En apparence, on pourrait croire que j'ai eu une enfance facile. Des parents richissimes, une vie dans les beaux quartiers de Paris, une voie toute tracée, une perspective de mariage avec les plus beaux partis de mon pays.
Pourtant...
Pourtant j'ai tué ma mère à la naissance. Je l'ai tuée, tuant par là même tous les espoirs de mon père d'avoir un garçon. Il m'a toujours traitée et élevée comme telle. J'ai dû m'astreindre à toutes les activités réservées à l'autre sexe. Les sports intensifs auxquels je devais m'adonner m'ont rompue plus d'une fois. Les horreurs que mon père m'a forcée à voir dès mon plus jeune âge ont exfiltré de mon coeur tout espoir en l'Humanité. Ne restèrent que l'amertume, l'égoïsme et la haine contre les mutants, que mon géniteur désignait comme responsables de ce qu'il me faisait voir.

"Ces êtres sont la gangrène de notre société. Ils sont anormaux, dangereux. Qui sait ce que la mutation de leurs gênes serait capable de causer d'ici un siècle ? Je refuse de voir ces anomalies faire plonger la race humaine dans le chaos."

J'ai toujours été une excellente élève. Ma famille ne méritait pas moins qu'une enfant capable d'aller chatouiller le 19 de moyenne générale. Je devais être la meilleure, partout, tout le temps. Alors que certaines premières de la classe se faisaient mettre à l'index par leurs camarades, j'étais toujours la vedette. J'étais belle, j'étais riche et j'avais du charisme. Il n'en fallait pas plus pour qu'une cour de jeune piailleuses se constitue autour de moi, dans l'attente de la moindre de mes faveurs.
On pourrait penser que j'étais bien trop fière pour m'abaisser à avoir des amis. Bien au contraire, j'ai su m'entourer des bonnes personnes. Elles étaient certes peu nombreuses mais elles appartenaient à mon milieu et partageaient ma vision du monde... Que demander de plus ?

Quand j'ai eu 17 ans, mon père me fiança à un autre héritier de la noblesse française, Alexandre Gardin du Boisdulier. Il avait mon âge, une carrure très élancée et un air de dandy déguingandé qui lui allait à merveille. Il brillait par sa discrétion et son intelligence, savait me couvrir d'affection lorsque j'en demandais et me laisser tranquille lorsque je recherchais la solitude.
Oui, je l'ai aimé.

Je l'ai aimé, d'un amour d'adolescente, jusqu'à-ce que j'apprenne qu'il était mutant. J'aimerais pouvoir vous dire que j'ai hésité à l'idée de le tuer, que j'ai éprouvé du remords, une quelconque forme de regret, voire même que j'ai été poussée par mes parents. Mais non.
Je n'en ai même pas parlé à mon père. Je suis allée chercher mes propres armes, j'ai planifié moi-même le meurtre, froidement, calmement.
Je me suis arrangée pour qu'il me fasse venir chez lui à un moment où la propriété était déserte. Lui faisant miroiter mon intention de lui donner ma virginité en échange d'un silence total sur ma visite, il n'a mis personne au courant. A cet âge là, les hommes ne pensent vraiment qu'avec leurs hormones...

Il est mort empoisonné au curare, seul et toujours puceau.

Ce premier meurtre, une fois avoué à mon père, marqua mon entrée dans le monde de la chasse. J'ai poursuivi mes études, mimant du chagrin pour cette vermine que j'ai failli épouser.
Les professeurs et mes camarades admiraient mon "courage" de continuer ainsi à travailler, malgré ce deuil.

J'ai obtenu mon Baccalauréat l'année suivante, en 1986, avec une honorable mention Très Bien, avant d'entamer des études de pharmacologie, toujours avec brio. Un peu moins de deux ans plus tard, je commençais à fréquenter un jeune employé de mon père, de 9 ans mon aîné. Je n'étais pas dupe, il me courtisais uniquement pour la fortune et le prestige de ma famille. Mais il était plutôt beau garçon, mature et un peu moins idiot que la moyenne. Je n'en demandais pas plus.
Au fil des mois pourtant, ce qui était parti pour devenir une alliance d'intérêt se transforma en amour réciproque. Je n'ai toujours pas saisi, aujourd'hui, comment nous avions fait pour en arriver là. Enfin, il y avait là de quoi mêler l'utile à l'agréable...

