avoir une famille nombreuse ? « Mais si je me marie maintenant, et qu’elle accepte, alors elle sera veuve, et je veux pas ça pour elle. Je veux aller de l’avant, mais j’en suis incapable, parce que le précipice, Papa, il est devant moi. Et je n’ose pas emprunter la micro passerelle parce que je n’ai pas confiance en elle. Je veux pas avoir de l’espoir, si c’est pour être encore plus brisé derrière. » Je refuse de le regarder. « J’ai peur de vivre, Papa. Tu le sais. J’ai peur de perdre le peu que j’ai, j’ai peur de risquer le peu que j’aie réussi à construire. J’ai peur de vivre, et de me découvrir violent, alcoolique, insensible ou absent. J’ai peur d’oser franchir le précipice d’une manière ou d’une autre, et de me rendre compte qu’au final, l’avenir aurait été moins pire sans moi. » Il ne faut pas qu’il me coupe, pas maintenant. Il veut de la franchir, il croit que je suis parti dans une tirade d’incompris ? Nan, je suis juste parti dans une tirade d’un mec paumé qui ne sait pas s’exprimer. « Je suis peut-être pas un mauvais père maintenant, mais je… Maman n’était pas une mauvaise mère, non plus, au début. Je me souviens qu’elle me prenait dans ses bras, me faisait des câlins, que j’étais précieux à ses yeux. J’ai peur qu’un jour, mes gosses aient six ans, et que je me mette à les détester sans raison. »
Je déglutis, je relève la tête pour la tourner vers lui. Pour me lever en titubant. Sans savoir où me diriger. Peut-être vers la sortie, tiens. « Je suis pas un mauvais père, peut-être pas maintenant. Mais je veux jamais en être un. Je préfère mourir maintenant que regretter un jour de ne pas être mort, quand mes enfants auront six, sept ans et qu’ils ne comprendront pas pourquoi Papa les hait. » Et qu’il me comprenne ou non, j’en ai rien à faire. Parce que ce que je dis, c’est la vérité. Si ma mère a pu du jour au lendemain me rayer de son existence, pourquoi est-ce que ça ne risque pas un jour de m’arriver ? La connerie, c’est sûrement génétique.
Sujet: Re: (Hipporius) | We live each day like there's nothing to lose Sam 24 Juin 2017 - 0:51
We live each day like there's nothing to lose
Hippolyte & Marius
Fixant Marius un long moment, Hippolyte se rendit compte que jamais ils n'arriveraient à se comprendre. Trop de choses les séparaient, à commencer par leur point de vue sur la vie, les rêves et la dure réalité. Pour Hippolyte, les héros n'existaient pas. Ils n'étaient que des fables destinées à faire croire aux enfants que, quelque part dans le monde, il existait des personnes capables de changer le monde. Et même si ces héros avaient existé, Hippolyte savait qu'il n'en aurait pas fait partie, car il avait trop de sang et d'argent sale sur les mains pour pouvoir prétendre à ce titre. Pire... il avait peur de l'image que Marius lui collait sur le dos. Il craignait de le décevoir jour après jour car il se savait incapable de remplir le rôle qu'il tenait de lui imposer. Il avait peur de n'être que la pâle copie, le reflet déformée de ce dont Marius avait tant besoin. Il se savait même piètre père, depuis quelques mois. C'était sa faute si Martial était parti, sa faute s'il avait à présent disparu, sa faute si Marius refusait de se faire soigner, sa faute si Lily devait se cacher... Tout était de sa faute car à l'origine, ce n'était pas le bien de ses enfants qu'il avait cherché mais simplement son propre confort. Il avait cherché à mettre ses fils dans deux jolies vitrines qu'il se plaisait à exposer en public, mais jamais Ô grand jamais il n'avait pris la peine de leur demander si cela leur convenait. Rongé par les remords et l'alcool, il cherchait tant bien que mal à souffler l'étincelle d'admiration qui brillait continuellement dans les yeux bleus de Marius. Non pas pour lui nuire mais plutôt pour l'empêcher d'en souffrir plus encore. Alors il resta silencieux, serrant simplement le poing. Que pouvait-il répliquer à cela sans passer pour le monstre qui s'évertuait depuis tant d'années à briser les rêves de son fils ?
Changement de sujet, ils embrayèrent sur ces six années de silence radio, six années durant lesquels aucun des deux ne voulu faire un pas vers l'autre, six années qui finirent pas devenir une douloureuse routine et dont Hippolyte préférait ne pas se rappeler. Après la question de Marius, il resta un moment silencieux. Il fallait bien admettre que, quelque part, cette prise de distance avait été nécessaire pour calmer les tensions entre eux. D'un autre côté...
« Je pense que la distance était nécessaire pour que nous réapprenions à communiquer, mais... Regarde-nous, Marius. Ce ne sont pas ces six années de silence qui nous ont permis de reprendre contact, c'est ton accident et ton cœur. C'est dans la destruction et le mal que nous arrivons à discuter, c'est ridicule... Depuis huit mois, je ne cesse de me dire que sans cette rencontre forcée à l'hôpital, nous en serions toujours au même point. Le silence et l'ignorance. »
Inutile d'ajouter quoi que ce soit pour comprendre que cette perspective le terrifiait. Elle le terrifiait à tel point qu'à nouveau, il changèrent de sujet. La triche. Voilà bien une chose qui les liait sans qu'ils le sachent. Plus intelligents que la moyenne, il leur était aisé de mentir et tricher de manière si subtile qu'il était impossible de les soupçonner !
« Suis-je en train de rêver, ou tu viens d'admettre que nous avons quelque chose en commun ? »
Cette fois, c'est un sourire espiègle qui se dessina sur les lèvres d'Hippolyte. A une époque pas si lointaine, ni lui, ni Marius ne supportaient que l'on le compare à l'autre. C'était presque un rituel que de se différencier de l'autre, de s'assurer d'être bien différent pour ne surtout pas souffrir de la comparaison. Pourtant, si Martial avait toujours été ouvertement le préféré d'Hippolyte, il était évident que c'était Marius, qui lui ressemblait le plus. Son digne héritier, qu'il avait mis 28 ans à chercher à connaître. Si savoir que son fils était assez futé pour monter un petit business avec ses exercices de maths lui en bouchait un coin ? Plutôt deux fois qu'une ! De toute manière, il était bien trop soûl pour tenter d'adopter l'attitude normale d'un père normal qui aurait dû réprimander son fils. Finalement, ils auraient pu continuer comme ça longtemps, si les choses ne s'étaient pas à nouveau envenimées. Le rôle de père, voilà une chose que ni Hippolyte, ni Marius ne maîtrisait vraiment. L'un avait ruiné l'enfance de ses enfants, l'autre préférait ne pas avoir à se regarder dans la glace quand il commettrait les mêmes erreurs.
« Il m'a peut-être fallu du temps pour comprendre et reconnaître mes erreurs, Marius, mais je cherche au moins à les réparer ! Je ne cherche pas à me suicider à petit feu pour éviter d'avoir à affronter la réalité ! » explosa-t-il, lassé que Marius lui reproche tous les maux de la Terre alors que lui-même était prêt à faire faire souffrir ses enfants au point de se laisser mourir.
