washington dc, delaware, USA, 1995 - Elle avait sauté. Elle n’avait aucune idée de pourquoi elle l’avait fait, mais elle l’avait fait. Ça avait semblé tellement amusant, de juste aller voir ce qu’il y avait de l’autre côté – mais une fois que ses pieds étaient retombés sur terre, elle avait rapidement réalisé qu’elle avait fait une grossière erreur. Elle était seule. Ses parents, qui avaient été là, juste là, même pas une seconde auparavant, étaient disparus. La petite tourna sur ses talons, le souffle coupé. Elle n’était même plus sur la terrasse, et elle n’était certainement plus en Espagne. Il faisait noir maintenant, et il pleuvait. Qu’avait-elle fait ? Où était-elle ? Quand était-elle ? Penny n’avait jamais trop compris le pouvoir de sa mère. Elle n’avait que six ans après tout; c’était trop abstrait pour elle. Elle savait juste que sa maman était capable de voyager dans le temps et l’espace. Ça sonnait tellement cool à ses oreilles d’enfant; sa maman était une super-héroïne. Mais maintenant, elle ne voyait sa maman nulle part. Son papa non plus. Elle était seule, au milieu de l’inconnu. Des larmes brûlantes lui montèrent aux yeux, et elle appela ses parents. Pas de réponse. Il n’y avait aucun bruit dans les alentours, sauf pour le lointain grondement des voitures. Puis, un bruit de sifflement que la petite Penny reconnut. Et un instant plus tard, elle apparut de nulle part, et s’effondra sur le sol.

« Maman ! Maman ! » La petite secouait le corps inanimé de sa mère. Son visage était déformé par le désespoir, les larmes coulant à flots sur ses joues. Ses longs cheveux roux retombaient devant ses yeux, elle s’en fichait. « Maman, réveille-toi, s’il te plaît ! » C’était inutile. Un bruyant sanglot s’échappa des lèvres de la gamine, qui se laissa choir sur le sol mouillé. Elle n’avait aucune idée d’où elle était. Il faisait noir. La peur s’infiltra dans ses veines, et elle se mit à secouer sa mère de plus belle. « MAMAN ! S’IL TE PLAÎT, RÉVEILLE TOI ! » Mais les yeux de sa mère restaient fermés. Sa peau était froide. Ses cheveux, semblables à ceux de sa fille, étaient éparpillés autour de sa tête comme une couronne. La gamine pleura de plus belle. Elle était seule – personne aux alentours. Il devait être tard – les enseignes des magasins étaient fermées, et aucune voiture ne circulait sur la route. « Maman… » La petite suppliait, ses petites mains agrippées à la veste de sa mère. Puis, elle se laissa retomber contre sa poitrine, enroulant son bras autour d’elle. Il faisait froid. Peut-être que si elle parvenait à la réchauffer, elle se réveillerait. Oui, peut-être bien qu’elle finirait par se réveiller…

berlin, allemagne, 2006 - « Arrête de taper du pied comme ça. » « Je peux pas m’en empêcher. » « Quoi, t’es nerveuse ? » « Tu te fous de ma gueule ? Bien sûr que j’suis nerveuse. » « Pourquoi ? C’est juste ma famille. » « C’est exactement ça, c’est ta famille. » « T’as pas à t’en faire, Pen. Ils vont t’adorer, j’suis sûr. » « T’es sûr ? » « J’suis sûr. »  Ses lèvres, pincées en une fine ligne, se détendirent le temps d’un sourire. S’il y avait quelqu’un qui savait la rassurer, c’était bien Wil. Il lui souriait aussi, et pressa sa main contre la sienne avant de détourner le regard vers la fenêtre à nouveau. Le paysage filait à toute allure autour d’eux, tellement vite que Penny ne pouvait absolument rien discerner sinon des arbres flous et des bâtiments flous. Elle n’avait jamais vu l’Allemagne – mais ce n’était pas pour ça que son coeur était aussi serré dans sa poitrine, et que ses mains étaient moites. Elle n’était pas venue en Allemagne en vacances. C’était Wil qui l’avait convaincu de venir. Il lui avait dit que si elle voulait vraiment s’investir, elle devait suivre l’entraînement approprié. L’entraînement pour devenir une chasseuse, une vraie. La famille de Wil, les Hellstorm, étaient connus dans tout l’Europe – ils étaient une vieille famille, dans le business de la chasse depuis bien longtemps. Ils s’y connaissaient – ils lui donneraient l’entraînement dont elle avait besoin. Penny n’avait pas été enchantée à l’idée de devoir se cloître à l’intérieur d’un espace encore longtemps – elle avait grand besoin de liberté, d’indépendance. Elle voulait vivre sa vie, maintenant qu’elle avait dix-huit ans et qu’elle n’était plus dans le système. Mais Wil l’avait convaincu. Il parvenait toujours à la convaincre. Seulement quelques années, et ensuite elle serait prête. Ensuite elle serait libre – ils seraient libre, et ils pourraient parcourir le monde ensemble, sans rien qui ne les arrête. La perspective avait été trop charmante pour la refuser, et alors Penny avait mis tous ses économies dans l’achat du billet d’avion et ils étaient partis pour l’Allemagne. Le trajet de train de l’aéroport jusqu’à Berlin ne durait qu’une demi-heure. Bientôt, ils seraient au coeur de la ville, et ils se dirigeaient vers le manoir Hellstorm. Penny avait ricané la première fois qu’elle avait entendu ça. Le manoir Hellstorm. Ça faisait tellement prétentieux. Elle savait que la famille de Wil était riche – plus que riche – mais quand même. C’était une chose d’avoir des airs, ça en était une autre de se les donner.

