24 août 2015 – 1er voyage
J’ai l’impression que ma tête va exploser. En couchant les mots sur le papier, j’espère pouvoir calmer ce chaos qui ne cesse de me tourmenter. Winona m’a conseillé d’écrire un journal, pour garder une trace de ma chronologie. Il paraît que c’est mon idée, ou du moins que c’est moi qui la lui ai donnée la première fois qu’elle m’a rencontré … J’ai envie de rire en écrivant ces mots, tant ils me semblent aberrants. Le seul fait d’écrire la date me perturbe, je me suis réveillé hier en 1978, et je suis aujourd’hui en 2015. Un autre siècle !
Mais ce n’est pas comme ça que je dois commencer. Il faut que je sois rigoureux. Ca ne sert à rien de répéter que les choses sont irréelles ou incroyables, une fois que je les ai assimilées. Les faits, je dois m’en tenir aux faits. C’est tout ce qui compte.
Je suis un mutant. C’est Winona qui m’a expliqué ce que cela signifiait, toujours elle. C’est elle qui m’a pris en charge depuis que je suis arrivé, sans elle je serais devenu complètement fou. Un mutant donc, avec le pouvoir de traverser le temps. Je suis né en 1947, j’ai 31 ans. Il y a quelques jours, j’ai été pris d’une migraine sans précédent, qui m’a presque aveuglé, et j’ai du rester couché toute la journée. Le soir, les symptômes ont empiré, je tremblais fortement et quand j’ai essayé de me lever, la pièce s’est mise à tourner. Les murs ont fondu autour de moi, la terre a tremblé, il y a eu un enchaînement de choses impossibles à décrire, et quand tout s’est calmé, j’étais ici. Au même endroit, ou presque, mais à une autre époque. Dans la maison de mes parents vivent désormais une femme et sa fille, qui portent mon nom. Ma femme, ma fille.
Cette fois c’est mon cœur qui risque d’exploser, quand je pense à Mina et à la façon dont elle me regarde. Elle sait parfaitement qui je suis, elle a vécu avec moi des choses que je ne peux pas encore appréhender. J’ai été là, à ses côtés, pendant presque toute sa vie, mais je ne la rencontre qu’aujourd’hui, et elle a déjà 20 ans. C’est ma fille, et je peux effectivement trouver certains traits de ma famille sur son visage, certaines expressions que je lui ai très certainement léguées … C’est encore une étrangère pour moi, mais j’ai envie de la protéger du monde entier, et je veux passer le reste de mon existence à découvrir qui elle est.
Et il y a Winona, bien sûr. Winona qui sait, depuis que je me suis effondré devant elle, qui je suis, d’où je viens, et ce qu’elle doit m’expliquer. Chacun de ses gestes est empli d’affection, et je pense que je ne saisis pas encore l’ampleur des sentiments qu’elle ressent pour moi. Elle est simplement certaine que je vais l’aimer, parce qu’elle l’a déjà vécu. Elle m’a montré quelques photos de nous deux, notamment celles de notre mariage. Dans ce qui sera mon futur, et qui est déjà son passé, nous allons nous marier. C’est comme si je lisais un livre en commençant par la fin, je ressens une certaine frustration à apprendre tout ça … Et pourtant je sais qu’elle ne me dis pas tout, justement pour que je puisse découvrir cette vie au fur et à mesure qu’elle s’ouvrira devant moi.
Tout ceci est incroyable, mais j’ai arrêté de me dire que j’hallucinais. Et je crois que je commence à apprécier tout ça.

23 novembre 1978
Je suis de retour chez moi. Nous étions en train de prendre le petit déjeuner, Winnie était retournée à la cuisine chercher du thé et Mina me parlait de ses études. Elle se montrait passionnée, et elle secouait la tête en faisant voltiger ses cheveux roux autour de sa tête, je l’écoutais en souriant et en me disant que rien ne l’arrêterait. Je songeais aussi à la main de Winnie qui s’était égarée dans mes cheveux quand elle était passée derrière moi. C’était encore septembre et il faisait doux, nous étions sur la terrasse. J’ai l’impression que je dois noter tous les détails afin de m’en souvenir au mieux, tant j’ai peur de tout oublier, que ça ne s’efface et que je perde ce sentiment de plénitude que je ressentais alors … Mais les tremblements sont revenus, les maux de tête, puis le tourbillon, et me revoilà. Le brouillard recouvre tout Radcliff, il fait froid et humide, je suis glacé jusqu’aux os, je me sens mal. Je ne suis resté avec elles que trois semaines, mais déjà un trou s’est formé dans ma poitrine là où elles devraient se trouver. Elles ne sont plus là, je suis seul.