Les cris reprirent de plus belle, la colère jailli sous des litres d'alcool et la rancœur revint les prendre à la gorge pour mieux les étouffer. C'était donc ça, l'inéluctable malédiction Caesar : condamnés à se hurler dessus à un moment ou à un autre, quoi qu'il arrive et quel que soit le sujet abordé. Alors même qu'Hippolyte obtempérait machinalement et servait un verre à Marius, il se figea dans son mouvement. Avait-il bien entendu ?
« En fin de compte, je me demande si tu ne fais pas preuve d'un génie hors du commun en matière de bêtise, Marius. Tu veux te marier avec cette fille, tu as déjà un enfant d'elle, tu l'aimes au point d'en devenir fidèle ce qui, permet-moi de te le dire, n'est pas anodin... Et tu es prêt à renoncer à tout ça parce que tu es un lâche qui refuse de se battre ? Tu t'en fiches, n'est-ce pas, de ce qu'elle peut ressentir ? Tu t'en contrefout qu'elle puisse souffrir de ton attitude et que tes enfants grandissent sans père ? Tu as peur de vivre... Espèce d'imbécile ! »
Il reposa violemment la bouteille sur la table, résistant à l'envie de l'envoyer elle aussi valser contre le mur.
« Tu me fatigues, Marius, vraiment. Tu es amoureux d'une femme qui t'aime aussi, tu es père, tu n'es pas dans le besoin. La seule chose que tu as, c'est un cœur défaillant double d'une peur morbide de faire un choix d'adulte. Tu n'es qu'un enfant qui attend qu'on choisisse pour lui, et parce que ce n'est plus possible, tu fais le seul choix impossible que personne ne peut faire à ta place. Tu n'es ni violent, ni alcoolique et encore moins insensible. La violence et l'absentéisme, ce sont mes rôles, laisse-les moi et assume les tiens, pour une fois ! »
Hippolyte se pris le visage entre les mains, luttant contre la nausée qui accompagnait le trop d'alcool ingurgité d'un seul coup.
« Je ne peux pas me battre à ta place, Marius. Personne ne le peut. Mais sache que tu fais une erreur. Car en grandissant, Adaline et Samuel risquent de chercher quelqu'un à qui en vouloir, une personne à blâmer pour ta mort. Ils risquent de m'en vouloir ou d'en vouloir à ta mère, mais le pire qui puisse arriver, c'est qu'ils en viennent à tenir Astrid pour responsable. Pense aux conséquences, pour une fois ! »
A cet instant, Hippolyte compris que la discussion n'irait pas plus loin. Marius était terrifié, au bord de la rupture, et lui-même ne trouvait plus le moindre argument supplémentaire. Trop d'alcool, trop d'aveux, il était temps pour eux de mettre fin à cette discussion sans queue ni tête. Hippolyte se leva, tituba jusqu'au canapé où il avait jeté sa veste en rentrant et fouilla dans les poches à la recherche de son téléphone.
« Il est tard et nous avons bien trop bu pour tenir des propos cohérents. Je vais t'appeler un taxi et prévenir ta colocataire qu'il faudra sûrement te montrer le chemin vers ta chambre... »
Sans même y réfléchir, Hippolyte n'avait pas proposé à Marius de dormir dans la chambre qu'il occupait lorsqu'il avait dix-sept ans, pour la simple et bonne raison qu'il savait que même à l'article de la mort, son fils aurait refusé d'y mettre les pieds. Une fois le taxi appelé, Hippolyte rangea le téléphone et se tourna vers Marius.
« Tu sais... Je n'ai jamais vraiment compris pourquoi ta mère avait agit ainsi. J'ai fermé les yeux parce que c'était plus facile et je n'aurais pas dû. J'ai compris certaines choses récemment, mais je suis loin de connaître toute l'histoire. La seule qui sache, c'est ta mère, et je pense qu'elle ne voudra en parler à personne sauf à toi... Quand vous serez tous les deux prêts. »
A vrai dire, Hippolyte ne savait qu'une chose : Victoire savait depuis longtemps que Marius était un mutant, et l'avait ignoré pour lutter contre ses pulsions de chasseuse. En revanche, il n'était pas tout à fait sûr qu'elle ait tenté de le tuer, et encore moins pourquoi à ce moment là ni comment.
Sujet: Re: (Hipporius) | We live each day like there's nothing to lose Sam 8 Juil 2017 - 23:44
We live each day like there's nothing to lose
Hippolyte & Marius
Il me fixe. Et moi, je cligne des yeux. Tout simplement. Même pas envie de me lancer dans une bataille de regards, c’est dire ! Je cligne des yeux. Et je le mets au défi de me démentir. C’est quelque chose que j’ai refusé pendant des années, mais c’est aussi un fait que j’ai appris à accepter ces derniers mois : mon père est mon héros. Il l’a presque toujours été, il n’est presque jamais tombé du piédestal où je l’ai placé dès ma naissance. Mon père est un héros, mon père est un homme bien par beaucoup trop d’aspect. Un sacré connard. Un monstre, par bien des manières, ouais. Mais un héros. Un de ceux qui veulent changer le monde, qui veulent faire bouger les choses, qui veulent soigner, aider, guérir, élever. C’est un foutu con, ouais, mais il ne pourra pas m’enlever l’admiration que j’ai toujours pour lui, même après ces deux cicatrices qui marquent mon torse et qui ne disparaîtront jamais. C’est un foutu con, mais c’est un héros. Et quoiqu’il puisse penser, je suis convaincu désormais que si je n’arrive toujours pas à le voir différemment après tout ce qui nous a séparés, alors… alors rien ne pourra le faire chuter… c’est assez dramatique, quand on y pense. Mais c’est comme ça. Il me fixe, je cligne des yeux, son silence me répond et un petit sourire victorieux trace son chemin sur mes lèvres, comme une reddition de sa part. Un petit sourire victorieux trace son chemin sur mes lèvres quand, en parallèle, l’alcool ouvre la voie dans mes veines. Je tiens bien l’alcool, à ce qu’il parait. Mais tout le monde à ses limites, et arriver déjà titubant ici, en remettre une couche, deux, trois – on doit même avoir atteint le millefeuille à ce niveau-là – n’a rien arrangé : la discussion part d’un côté, revient de l’autre. Je suis sûr que demain, je ne me souviendrai pas de la moitié des propos échangés dans un salon que j’exècre, et c’est tant mieux.
