D’où vient Sadie Green ? A Radcliff, la jeune femme évite la question. Elle n’y répond jamais, laissant planer le doute. Elle ne saurait pas comment expliquer que Sadie Green n’existe pas. Par contre, Heather Shaw, elle, est bien réelle.
Née au début de l’année 1990 à New York, Heather Shaw n’aurait jamais du manquer de rien. Son père était un entrepreneur couronné de succès et sa mère une brillante avocate. Pourtant, malgré leurs carrières florissantes, ces deux personnes ne délaissaient pas leur fille unique. Elle grandit en devenant une jeune fille discrète mais habituée aux avantages que lui conféraient la position de ses parents.
Tout était parfait pour Heather, et cela le devint encore plus à ses 16 ans, lorsqu’elle rencontra Neil, un garçon dont elle tombait amoureuse, malgré qu’il fût presque 5 ans plus âgé qu’elle. Il était majeur, mais la différence d’âge entre eux était trop petite pour que les parents de la jeune fille voient leur liaison d’un mauvais œil. Elle emménagea donc avec lui, avec la bénédiction de sa famille.
Heather vivait un conte de fée, et, sans s’en rendre compte, s’éloigna de sa famille et de ses amis au profit de Neil. Cela ne la gênait pas. Jusqu’à la première gifle…




D'après les mots qu'il prononçait, entrecoupés d'insultes et de jurons, il pensait qu'elle le trompait. Jamais elle n'aurait fait une chose pareille, elle avait bien trop peur. Elle n'osait même pas le quitter, à vrai dire. A chaque fois qu'il s'énervait, d'ailleurs, elle était partagée entre l'envie de partir loin et celle, augmentée par l'impression de fatalité qu'il la retrouverait n'importe où, de rester et de se faire toute petite. De ne pas provoquer son courroux. D'ailleurs, aujourd'hui, il était plus énervé qu'à son habitude. Pourquoi ? Il devait avoir remarqué un regard. Un inconnu qui la regardait. Pas nécessairement par intérêt. Peut-être quelqu'un avait-il laissé ses yeux posé trop longtemps sur les ecchymoses qui maculaient le visage de l’adolescente. Bientôt, il y en aurait plus, bien plus, elle en était certaine.
Neil leva la main, puis la frappa. Une fois, deux fois. Il s’arrêta et Heather se rendit compte qu’elle s’était recroquevillée, les yeux fermés, en attendant les coups suivants. Surprise par l’arrêt des coups, elle osa soulever ses paupières, douloureusement closes. Elle le vit ouvrir un tiroir, d’où il tira un couteau. Son cœur rata un battement. Elle n’osait pas imaginer la suite, et le fixait sans pouvoir bouger, ni même parler. L’aurait-il seulement écoutée ? Il continuait de l’insulter. Heather avait du mal à suivre ses propos décousus mais elle comprit qu’il disait que cela ne se produirait plus. Qu’elle ne le tromperait plus.
Puis il abaissa le couteau tranchant vers elle. Mais l’impact ne vint pas, contrairement à ce à quoi elle s’attendait. Elle avait tenté, dans un geste désespéré, de stopper le bras de Neil avec sa main, mais ne s’était pas vraiment fait d’illusion sur sa force. Et pourtant, elle avait réussi. Et le jeune homme avait le visage crispé de douleur. Alors qu’elle se rendait compte qu’elle reprenait le contrôle, sa peur se transforma en rage. L’angoisse qui l’avait accompagnée depuis si longtemps disparu, transformée par un voile rouge de colère et de haine qui lui obscurcissait la vue. Transformée ou cachée. Elle l’ignorait. Elle ne se posait pas la question.
Elle ne se posa pas plus de question quand elle se rendit compte de la brûlure sur le bras de Neil, d’une forme qui rappelait celle de la paume de l’adolescente. Comme instinctivement, elle continua à concentrer sa haine et à appliquer ses paumes sur la peau de son petit ami, y laissant des marques rouges qui augmentait visiblement la douleur de celui-ci. Puis, alors qu’il ne bougeait plus, elle attrapa le couteau qui était tombé sur le sol…




Elle n’avait eu d’autre choix que celui de quitter New York pour une ville de moindre importance, où personne ne connaissait Heather Shaw, où personne ne pouvait la lier au meurtre de Neil. Grâce à l’argent qu’elle avait emporté avec elle, elle avait pu se procurer de faux papiers, et s’installer dans une petite ville. Elle était donc devenue, aux yeux de tous, Sadie Green, jeune femme renfrognée et discrète, vivant à Radcliff.
Pendant quelques mois, elle avait espéré pouvoir tenir uniquement sur l’argent qu’elle avait avec elle en arrivant. Elle avait presque vidé son compte en banque de gosse de riche pour récupérer ce pactole qui, pourtant, s’amenuisait à vue d’œil. De plus, elle craint rapidement d’attirer les regards et les rumeurs si elle semblait pouvoir vivre sans travailler. Elle prit donc un emploi de caissière. Qu’elle garda deux semaines, avant de se faire limoger. La jeune fille n’avait pas l’habitude de travailler, et ne savait pas prendre les ordres. Elle n’arrivait que très rarement à l’heure, et cela ne passa pas inaperçu aux yeux de ses supérieurs.
Pendant quelques années, Sadie enchaina les petits boulots, apprenant de ses erreurs, s’habituant à ne plus être protégée par la condition de ses parents, dont elle n’avait d’ailleurs pas eu de nouvelles depuis son départ de New York.
Enfin, elle trouva un emploi pour lequel elle semblait douée, avec des collègues qui savait la supporter. L’ancienne gosse de riche meurtrière était donc devenue une serveuse anonyme, qui évitait de parler du fait qu’elle n’était pas tout à fait humaine ou qu’elle n’était pas vraiment celle qu’elle prétendait être.
La peur n’était jamais revenue, contrairement à la rage, qui la guettait tous les jours. Elle était énervée contre Neil de l’avoir privée de sa vie, énervée contre elle-même de s’être laissée avoir dans ses filets. Et cette colère se laissait parfois transparaitre dans ses relations avec les autres. Mais, en un sens, cela l’arrangeait de garder tout le monde à l’écart : ainsi, elle s’assurait que personne ne posait trop de questions sur son passé.