10 janvier 2008 – 2ème voyage
Bon sang ! Je ne m’attendais pas à revenir aussi vite. Quelques jours à peine se sont écoulés depuis que je suis revenu en 1978, et ma mutation s’est à nouveau déclenchée. Je suis encore étourdi de ce changement, d’autant que les choses sont totalement différentes de la dernière fois. Je suis arrivé en pleine dispute entre Winona et Mina. Ma fille est plus jeune, et quel caractère elle a ! Elle est bien moins facile que la dernière fois. Elle a 13 ans, je suppose que c’est la crise d’adolescence … Mais elle m’a immédiatement pris à parti dès que je suis entré, comme si j’avais été là tout du long. Comment suis-je censé gérer une ado de 13 ans ? Je crois que c’est mon air hébété qui les a un peu calmées. Je ne devrais pas dire « calmées », parce que Mina s’en est soudain prise à moi en me reprochant de n’avoir pas été là quand elle avait besoin de moi, et Winona l’a envoyée dans sa chambre. Il y a eu un claquement de porte digne de Sorcha (je crois qu’elles ont beaucoup de traits de caractère en commun !) et Winona m’a ensuite demandé d’où je venais. J’ai fini par comprendre ce qu’elle voulait dire quand elle a sorti son propre journal … Elle ne savait pas que les choses étaient aussi « récentes » dans ma propre chronologie, elle s’attendait à une version plus âgée de moi, j’imagine.
Ce que je n’avais pas compris la dernières fois, je l’ai pris en pleine face aujourd’hui avec les cris de Mina. C’est bien plus dur de gérer tout ça pour elles que pour moi. Je suis encore trop « neuf », et même si je suis déjà très attaché à elles, ce n’est rien en comparaison de ce qu’elles ressentent quand je disparais. Et quand je reviens des années plus tard, sans les reconnaître …
Je comprends mieux pourquoi Winona a insisté pour que je tienne ce journal. Un jour viendra où c’est moi qui les connaîtrait, et où elles ne sauront pas qui je suis. Ou plutôt, où Mina n’existera pas et où je n’existerais pas pour Winona. J’ai envie de lui demander qu’elle me raconte notre rencontre, afin d’être certain de ne pas la manquer … Mais elle ne me dira rien. Et je vais essayer de ne pas trop chercher. Ce serait facile de faire des calculs, avec l’âge de Mina, avec les photos qu’elle m’a montrées … J’ignore vraiment comment je vais pouvoir résister. Je veux tout savoir !!
[…]

12 juin 1994 – 7ème voyage
C’est aujourd’hui. Je l’ai compris en voyant les volets de la maison fermés, le jardin en friche, puis quand j’ai vu la date. Mes parents ont déménagé depuis longtemps : mon père est mort, ma mère est dans la maison de retraite où Sorcha l’a enfermée. Et la maison est vide. J’ai été pris d’une émotion violente en comprenant ce que cela signifiait, et je suis parti la chercher. Winona. C’est idiot, peut-être suis-je en train de faire une erreur, mais je ne veux pas y réfléchir. J’ai besoin de la voir.