On parle. C’est le principal. On communique, de cette communication qui fait visiblement défaut à tous les Caesar, sans exception. Depuis quand n’ai-je aucune nouvelle de Martial, depuis quand est-ce que j’ai véritablement appris à vivre sans mon jumeau, sans mon précieux jumeau, sans la moitié de mon âme ? Trop longtemps. Une absence de communication qui a rongé des liens déjà attaqués par les secrets et les mensonges. Alors ouais, on parle, mon père et moi, et c’est le principal. Ce qui se dit pourrait même n’être d’aucune importance. On parle, on en vient à ces années de silence, ces années d’éloignement. Des années qu’il regrette apparemment. Des années que je ne regrette absolument pas. « Je pense que la distance était nécessaire pour que nous réapprenions à communiquer, mais... Regarde-nous, Marius. Ce ne sont pas ces six années de silence qui nous ont permis de reprendre contact, c'est ton accident et ton cœur. » Accident J’ai un rictus. Ahah. Accident. « C'est dans la destruction et le mal que nous arrivons à discuter, c'est ridicule... Depuis huit mois, je ne cesse de me dire que sans cette rencontre forcée à l'hôpital, nous en serions toujours au même point. Le silence et l'ignorance. » J’hausse les épaules, dans un mouvement machinal autant guidé par la désillusion, l’acceptation que par l’alcool ingéré jusque-là. « Peut-être. Après, sans cette rencontre forcée, tu m’aurais pas nécessairement tiré dessus. Martial se serait peut-être pas forcément barré de ma vie… » J’hausse à nouveau les épaules. « Tout c’que je dis, c’est qu’on est violent, toi, moi… on fait tout dans la violence. Moi plus que toi, ouais. Et du coup… je me dis que je préfère qu’on ait eu une coupure franche et brutale genre amputation qu’autre chose. Parce qu’autre chose, ça aurait nécrosé absolument tout pour ne laisser strictement aucune racine, aucune fondation sur laquelle reconstruire un truc. » C’est comme ça que je le vois : on a coupé les ponts dans la colère la plus irrationnelle de ma part, dans l’injustice d’un diagnostic, dans les cendres d’une carrière réduite à néant par la faute à pas d’chance. Et peut-être que ça vaut mieux qu’un silence et qu’une séparation progressive, qu’une acceptation mortelle sans émotion. Ma rancœur, ma colère, au moins, ce sont des émotions puissantes qui sont restées. Et toutes les émotions sont liées. Ma mère m’a appris ça : il n’y a rien de pire que l’indifférence. Et c’est dans de l’indifférence qu’on aurait chuté, si on n’avait pas coupé les ponts pendant autant d’années, si on ne s’était pas arrêté au milieu d’une phrase en attendant un point final, et non au détour de points de suspension n’appelant à aucune suite.
Putain, quand je suis bourré, j’ai des pensées foutrement cheloues. Et ça ne va sûrement pas aller en s’arrangeant, parce que les verres s’enchaînent devant nous dans un rythme encore soutenu malgré les ralentissements. On se cherche, on tâte le terrain de petits secrets plus ou moins secrets. Des petits secrets inavouables plus ou moins avoués. Et des ressemblances. Concédées à demi-mots. « Suis-je en train de rêver, ou tu viens d'admettre que nous avons quelque chose en commun ? » J’éclate de rire avec légèreté. « J’avoue, ça craint. On va mettre ça sur le compte de l’alcool, hein ? Je te ressers un verre ? » On va mettre ça sur le compte de l’alcool, l’alcool qui permet de justifier toutes les confessions, même les plus intimes, pour les glisser sous couvert d’incohérence. Mon père et moi, on se ressemble. Trop. Pas assez. Mais on se ressemble. Et c’est sûrement ça qui fait que ça clash autant entre lui et moi, depuis tant d’années : on se ressemble suffisamment pour croire qu’on se comprend, on se retrouve à être de complets étrangers à l’instant où on pensait pouvoir anticiper les réactions de l’autre. Nos différences sont forgées dans nos ressemblances ; nos points communs sont nourris de nos dissemblances. Serais-je aussi têtu que lui, si je ne m’étais pas autant mis en tête que je le détestais ? Serais-je aussi léger, infidèle, volage si je n’avais pas fait face à sa rigueur, sa rigidité, sa stature monolithique et inébranlable ? D’où vient mon esprit de contradiction si ce n’est du même esprit de compétition, de vainqueur, de conquérant que celui qui l’a mené au sommet avant la trentaine ? On se ressemble. Ce serait con de le nier. Mais ce serait con, aussi, d’oublier qu’on reste malgré tout trop différents pour qu’un dialogue soit véritablement envisageable.
La triche, convergence inattendue de nos deux personnalités. La triche, les statistiques, les mathématiques, le business. S’il y a bien une chose que j’ai gardé pour moi comme un jardin secret, c’est bien ça. C’est mes facilités scolaires, délaissées par le goût du jeu, de la rébellion et l’envie de mettre en échec tous les plans prévus par mes parents pour mon avenir. C’était plus drôle d’être un cancre que de marcher dans les traces de Martial. C’était plus drôle de me heurter aux problèmes mathématiques des Terminales que de végéter dans des concepts de quatrième qui me semblaient évidents. J’ai un sourire au souvenir de ce commerce mis en place en quelques mois dans un internet que je voyais comme une punition. Un internat qui a été l’une des meilleures décisions à mon sujet que mon père ait pu prendre, je le sais. Je ne le sais que trop bien. Sans ça, sans la menace de m’éloigner davantage de mon frère par le redoublement, j’aurais envoyé en l’air le cursus scolaire. Mais là… l’internat, la distance, tout ça m’a éloigné de mon père, rapproché de Martial. Raccroché au minimum syndical d’un point de vue résultats. Et en parallèle, le hand. En parallèle, les maths. Et ce pied-de-nez fait à tout le personnel de l’établissement. J’ai éclaté de rire, je souris avec espièglerie devant son étonnement, sa stupéfaction que l’alcool me laisse lire sur son visage.
Et mon sourire disparaît bien vite, parce que s’il y a bien une constante que rien ne peut nous faire oublier, c’est celle-là : toute discussion entre Marius et son père est vouée à se dégrader. A dégénérer. Et cette fois, c’est mon père qui relance les hostilités. Comme un connard. C’est mon père qui remet le pire sujet qu’il soit sur le tapis : notre paternité à tous les deux. Nuire à ses enfants. Un autre de nos points communs, de toute évidence. Un point commun qui me ronge, qui explose. Je ne prends pas qu’un verre : je finis la bouteille. J’explose, comme une nappe de vodka sur laquelle on aurait fait chuter une étincelle. La trêve est finie : je suis debout, je hurle. Je suis leur père. Et qu’en sait-il, finalement, lui, du rôle qu’un père doit voir ? Si, sobre ou calme, apaisé ou serein, j’admets sans le moindre complexe qu’un père, il l’a été par bien des aspects avec nous, là… là on parle de Sam. Là, on parle d’Adaline. Là… on parle de moi, de ma mort, de mon abandon. On parle d’un terrain où je sais que je ne serai jamais rationnel. Et irrationnel… je suis loin de l’être. Il m’interrompt, d’un acide « Il m'a peut-être fallu du temps pour comprendre et reconnaître mes erreurs, Marius, mais je cherche au moins à les réparer ! Je ne cherche pas à me suicider à petit feu pour éviter d'avoir à affronter la réalité ! », mais il en faudrait bien plus – ou bien moins – pour me stopper sur ma lancée, maintenant que les vannes sont une nouvelle fois ouverte et que le temps n’est clairement plus aux sourires, aux rires et aux regards presque complices. Se suicider à petit feu, entre lui et moi, je sens flotter ma tentative de suicide, en septembre dernier. Entre lui et moi… Entre lui et moi, il n’y a que de l’incompréhension. On s’éloigne. Encore. Encore. Et ma colère est là, alors que l’alcool coule toujours autant à flots, comme pour mieux nous noyer. Je suis fatigué, fatigué d’avoir à me justifier, fatiguer de savoir que j’ai tort, fatiguer qu’on me le prouve. Fatigué par tout ça… Ressers moi un verre, oh oui, qu’il me resserre un verre, visiblement, nous n’avons toujours pas assez bu pour éradiquer totalement nos conflits. Nos différences. Nos divergences. Qu’il me resserre un verre… et moi, je me laisse tomber.