Le train s’arrêta finalement à la gare, et Penny suivit Wil jusqu’à l’extérieur, avec son sac à dos et sa petite valise. Elle n’avait presque rien – quelques vêtements, et des babioles amassées pendant ses années dans le système, à naviguer de famille en famille. Rien de très important – mais elle tenait à toutes ces choses. Et bien sûr, la photo de ses parents, rangée méticuleusement dans son sac. Photo qu’elle ne regardait jamais, mais qu’elle avait toujours sur elle. Le duo s’engouffra dans un taxi, et Wil donna l’adresse au chauffeur dans un allemand parfait – c’était après tout sa langue natale. Penny l’oubliait parfois, tellement son anglais était bien maîtrisé. Ça la frappa qu’elle ne parlait cependant pas un mot de la langue germanique – une des nombreuses choses qu’elle allait devoir apprendre ici. Environ vingt minutes plus tard, le taxi s’arrêta devant une immense maison – Penny l’observa avec des grands yeux. C’était donc ça, le manoir Hellstorm. Wil lui lança un sourire amusé, et lui prit la main pour la guider jusqu’à l’entrée.

Un, deux, trois coups. Penny se sentait comme en transe, comme si elle n’était pas vraiment présente – comment était-elle en Allemagne ? Comment en était-elle arrivée là ? Pendant si longtemps, elle avait été l’orpheline oublié, l’orpheline abandonnée. Elle s’était crue perdue, perdue à jamais, condamnée à une vie errante sans but précis. Sa mère était morte, son père était elle-ne-savait-où dans le temps. Elle était seule – ils l’avait laissé seule. Puis elle avait rencontré Wil, ce jeune homme allemand exilé aux États-Unis par un père ambitieux qui voulait un job à Washington – lui aussi, dépaysé par les bonnes volontés de son patriarche. Ils s’étaient trouvés, tous les deux. Et voilà qu’elle était en Allemagne, elle, Penny, petite Penny. Elle avait bien du mal à y croire, mais la pression de la main de Wil contre la sien la convainquait qu’elle n’était pas en train de rêver. Riant nerveusement, elle se composa alors que la porte d’entrée ouvrait. Une nouvelle vie commençait pour elle.

atlanta, géorgie, USA, 2013 - « Tu reviens de l'église, ou quoi? » Penny lui jeta un regard noir avant d'ouvrir suffisamment la porte pour le laisser entrer. Il la suivit, refermant la porte derrière lui. « Sérieux, il fait à peu près 50 degrés dehors. » Penny laissa échapper un soupir agacé. « T'as rien d'autre à dire à part commenter ma garde-robe ? » Parrish leva les yeux mains en signe d'abandon. Elle pouvait comprendre pourquoi il disait une telle chose - après tout, il était vrai que son choix de vêtements ne convenait pas vraiment à la température chaude et humide d'Atlanta. Elle était vêtue de noir de pied en cap, avec des manches longues et des jeans. Mais ce n'était pas de sa faute si elle avait un peau extrêmement sensible au soleil. Elle avait déjà attrapé un coup de soleil depuis son arrivée en Géorgie. Elle ne comptait pas répéter l'expérience. « Qu'est-ce que tu fous ici ? » demanda-t'elle finalement à Parrish. « On s'était donné rendez-vous à neuf heures, et il est à peine trois heures. » Elle observa le visage du chasseur changer - un espèce de sourire béat se dessina sur son visage. « C'pour ça qu'j'suis là, euh... En fait, j'pourrai pas venir avec vous c'soir. » « Pourquoi ? » La question fusa des lèvres de Penny avant même qu'elle ne puisse y réfléchir.