13 juin 1994
Elle est si jeune ! La première fois que je l’ai rencontré, c’était une femme mûre, et c’est d’elle dont je suis tombé amoureux, mais quand je l’ai vue hier … Il n’y a pas de mots pour décrire ce que j’ai ressenti. Cette fois c’est moi qui suis plus âgé qu’elle.
Je l’ai approchée, et nous avons discuté. De tout, de rien, ça n’avait pas d’importance. C’était facile, tellement naturel ! Pourtant je sens bien qu’elle porte en elle cette méfiance dont elle m’avait parlé, il y a quelque chose dans ses yeux qui me prévient qu’elle ne se laissera pas aller, et il va falloir que je gagne sa confiance. Mais j’ai toute la vie devant moi, une éternité pour la séduire et voir à nouveau ce sourire qu’elle n’offre qu’à moi.
Je sais qu’elle m’aimera. Il n’y a rien qui puisse effacer cette certitude, et c’est tout ce qui importe pour moi.
[…]

22 mai 1995 – 12ème voyage
Je n’ai pas envie de perdre du temps à écrire, mais c’est une date importante.
Notre fille est née. Ma petite Mina, mon rayon de soleil. Tu vas être la raison de toutes mes insomnies, tu hurleras que tu me détestes des dizaines de fois et tu me briseras le cœur à chaque fois, mais tu ne me regarderas jamais comme un étranger. Je serais toujours ton père, j’étais là à ta naissance, mon dieu, je n’arrive pas à y croire. J’ai vu ta naissance mais pas encore ta conception ! Je ris tout seul, et mes mains tremblent, je suis tellement heureux d’avoir été là, ma plus grande peur étais que ma maudite mutation me prive de ce moment. Mais je suis arrivé à temps, il doit tout de même y avoir un lien quelque part dans notre génétique, qui m’appelle dans ces moments là … Je divague, je ne sais plus ce que j’écris. Je vais retourner voir Winnie, je ne peux pas supporter une seconde de plus d’être loin d’elle.
[…]

3 octobre 1979
Ca fait six mois. Six mois que rien ne s’est passé, six mois où je suis resté enchaîné ici. Je deviens fou, je ne cesse d’imaginer Mina qui grandit sans moi, et Winnie qui m’attend … C’est la première fois que mon pouvoir met tant de temps à me ramener chez moi. Je ne suis plus chez moi, ici, il n’y a rien qui me retienne, et chaque jour est plus difficile que le précédent. Je tourne comme un lion en cage et la vie perd peu à peu de sa saveur. J’ai besoin de les voir.
[…]

29 mars 1981 – dernière entrée du journal.
Hunter. Je croyais que ce mot n’existait que dans le siècle à venir, quel fou j’ai été ! Ils étaient devant moi, tout ce temps. Dire que j’ai donné mon nom à ma femme et à ma fille … Je me sens sali. Mes propres parents sont des chasseurs de mutants, et cela depuis toujours. Et ma sœur … Sorcha, je te croyais plus intelligente que ça.
Elle a beau avoir un caractère épouvantable, elle a un cœur, j’en suis sûr. Est-ce vraiment incompatible avec son appartenance aux hunters ? Je ne sais plus quoi penser d’elle, et de nos parents, de toute ma famille entière ! Suis-je le seul qui ne soit pas …
Hunters, tous hunters. Sorcha ! Elle n’était qu’une enfant, comment peut-elle … Elle ne comprend peut-être pas. Mais si, elle comprend. Elle le sait, et elle deviendra comme ceux du 21ème siècle. J’ai vu ce qu’ils faisaient, j’ai assisté aux massacres en 2014 et en 2015, dans ma propre ville. Ma sœur, ma propre sœur … Je n’arrive pas à …
Elle sait, maintenant. Elle sait que je suis un mutant. Sa haine, elle me l’a crachée au visage comme si j’étais un chien.
Je ne peux pas rester. Elle était une des seules que j’étais heureux de voir quand je revenais, mais je l’ai perdue. Il faut que je parte, que je rejoigne Winnie et Mina. J’ai tellement honte de ce que je suis, de ce qu’ils sont ! Et j’ai peur. Si Sorcha essayait de me tuer … Et si elle me tuait … Mon futur serait effacé. Mina ! Ma petite Mina, mon bébé … Elle disparaîtrait ? Elle n’aurait jamais existé … Il faut que je parte avant que Sorcha ne prenne une décision définitive.
Mais je ne sais pas comment faire. Je n’ai jamais réussi à contrôler quoi que ce soit.
Il le faut. Je dois partir, je dois rejoindre ma famille.