Je veux me marier avec Astrid. On n’a pas encore assez bu pour cesser de se comporter comme deux personnes d’une même famille qui se comprennent, mais j’ai suffisamment bu pour être honnête. Et avouer l’inavouable, sans qu’il me le demande. Je veux me marier avec Astrid, c’est une idée qui a fait dans mon esprit son bout de chemin au fil des mois. Je veux me marier avec Astrid… et bordel que je suis injuste d’avoir ne serait-ce que cette envie… « En fin de compte, je me demande si tu ne fais pas preuve d'un génie hors du commun en matière de bêtise, Marius. Tu veux te marier avec cette fille, tu as déjà un enfant d'elle, tu l'aimes au point d'en devenir fidèle ce qui, permets-moi de te le dire, n'est pas anodin... » J’évite de le regarder mais je ne peux pas m’empêcher de sourire. Fidèle ? Le suis-je vraiment ? Certainement pas. Et pourquoi ? Parce que je n’arrive pas, tout simplement, parce qu’aussi dégueulasse de ma part que ça puisse être, Astrid n’est pas toujours là lorsque j’ai besoin de me sentir vivant, lorsque j’ai besoin de me sentir aimé, même une nuit, lorsque j’ai besoin du réconfort des bras de quelqu’un. Parce qu’elle n’est pas toujours là, parce que je la repousse. J’ai un sourire las. Fidélité… « Et tu es prêt à renoncer à tout ça parce que tu es un lâche qui refuse de se battre ? » Je me crispe sous l’insulte. Lâche, est-ce que je suis lâche ? Mes phalanges blanches sous mes poings serrés. « Tu t'en fiches, n'est-ce pas, de ce qu'elle peut ressentir ? Tu t'en contrefous qu'elle puisse souffrir de ton attitude et que tes enfants grandissent sans père ? Tu as peur de vivre... Espèce d'imbécile ! » La bouteille se repose sur la table, je prends sur moi, stupidement, pour ne pas lui hurler qu’au contraire, je me soucie bien trop de ce qu’elle peut ressentir. Aucun père, aucune mère ne devrait survivre à ses gosses, mais aucune femme, aucune jeune mère, aucune Astrid ne devrait subir la mort d’un homme qui lui promet un avenir. Je ne peux pas lui promettre le moindre avenir. Une larme se faufile entre mes cils, je continue à garder le silence, même lorsque mon père reprend. Il ne comprend pas. « Tu me fatigues, Marius, vraiment. Tu es amoureux d'une femme qui t'aime aussi, tu es père, tu n'es pas dans le besoin. La seule chose que tu as, c'est un cœur défaillant doublé d'une peur morbide de faire un choix d'adulte. Tu n'es qu'un enfant qui attend qu'on choisisse pour lui, et parce que ce n'est plus possible, tu fais le seul choix impossible que personne ne peut faire à ta place. Tu n'es ni violent, ni alcoolique et encore moins insensible. La violence et l'absentéisme, ce sont mes rôles, laisse-les moi et assume les tiens, pour une fois ! » J’encaisse, à bout de souffle. Ce n’est pas mon cœur, le coupable, c’est cette crise d’angoisse qui se glisse dans ma poitrine, qui la compresse, qui veut jaillir en sanglots que je retiens. J’ai suffisamment pleuré pour la soirée. La violence et l’absentéisme, deux de mes peurs. Je me sais impulsif, je me sais emporté. Je ne veux pas me découvrir mauvais père. Mes terreurs exposées sont à présent dans les mains de mon père, qui entreprend de les mettre en pièces une à une, sans aucun respect pour ce que je veux lui dire, ce que je veux lui faire comprendre. J’ai peur d’être un mauvais père, tout comme j’ai peur de vivre, tout comme j’ai peur des faux espoirs, tout comme j’ai peur d’être seul. « Je ne peux pas me battre à ta place, Marius. Personne ne le peut. Mais sache que tu fais une erreur. Car en grandissant, Adaline et Samuel risquent de chercher quelqu'un à qui en vouloir, une personne à blâmer pour ta mort. Ils risquent de m'en vouloir ou d'en vouloir à ta mère, mais le pire qui puisse arriver, c'est qu'ils en viennent à tenir Astrid pour responsable. Pense aux conséquences, pour une fois ! » Je me prends la tête entre les mains, m’appuie contre le mur, à mi-chemin entre les canapés et la sortie ; à mi-chemin entre un confort insupportable et une fuite qui m’effraye. A mi-chemin entre une réalité douloureuse et un déni aussi lâche que l’homme que je suis. Est-ce que je suis lâche ?
Non. Je suis juste le seul à voir la cohérence et la logique de mes choix. « T’as fini ? » Est-ce que je pense aux conséquences de mes choix ? J’y pense bien trop. « J’ai confiance en eux pour me blâmer moi… » Je souffle malgré tout, à des années lumières des mots que j’aurai voulu hurler dans ce salon oppressant. Oppressant. « Il est tard et nous avons bien trop bu pour tenir des propos cohérents. Je vais t'appeler un taxi et prévenir ta colocataire qu'il faudra sûrement te montrer le chemin vers ta chambre... » J’hoche la tête, j’hausse les épaules. Je n’en ai actuellement rien à foutre du taxi, rien à foutre de Moira, rien à foutre de ma chambre, rien à foutre de savoir que mettre un pied devant l’autre va être délicat dans les minutes qui vont suivre. Tout ce que j’ai en tête… c’est la fatigue. Je suis… je te l’ai dit, Papa. Je suis fatigué de me battre. Contre toi. Contre Astrid. Contre mon cœur, contre le cardiologue, contre mes doutes, contre ma constante certitude de n’être qu’une source de déception. « Tu sais... Je n'ai jamais vraiment compris pourquoi ta mère avait agi ainsi. J'ai fermé les yeux parce que c'était plus facile et je n'aurais pas dû. J'ai compris certaines choses récemment, mais je suis loin de connaître toute l'histoire. La seule qui sache, c'est ta mère, et je pense qu'elle ne voudra en parler à personne sauf à toi... Quand vous serez tous les deux prêts. Tout ce que je sais, c'est que si un jour tu as le malheur de commencer à nous ressembler, ta mère et moi, Astrid sera là pour te remettre les pendules à l'heure. Et moi aussi. » Je garde les yeux fermés, adossé au mur. Je garde les yeux fermés. Et silence.