Quelque temps plus tard, nous finîmes par nous marier. Mon père vieillissant avait besoin de passer le flambeau. Entre temps, Hippolyte avait profité des placements malheureux de ce dernier pour racheter petit à petit les parts de l'entreprise, si bien que mes parents ne purent pas s'opposer à cette mésalliance apparente.
Mon époux, déjà propriétaire officieux des Pharmaceutiques Langlois le devint officiellement lorsque je le plaçais, à 27 ans, à la tête de l'entreprise.

Peut-être aurais-je dû prendre moi-même les rênes ? C'est une idée qui m'a souvent effleurée l'esprit... Mais dans le monde de l'entreprise, une femme, même de noble famille, aura toujours plus de difficultés à se faire entendre qu'un homme. Je préfère laisser à Hippolyte les charges officielles et gouverner dans l'ombre, c'est beaucoup plus confortable.

Très peu de temps après notre union, je tombais enceinte. A vrai dire, cela n'était pas vraiment prévu au programme... A 20 ans, j'avais encore envie de profiter de la vie, mais la venue d'héritiers dans la dynastie des de Langlois-Caesar aurait été appréciée de nos actionnaires.
J'ai eu très peu d'activités pendant les neufs mois qui ont rythmé ma grossesse. Hippolyte ne me laissait que rarement sortir et quand il n'était pas sur mon dos, il s'arrangeait toujours pour qu'un domestique m'ait à l'oeil... Si je m'étais attendue à ce qu'un homme aussi froid que lui en vienne à devenir si protecteur avec moi !

Lorsque Martial et Marius sont venus au Monde, j'ai, pendant quelques temps du moins, oublié la chasseresse que je suis. La fibre maternelle, les hormones... Tout un tas de raisons pourraient être invoquées pour me justifier. J'ai tendrement aimé mes deux fils quand je les ai tenus contre moi. Mais bien vite, les choses se sont dégradées.
Marius était turbulent, impertinent, fatiguant. Ce que je prenais pour de la simple hyperactivité se révéla être le symptôme avant-coureur de sa mutation.
Mon propre fils, un mutant. Je n'avais pas le choix, je devais m'en débarrasser.

Il avait six ans. Je savais qu'Hippolyte n'approuverai pas, alors je ne lui ai rien dit. J'ai profité du fait qu'il se rendait à un séminaire, près de Paris, pour passer à l'acte. Un jour, alors que Marius jouait près du balcon, je l'ai poussé. Je n'ai eu aucun remords, il s'agissait de mon devoir le plus élémentaire.

"Tout ce qui est mutant doit mourir."

Je n'avais pas prévu que ses pouvoirs de mutants lui sauveraient la vie. Je n'avais pas non plus prévu que Martial, celui dans lequel je plaçais tous mes espoirs, m'avait vue.
J'ai fait passer la chute pour un accident, culpabilisant mon mutant de fils et m'innocentant aux yeux de mon mari. De cette date jusqu'à aujourd'hui, j'ai dû adresser en tout et pour tout cinq phrases à Marius. J'ai préféré l'ignorer et concentrer mon amour sur Martial, en espérant effacer un jour de sa mémoire les horribles images de ce jour là.

Comme je m'y attendais, mon attitude vis à vis de Marius ne l'aida pas à réussir à l'école. C'était un cancre, toujours fourré dehors avec un ballon tandis que mon sage Martial suivait avec assiduité ses cours de violon. Au moins avais-je la certitude qu'un de mes deux enfants serait capable de reprendre l'entreprise...