Je reste silencieux devant tout ce qu’il me dit. Tout ce dont il m’accuse. Tout ce qu’il me confie. Tout… il est trop tard, et nous avons trop bu pour tenir des propos cohérents. Mais… mais il me reste une seule certitude. Un seul soupir. Las. « J’aimerais bien que vous acceptiez l’idée que je vais mourir, c’est tout. Moi… je l’ai acceptée… j’ai choisi… laissez-moi choisir. Laissez-moi ce droit… j’ai une copine qui m’aime et que j’aime à la folie, mais c’est une femme que j’ai détruit en la trompant. Que je ne peux pas m’empêcher de faire souffrir. J’ai deux merveilleux gosses, mais j’ai transmis à Sam une mutation qui va faire de sa vie un enfer, et à Adaline une pathologie cardiaque qui… va faire de sa vie un enfer aussi. » J’ai l’impression que ma voix est un fil qu’on menace de couper à chaque instant. « J’attends pas qu’on choisisse pour moi. C’est vous, uniquement vous, qui voulez choisir pour moi. Je t’ai dit que je voulais me marier avec Astrid… mais je ne peux pas lui promettre, les yeux dans les yeux, de nous aimer jusqu’à ce que la mort nous sépare alors que… je ne… » En temps normal, je hurlerais ces mots. En temps normal, aussi, je ne dirais certainement pas tout ça à mon père. Mais… l’alcool ingéré, les larmes versées, la situation et tout ce qui me terrifie…
J’exècre cet appartement, j’exècre ce qu’il représente par bien des aspects… Je hais tous les souvenirs que j’ai ici, ceux de ma mère surtout. Pourtant, avant de comprendre ce qu’il m’arrive, je me prends au dépourvu dans un nouveau soupir, après un silence. « Est-ce que je peux dormir ici, Papa ? » Je déteste cet endroit, vraiment. Mais il a ce petit arrière-goût de nostalgie, lorsque mon seul et unique combat consistait à exister. Il a ce petit arrière-goût de simplicité. « Est-ce que je peux dormir dans la chambre de Martial ? » Une larme glisse dans ma chambre. « Il me manque, putain. Il est le seul à m’avoir jamais compris, il comprendrait, putain… il comprendrait que c’est parce que j’aime trop Astrid que je ne veux pas lui laisser croire que… il comprendrait que c’est… il te détesterait, il détesterait Maman pour ce que vous avez fait de moi, mais il comprendrait que j’ai passé vingt-sept ans de ma putain de vie à me battre, et que j’en ai juste assez, assez de… J’en peux plus Papa… j’ai besoin de Martial soit là… il vous expliquerait… » La larme n’est plus solitaire, elles sont dizaines, elles sont douzaines, elles sont trentaines. Elles sont sanglots. Et moi, je glisse, une nouvelle fois, le long du mur, pour me recroqueviller sur moi-même. « Il vous expliquerait mieux que moi, et vous comprendriez parce que vous l’avez toujours mieux compris que moi, et vous arrêteriez de vouloir me faire changer d’avis, vous me rassureriez sur l’après, vous promettriez de prendre soin de Samuel et d’Adaline, vous me promettriez de considérer Astrid comme votre fille… et vous la traiteriez mieux que moi, vous m’avez traité… » Je sanglote comme un débile, sans même comprendre ce que je suis en train de dire.
Je ne sais même pas d’où ça sort, tout ça. Je sais juste que Martial a toujours su rendre les choses plus simples, et que depuis qu’il n’est pas là, ma vie est devenue hors de contrôle. « Je veux que Martial rentre, Papa… je veux tellement qu’il rentre… » Ce n’est plus Marius qui parle. C’est le jumeau, c’est le frère, c’est le petit frère. Celui qui a toujours eu besoin de Martial pour assurer ses arrières. Celui qui a toujours eu Martial pour lui tendre la main. Celui qui tente de faire sans son soutien, mais qui titube malgré tout. Ce n’est plus Marius qui parle, c’est la fatigue, c’est l’alcool. Et je sens bien que je m’endors. Je sens bien que je perds conscience. Je sens aussi que je ne lutte pas, parce que je n’oserai pas regarder mon père dans les yeux après ce que je viens de dire. Je hais avoir l’alcool triste, je hais avoir l’alcool sincère ; je veux oublier tout ça.
Sujet: Re: (Hipporius) | We live each day like there's nothing to lose Mar 29 Aoû 2017 - 22:09
We live each day like there's nothing to lose
Hippolyte & Marius
Certaines choses étaient faciles, pour un homme comme Hippolyte Caesar. Contourner la morale et la légalité pour s'accaparer une entreprise avait été un jeu d'enfant pour lui, multiplier les diplômes pour prouver son intelligence plus encore, mais il n'était pas de domaine dans lequel il excellait plus que le mépris. C'était facile, de répéter à Marius qu'il était idiot, incapable de la moindre prouesse intellectuelle, dépourvu de bon sens... Aisé et presque plaisant de la rabrouer au quotidien pour lui rappeler qui dominait la partie. Les choses s'étaient compliquées lorsqu'il avait fallu s'excuser, admettre ses erreurs et surtout, avouer à un enfant qui se pensait détesté de son père, qu'en réalité il l'aimait. Toutes ces choses avaient été difficiles à dire et pourtant Ô combien salvatrices. Seulement maintenant, Hippolyte se heurtait à l'impossible : trouver les bons mots pour convaincre Marius de s'accrocher, de lutter contre son affliction pour s'assurer un peu plus de 18 mois d'espérance de vie. C'était là le plus grand échec qu'un père puisse connaître. Ne pas parvenir à faire de la vie de son enfant autre chose qu'un fardeau trop lourd à porter. Hippolyte ne comprenait pas et ne cherchait pas à comprendre le point de vue de Marius, mais... l'inverse se vérifiait. Butés, bornés, incapables d'entendre raison, ils se heurtaient à l'autre en voulant lui enfoncer dans le crâne une réalité dont aucun des deux ne voulait. Si leur six années de silence avaient été bénéfiques ? Peut-être... Mais qu'avaient-elle changé, finalement ? À part leur accorder un répit de quelques mois, strictement rien, puisque lorsqu'ils s'étaient à nouveau parlé, ça avait été pour constater que rien n'avait changé, qu'ils s'entendaient toujours aussi mal et désapprouvaient toujours les choix de l'autre. Mais une chose était certaine, s'ils ne s'étaient pas reparlé, Hippolyte n'aurait en effet pas tiré sur Marius. À la seule évocation de ce souvenir, il cracha par réflexe :
« Ne me reparle pas de ça ! »
Un désagréable frisson lui parcouru l'échine. Ses nuits étaient faites de terreur depuis quelques mois, partagées entre la folie qui avait guidée son geste et les étranges paroles de Victoire lorsqu'elle l'avait poignardé. Parfois, la main de son épouse se muait en épée de la Justice venant venger l'infanticide inachevé, et il se réveillait alors, haletant, tétanisé, épuisé par ses trop courtes nuits et les songes qui ne le quittaient plus. C'était une réalité que Marius refusait peut-être de voir, lui qui l'idéalisait comme un héros, mais son père était fatigué, épuisé plus que jamais. Il sentait les années peser un peu plus chaque jour sur ses épaules, et il se refusait à avoir l'air faible ou à consentir à demander de l'aide. Marius était réaliste, bien plus que son père à cet instant, et celui-ci lui jeta un regard à la fois résigné et désespéré.
« À quoi bon, tu m'expliques ? Nous avons posé des bases pendant six ans, détruit et annihilé tout ce qui pouvait être construit pendant quinze longues années... Je n'ai pas l'impression que le silence nous ait permis de guérir, Marius. Comment reconstruire une histoire convenable en seulement dix-huit mois ? Tu comprends donc pas ? J'ai peur, Marius, j'ai peur chaque jours qui passe ! Je ne crains qu'une chose : que nous bâtissions ensemble de belles fondations pleines d'espoir, pour que finalement ton obstination et mon incapacité à te pousser à te battre ne nous laisse face à une histoire inachevée. Je ne veux pas que nous nous arrêtions au milieu d'une phrase parce que ton cœur aura décidé de faire taire la pie bavarde que tu es. »
Et cette fois, sa peur était palpable, lisible jusque dans les rides de son front et la détresse de son regard. Conscient que Marius ignorait à peu près tout de la disparition de son frère, Hippolyte ne pouvait se permettre de lui dire ce qui lui faisait plus peur que tout... Enterrer ses deux enfants en se demandant pourquoi ? Pourquoi devrait-il refermer un cercueil vide sans avoir la certitude que Martial était mort ? Pourquoi serait-il si mauvais père qu'il pousserait Marius dans la tombe ? Tout homme implacable et glacial qu'il était, Hippolyte avait ses faiblesse. La famille était la principale. Perdre ses deux fils, ça serait comme lui arracher le cœur, le corrompre à l'acide avant de le donner en pâture aux corbeaux. La panique le quitta un moment lorsque l'alcool et les anecdotes revinrent les étouffer un peu plus sous la bêtise. Un point commun... N'importe quelle personne connaissant les deux Caesar se serait probablement retenu de rire, tant il était évident qu'ils avaient bien plus d'une chose en commun. De bonne grâce, Hippolyte tendit son verre à Marius pour qu'il le resserve. D'avance, il savait que la migraine serait titanesque le lendemain. Seulement, le répit fut de courte durée et Hippolyte explosa, dégainant toutes les armes qu'il avait encore en mains pour faire comprendre à son fils que sa vie avait un peu plus de valeur que ce qu'il voulait bien penser. Serrant les poings, il fit tout son possible pour ne pas interrompre Marius alors qu'il lui débitait ce qui n'étaient pour lui que des inepties. Dans le plus grand des calmes, Hippolyte soupira.
« Marius... Je ne suis pas un homme bien, je ne suis pas un bon père, je suis un piètre époux et j'ai sûrement bien plus défaut que je ne veux bien l'admettre. Mais je suis ton père, la moitié de ce que tu es, je te l'ai transmis... C'est peut-être moi qui t'ai transmis cette mutation, moi qui t'ai affligé d'une pathologie cardiaque... Est-ce que ça me donne pour autant l'envie ou le droit de renoncer ? Pas que je sache. Je suis ton père, et quand bien même suis-je prêt à faire tous les efforts du monde, je ne peux pas accepter que tu te laisses mourir. Tu peux me demander ma bénédiction sur bien des choses, si tant est que ça se fasse encore, mais certainement pas pour ça. Si Astrid est toujours là, c'est qu'elle estime avoir quelque chose à construire avec toi. La malformation d'Adaline est comme la tienne : mortelle mais soignable. Quant à Samuel... Laisse-moi le temps de trouver comment la lui ôter sans danger, cette mutation, et tu auras un problème de moins sur la conscience. Légalement parlant, c'est ton choix, mais sur le plan moral... Tu n'as pas l'air de te rendre compte du mal que tu vas faire autour de toi. »
Il posa son verre, se passa une main sur le visage et leva l'autre pour intime à Marius le silence.
« Tu souffres, c'est évident, mais tu refuses les mains qui sont tendues vers toi. Quand tu... Si tu te laisses mourir, certes tu n'auras plus à souffrir, mais tu vas faire du mal à bien du monde. Je ne cherche pas à te culpabiliser, Marius, mais cette attitude est aussi égoïste que désespérée. »
Résigné, Hippolyte s'apprêtait à appeler un taxi, lorsque Marius repris. La question le pris au dépourvu, si bien qu'il releva si vite la tête qu'il le regretta lorsque la nausée vint le cueillir. S'il pouvait dormir ici ? Jamais Hippolyte n'aurait cru que son fils le lui demanderait. La réponse mourut dans sa gorge avant même qu'il essaye de la prononcer, et les paroles de Marius lui firent serrer les poings jusqu'à en faire blanchir les jointures de ses phalanges. Se mordant la joue, il sentit ses paupières le brûler mais se refusa le droit de pleurer. Trop de larmes avaient été versées durant la soirée, trop de regrets avaient été évoqués... Mais l'absence de Martial était celle de trop.
« C'est faux. J'ai toujours cru que je comprenais Martial mieux que toi, tout comme j'ai toujours cru que lui et moi, nous nous ressemblions. Le fait est que ton frère est bien plus imperméable que toi. Je... Depuis deux ans, nous nous éloignons sans cesse, je ne le comprends plus, il ne me parle plus... Il est parti sans dire où il allait, est revenu pour nous annoncer, à ta mère et moi, qu'il quittait les rangs des chasseurs... Et voilà qu'il disparaît. Je n'ai aucune idée d'où se trouve ton frère, Marius, et je... J'ai peur, si tu savais comme j'ai peur... J'ai peur de le perdre, de te perdre, d'avoir été incapable de vous retenir... Si Martial se cache, il ne veut pas être trouvé. S'il est... Non. Je ne veux même pas y penser. Je veux qu'il revienne, moi aussi. Car si je ne vous comprend ni l'un ni l'autre, lui a toujours su nous comprendre tous les deux. »
Le père dépassé, le père anéantit, voilà le vrai visage qu'Hippolyte révélait à Marius. Le visage d'un homme ravagé par l'impuissance, le visage d'un homme détruit. Il se leva, posa son téléphone et se dirigea vers Marius. Avec des gestes rendus patauds par l'alcool, il tendit la main à l'aida à se relever et rendre appui sur lui. Tels deux alcooliques avinés sortant d'un bar, ils traversèrent le séjour, shootant par endroit sur des morceaux de verre, et s'engouffrèrent dans le couloir menant aux chambres. Ils passèrent l'ancienne chambre de Marius s'en s'y arrêter et, de sa main libre, Hippolyte ouvrit la porte de celle de Martial. Bien peu occupée depuis sa disparition, elle était toujours aussi propre et bien rangée, à l'image de son propriétaire. L'antre polie, artificielle et embellie d'un jeune homme qui, depuis toujours, occupait un corps et une place dont il ne voulait pas. Avec bien peu de délicatesse, Hippolyte aida Marius à s'asseoir sur le lit, tira les couvertures et entrepris de l'aider à s'y glisser. Ce serait bien le maximum qu'il pourrait faire ce soir. Tirant un fauteuil près du lit, il s'y laissa tomber, refusant de laisser son fils suicidaire et alcoolisé seul dans une chambre.
« C'est drôle, n'est-ce pas ? La chambre de ton frère a toujours eu quelques chose d'étrangement impersonnel, à côté de la tienne... »
Point d'affiches d'équipes de hand aux murs ni de fléchettes plantées dans une vieille photo de son père collée sur la porte, aucun vêtement ou ballon traînant au sol... Marius était la forte personnalité du duo, Martial était l'effacé qui s'était toujours plié aux bons vouloirs de son père et de son jumeau. Au fond... Ni l'un ni l'autre ne connaissait le vrai Martial, la personnalité qui devait bien subsister quelque part sous les espoirs un peu trop envahissant du reste de sa famille. À cet instant, tous deux auraient eu besoin du calme et de la patience de Martial, mais à part le silence, rien ne leur répondait. Épuisé par une soirée un peu trop mouvementée, Hippolyte s'enfonça un peu plus dans le fauteuil.