J'ai pensé plusieurs fois à réitérer ma tentative de meurtre. Mais je n'ai pas pu. Je croyais être aussi forte qu'à l'époque où j'ai mis fin aux jours d'Alexandre mais ce n'était pas le cas. Il ne s'agissait pas d'un vulgaire fiancé, amour de jeunesse sans répercussion sur ma vie. C'était mon fils. La chair de ma chair, le sang de mon sang. Les principes de Père et Mère avaient beau être marqués au fond de moi, je ne pouvais me résoudre à les appliquer une seconde fois. Je crois même que ce jour là, lorsque je me suis rendu compte que mon fils avait survécu, j'ai ressenti une pointe de soulagement...

Après cet incident, la vie poursuivit son cours. Je dirigeais Caesar Pharmaceutics dans l'ombre, épaulant avec justesse mon mari. J'aimerais à dire que nous étions des citoyens modèles mais ce ne fut pas le cas. Jamais nous n'avons hésité à licencier, délocaliser et abaisser les salaires pour faire face à la concurrence sans rogner sur nos propres profits. Lorsque notre premier remède contre le SIDA s'est arrivé inefficace, nous n'avons eu aucun scrupule à le vendre aux pays d'Afrique plutôt que de le détruire.

Lorsque l'on s'amuse au jeu de la finance, il faut vaincre ou périr, il n'y a pas de moyen terme.

Mes jumeaux quittèrent bien vite le nid familial. Ils grandissaient et je vieillissait même si une bonne génétique et des séances de chirurgie esthétique hors de prix ralentissaient ce processus. Aujourd'hui, je paraît sans peine 10 ans de moins, et ce n'est pas pour me déplaire. Après tout, ma beauté reste l'une de mes armes les plus dangereuses...

A 46 ans, tout semblait aller pour le mieux dans ma vie... Jusqu'à-ce qu'Hippolyte ne vienne m'annoncer qu'il m'avait trompée avec une japonaise, 20 ans plus tôt. C'était pendant ce fameux séminaire... Celui au retour duquel il aurait pu ne retrouver qu'un seul de ses deux fils.
Mais ce n'était pas tout. Il avait eu une fille. Je me décomposais en entendant ces mots. Je comprenais maintenant la raison de ses voyages annuels au japon. Je réalisais à quel point je l'aimais de façon exclusive et à quel point je me sentais trahie, blessée par son aveu.
Mais ce n'était pas tout... A la suite d'un vaccin, il s'était révélé mutant.

Les mots ne sont pas assez forts pour décrire la haine et la violente tristesse qui m'ont envahie à cet instant. Je n'ai rien montré, je n'ai rien dit. Je suis restée de marbre et j'ai quitté notre salon. Je suis montée dans notre chambre, j'ai fait mes valises et je suis partie au volant de ma voiture, sans un mot.

Sur le trajet qui m'emmenait ailleurs, j'ai vu trouble. Je crois que j'ai pleuré.

Il m'a fallu de longs mois de méditation, de thalassothérapie et de concerts à l'Opéra de Los Angeles avant de me décider. J'aimais Hippolyte mais il m'avait trahie. J'aimais Hippolyte mais je croyais en mes convictions et en mon devoir.
Je suis rentrée à Radcliff et je me suis introduite chez nous. J'ai surpris mon mari, je n'ai rien dit. Quand il a voulu me prendre dans ses bras, je l'ai poignardé, à plusieurs reprises. Je voulais le voir mort. Quand j'ai cru que tout était fini, je suis partie.

Il faut croire que j'ai tendance à me rater lorsque je tente de tuer des membres de ma famille. J'ai appris dans le journal, quelques temps plus tard, qu'il était toujours en vie. Une seconde fois, j'ai senti cet amer sentiment de soulagement envahir mon coeur. Je l'aimais toujours, malgré la trahison, malgré ma tentative de meurtre. J'espérais qu'il en était de même pour lui. J'avais envie de revenir chez moi, de lui parler.

Il me manque et depuis qu'il n'est plus là, je souffre de migraines épouvantables. Je suppose que c'est purement psychologique, mais j'irai consulter un médecin quand tout ceci sera tassé, par acquis de conscience.

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