« Il n'y aura pas de Chester ni d'histoire pour t'aider à t'endormir ce soir, je pense que l'alcool remplira très bien ce rôle », dit-il avec un sourire, « je vais rester avec toi cette nuit, d'accord ? Je n'ai pas... Pas trop sommeil. »
Sujet: Re: (Hipporius) | We live each day like there's nothing to lose Mer 30 Aoû 2017 - 23:13
We live each day like there's nothing to lose
Hippolyte & Marius
Certaines personnes auraient pu croire que l’alcool allait réussir là où tout échouait depuis des années, certaines personnes auraient pu placer dans une ivresse inattendue l’espoir d’un dialogue entre le père et le fils, d’une discussion d’égal à égal, sans rancœur, sans colère, sans cris et sans hurlements. Grossière erreur. Très grossière erreur. La seule conséquence des centilitres, décilitres voire carrément des litres ingérés et supportés par mon organisme et celui de mon père, c’est qu’on tient des propos incohérents, c’est qu’on est encore plus directs, agressifs, honnêtes et blessants qu’en temps normal. La seule conséquence, c’est qu’on est fou. Complètement fou. Et qu’on n’essaye même plus de se le cacher l’un à l’autre. Fou de douleur, fou de colère, fou, écrasés par l’avenir, par notre passé. Inutile de se leurrer : ce qui nous lie n’est qu’un agglomérat de liens brisés, de fils cassés, renoués, cassés encore, renoués encore. Ce n’est plus un lien qui nous retient, c’est un amas de nœuds. Des nœuds maladroits. Des nœuds encombrants. Des nœuds qui nous ont suffisamment rapproché pour qu’on puisse sentir chacun l’haleine écœurante de l’autre, dans toutes ses subtilités de rancœur, mépris, dégoût, déception et incompréhension.
Suffisamment rapprochés pour qu’une arme se plante entre mes côtes, brûle ma peau et déchirent ma chair, suffisamment rapprochés pour que la douleur soit encore là, encore présente, bien des mois après. Sans ces six ans de silence, les retrouvailles n’auraient pas été aussi intenses, la douleur de la trahison n’aurait pas eu un goût aussi âcre et aussi persistants. Tout, absolument tout, dans cette relation père-fils des plus bancales ne serait pas aussi violent. « Ne me reparle pas de ça ! » Que je ne lui reparle pas de ça ? Déjà que sobre, un tel ordre ne passerait pas, mais alors complètement fait… « J’en reparle si je veux. Tu n’es pas celui qui voit deux cicatrices tous les matins dans la glace. » Et en parlant de glace, mon ton est gelé. Ma voix est polaire. Et mes épaules se haussent. Comme pour m’apaiser. Changeant, inconstant, désinvolte, incohérent, l’alcool exacerbe en moi ce qu’il y a de plus instable. Ce qu’il y a de plus cruel. Et ce qu’il y a de plus pathétique. Nos six ans nous ont-ils vraiment fait du bien ? J’en sais rien. Est-ce que c’est vraiment le moment pour avoir ce débat ? J’en sais rien non plus. « À quoi bon, tu m'expliques ? Nous avons posé des bases pendant six ans, détruit et annihilé tout ce qui pouvait être construit pendant quinze longues années... » J’ai une bonne mémoire, et mes souvenirs de l’hôpital s’imposent, ancrés dans les oreilles d’un lapin en peluche, dans le traumatisme d’une paralysie temporaire. Est-ce qu’on a vraiment posé des bases ? Est-ce qu’on a vraiment tout détruit ? « Je n'ai pas l'impression que le silence nous ait permis de guérir, Marius. Comment reconstruire une histoire convenable en seulement dix-huit mois ? » Je serre les dents devant son raisonnement. Logique. Implacable. Un raisonnement que je déteste chez lui parce qu’il ne laisse aucune place à l’erreur. J’ai envie de dire qu’il se trompe, mais je sais qu’il a raison. Qu’il a toujours raison. Même si je suis persuadé que non, même si je ne vois pas où je me trompe, je sais qu’il a raison.« Tu comprends donc pas ? J'ai peur, Marius, j'ai peur chaque jour qui passe ! Je ne crains qu'une chose : que nous bâtissions ensemble de belles fondations pleines d'espoir, pour que finalement ton obstination et mon incapacité à te pousser à te battre ne nous laisse face à une histoire inachevée. Je ne veux pas que nous nous arrêtions au milieu d'une phrase parce que ton cœur aura décidé de faire taire la pie bavarde que tu es. » Mes yeux s’encombrent de larmes sans que je ne le veuille. Inconstance. Incohérence. Un instant, j’étais froid, l’autre j’étais résigné : je suis maintenant hébété. « C’est beau c’que tu dis. » Hébété, stupide et… « Mais là, on ne parle pas de poésie ni de grammaire, on parle de médecin : on n’a pas attendu que la gangrène attaque tout le corps, on s’est amputé six ans de notre vie. Et maintenant, tout artificielle qu’elle soit, on essaye de se greffer des liens pour combler un vide qu’on ressent. » Une pause. Je le regarde droit dans les yeux. « Qu’on ressent tous les deux. » Et ça, ça fait partie de ses rares choses que j’ai comprises en dix-huit mois. Mon père m’aime. Un peu. Suffisamment pour prendre la décision de me tuer, suffisamment pour s’obstiner à vouloir me sauver, suffisamment pour me haïr et me mépriser. Il m’aime un peu, suffisamment pour savoir que j’existe. Et tenir à moi. Un peu. Mais suffisamment pour que je m’accroche à ce peu. Suffisamment pour que j’aie peur de perdre ce peu.
Pendant des années, je n’ai lu que je mépris, le dédain, le dégoût dans les yeux de mon père. Ces derniers mois, j’y ai saisi des étincelles de fierté, vite étouffées, de la surprise, de l’approbation, de la panique et de la culpabilité. Mon cerveau embrumé par l’alcool, aux capacités d’analyse hors de contrôle, inexistantes une minute, indescriptibles une autre, mon regard capte actuellement une nouvelle émotion dans ses pupilles. La peur. Une peur sincère. Inavouée. Qui le rend humain. Vulnérable. « Papa… » Et qui me laisse incapable de finir ma phrase. Je préfère une phrase inachevée qu’un nouvel échec. Je préfère une histoire inachevée que le silence d’une résignation. Alors pourquoi, justement, est-ce que je me contente du silence lorsqu’on parle de mon cœur ? C’est une excellente question à laquelle je ne veux pas répondre.
Une trêve, infime, un répit, trop court pour être véritablement notable… on a beau changer quinze fois de sujet de conversation, à la seizième intervention, on revient sur des sables mouvants. Poser une question sur les maths affiche un point commun. Sur les filles ? Nos infidélités. Nos enfants ? Nos échecs. Notre avenir… inexistant pour ma part. Que veut-il entendre de plus ? Je suis un père, autant qu’il l’est ; je suis un père raté, quand il est un père qui s’améliore de jour en jour. Qu’ai-je fait à mes enfants ? Je les ai conçus. J’en suis responsable. Et je les abandonne. Consciemment. Volontairement, presque. Je les abandonne pour ne pas avoir à les regarder un jour dans les yeux et y contempler de la déception, cette déception qui me poursuit, qui me colle à la peau, que j’ai le don de réveiller partout où je vais. Quoique je fasse. Je suis vecteur de déceptions. De désillusions. De résignations. De destructions. Je veux me marier avec Astrid, vraiment ; je crois du moins. Mais je n’en ai clairement pas le droit, bon sang ! Ce ne serait pas responsable. Ce ne serait pas juste. Ce ne serait pas honnête. Je lui promettrais le meilleur, elle ne connaîtrait que le pire. Je lui promettrais l’éternité, l’éternité serait une affaire de quelques mois. Je lui offrirais mon amour à vie, il se solderait par ma mort avant d’avoir eu le temps de fêter nos noces de coton. Qui serais-je pour oser offrir à Astrid un veuvage précoce ? Je ne suis pas un homme bien. « Marius... Je ne suis pas un homme bien, je ne suis pas un bon père, je suis un piètre époux et j'ai sûrement bien plus défaut que je ne veux bien l'admettre. » Je le fixe sans prononcer un seul mot. Troublé par l’écho de ses mots dans mes pensées. « Mais je suis ton père, la moitié de ce que tu es, je te l'ai transmis... C'est peut-être moi qui t'ai transmis cette mutation, moi qui t'ai affligé d'une pathologie cardiaque... Est-ce que ça me donne pour autant l'envie ou le droit de renoncer ? Pas que je sache. » Pourtant, tu l’as fait, Papa. Pourtant, tu as lâché prise. Petit à petit. Tu m’as lâché. Tu m’as abandonné. Tu m’as laissé tomber. Tu as repoussé la main que je tendais désespérément dans ta direction. Tu t’es fermé à mes cris. Tu t’es fermé à mes appels à l’aide. Tu t’es fermé à mes hurlements. Tu as renoncé. Et mes yeux doivent te le hurler à cet instant, alors que tu continues, imperturbable. « Je suis ton père, et quand bien même suis-je prêt à faire tous les efforts du monde, je ne peux pas accepter que tu te laisses mourir. Tu peux me demander ma bénédiction sur bien des choses, si tant est que ça se fasse encore, mais certainement pas pour ça. Si Astrid est toujours là, c'est qu'elle estime avoir quelque chose à construire avec toi. La malformation d'Adaline est comme la tienne : mortelle mais soignable. Quant à Samuel... Laisse-moi le temps de trouver comment la lui ôter sans danger, cette mutation, et tu auras un problème de moins sur la conscience. » J’ai envie de lui hurler que ça ne le regarde pas, que rien de tout cela ne le regarde, mais… mais ma voix n’est qu’un souffle fragile, ma voix et ma volonté s’effilochent sous la fatigue, sous la nervosité. Sous le besoin de m’effondrer. « Légalement parlant, c'est ton choix, mais sur le plan moral... Tu n'as pas l'air de te rendre compte du mal que tu vas faire autour de toi. » Je secoue la tête au mot moral, je secoue la tête face à un mensonge, face à un non-sens. Face à l’alcool qui me rend désormais amorphe. J’ai l’alcool drôle, l’alcool franc, l’alcool impulsif et maintenant, je découvre que l’alcool m’achève. Me mate avec bien plus d’efficacité que toutes les colères de mon père, que toutes les mutations défectueuses, que tout… absolument tout. « Tu souffres, c'est évident, mais tu refuses les mains qui sont tendues vers toi. Quand tu... Si tu te laisses mourir, certes tu n'auras plus à souffrir, mais tu vas faire du mal à bien du monde. Je ne cherche pas à te culpabiliser, Marius, mais cette attitude est aussi égoïste que désespérée. » J’ouvre la bouche, je la referme presque immédiatement. Pour murmurer. « J’ai déjà tendu la main… personne ne l’a saisie. Et je suis tombé. » Est-ce vrai ? Je ne sais pas. Comment aurait-il pu se rendre compte que mes incartades, mes caprices, mes colères, mes fugues et mes agressions étaient des mains appelant à l’aide ? J’ai déjà tendu la main. Et ma mère ne l’a pas attrapée. Et mon père l’a considérée avec mépris.
Et, pourtant… l’alcool me fait ployer le genou. Mes yeux survolent le salon. Est-ce que je peux dormir ici, Papa ? J’ai la voix d’un enfant. Une voix lamentable. Au bord du gouffre. Comme moi. Comme mes mots, qui me dépassent, qui m’échappent, qui s’effondrent. Véritablement. Martial. Martial. Mon frère. Mon jumeau. Les larmes dégringolent mes joues, les syllabes dégringolent mes lèvres, l’inconscience me rattrape. La fatigue aussi. Le manque, surtout. Il est le seul à m’avoir jamais compris. Je ne m’entends plus parler, je ne regarde même plus mon père, je m’effondre, me laisse glisser le long du mur. Sanglote. Encore. Merlin que je suis pathétique. Ridicule. Perdu. Je veux que Martial rentre. Je veux qu’il rentre, je veux qu’il me serre dans ses bras, qu’il me regarde dans les yeux avec son petit sourire complice. Je veux qu’il me regarde, qu’il me force à le regarde, qu’il m’assure, avec sa voix apaisante, son assurance, son intelligence, que tout ira bien. Que tout s’arrangera. Qu’il va s’en occuper. Qu’il va m’aider. Qu’il est là pour moi. Je veux que Martial rentre. Et mes doigts s’agrippent à mon père sans l’entendre. Les mots me parviennent. Disparates. Parce que je ne suis déjà plus vraiment là. « C'est faux. J'ai toujours cru que » « Je veux Martial… » « … prends plus, il ne me parle plus... Il est parti sans dire où… » « Je suis rien sans lui » « …re et moi, qu'il quittait les rangs des chasseurs... Et… » « C’est le seul… » « …peur de le perdre, de te perdre, d'avoir été incapable de vous retenir... » Je continue de murmurer le prénom de mon frère en m’agrippant à mon père, en le laissant aller contre lui. En m’effondrant sur le lit. En m’endormant immédiatement. Sa voix est dans un brouillard que plus rien ne perce.
Mon père est anéanti. Martial a disparu. Et je ne l’entends même pas. Je refuse de l’entendre, je ne l’entends plus. Je me recroqueville juste en chien de fusil. Sa main m’a guidé jusqu’à la chambre de mon frère, je n’ai rien vu. J’ai juste retrouvé l’atmosphère d’une chambre où je me réfugiais autant que possible. Le temps de me recroqueviller, mon esprit tente une percée. « C'est drôle, n'est-ce pas ? La chambre de ton frère a toujours eu quelques chose d'étrangement impersonnel, à côté de la tienne... » Je cligne des yeux, me roule en boule un peu plus. Pour me faire petit dans un lit que j’aimerais plus grand pour mieux m’y perdre. Je n’ai pas besoin de regarder autour de moi pour m’imaginer la décoration de ce qui m’entoure. Quelques cartes du monde. Des partitions sur un pupitre, dans un coin. Quelques photos. Des armoires impeccablement rangées. Un bureau vierge de tout bordel. Si différent du mien. Si différent de ma chambre. Comme nos esprits. « Marital a juste toujours été ce que vous voulez… » Je souffle, sans savoir si je veux qu’il m’entende. Sans même savoir si je prononce ces mots à voix haute. La voix de mon père me parvient, à nouveau étouffée. Lointaine. « Il n'y aura pas de Chester... » Je n’entends pas la fin.
Une phrase inachevée. Une phrase suspendue. Comme nous. Je n’aime pas les points de suspension, je n’aime pas les points finaux. Avec mon père, nous ne parlons qu’en phrases coupées, qu’en verbes sans compléments. Tronquées. Avortées. Comme tout ce qu’on entreprend, finalement, pour aller l’un vers l’autre.