Après tout, c'était plutôt rare que Parrish refusait d'aller à la chasse avec elle et Wil - depuis qu'ils s'étaient rencontrés quelques semaines plus tôt, ils étaient inséparables. Ils se suivaient partout, allaient toujours chasser ensemble. Penny n'avait pas vu cette arrivée d'un très bon oeil au départ - après tout, c'était difficile pour elle de faire confiance à quelqu'un d'autre que Wil. Mais ce dernier l'avait convaincu que ça leur ferait du bien d'avoir quelqu'un de nouveau dans l'équipe - et il avait finalement eu raison. Même si Parrish pouvait parfois agir en véritablement connard, Penny l'aimait bien. « Bianca veut qu'on sorte manger au restaurant. Elle avait tellement l'air tellement contente... J'ai pas pu lui dire non. » Penny leva les yeux au ciel. Cette fameuse Bianca, la belle Bianca, la fantastique Bianca - c'était la seule chose sur les lèvres de Parrish depuis quelques temps. Elle haussa des épaules. « Tu fais c'que tu veux, Parrish. » Elle hésita, mais finalement elle laissa les mots sortirent de sa bouche. « Mais j'ferais attention si j'étais toi. » Le chasseur arqua un sourcil. « Ein ? » « J'lui fais pas confiance. » C'était vrai - Penny voyait vraiment cette Bianca d'un mauvais oeil. Son histoire, elle n'y croyait pas, son attitude, elle n'y croyait pas, et son attachement pour Parrish, elle n'y croyait pas - mais ce dernier était rendu aveugle face à la jeune femme. Même Wil lui disait qu'elle se faisait des films. « T'fais confiance à personne, Penny » soupira finalement Parrish. Il lui tendit le dossier du mutant qu'ils allaient chasser ce soir-là, et Penny le prit tout en lui lançant un regard bien pointu. « Soyez prudents,  c'soir. » « Mouais. Et toi, amuses-toi bien avec ta Bianca » répondit-elle d'un ton rempli de sarcasme. Parrish secoua la tête, et quitta la pièce. Penny se laissa tomber sur un fauteuil, soupirant, et se mit à consulter le dossier. La chasse ne serait pas facile ce soir. Mais c'était ce qui rendait le tout tellement amusant, non ?

radcliff, kentucky, USA, 2015 - Ouais, elle avait dit oui à suivre Parrish parce qu'elle voulait l'aider à retrouver Bianca. Bien sûr qu'elle avait dit oui pour ça, pour qu'ils retrouvent la jeune femme et qu'ils lui remettent les pendules à l'heure. Du moins c'était ce que Penny avait envie de faire - elle doutait que c'était les intentions de Parrish, mais bon, peu importe. L'homme était devenu son ami après tous ces mois passés ensemble à chasser, et quand Wil avait insisté pour qu'ils ne se séparent pas, Penny n'avait pas fait d'histoire. Parce que Parrish voulait aller dans le Kentucky - et que Penny savait très bien ce qui était également au Kentucky. Qui était au Kentucky. Elle ne savait pas trop ce qui lui avait pris, d'avoir soudainement envie de retrouver sa famille. Peut-être que c'était après avoir vu le visage défait de Parrish après qu'il ait réalisé la trahison de Bianca. Peut-être que c'était parce qu'elle avait bien envie, elle aussi, de retrouver ce qu'elle avait perdu. Elle voulait juste savoir qui ils étaient, où ils étaient. Peut-être qu'ils étaient morts. Peut-être qu'ils étaient terriblement ennuyants. Mais elle avait quand même fait les recherches, qui lui avait démontré que Lazar O'Callaghan, son grand-père, vivait à Radcliff au Kentucky. Tous les chemins menaient à cette petite ville anonyme - cette idiote de Bianca, et son grand-père. Son grand-père et sa grand-mère. Son père, même, peut-être. Mais ça, c'était une autre histoire.

Elle n'avait rien dit à Parrish, ni même à Wil. Elle savait comment il réagirait - il lui demanderait si elle avait perdu la tête. Après tout, elle lui avait toujours affirmé qu'elle ne voulait rien savoir de cette famille qui l'avait abandonné, qu'ils n'étaient pas sa famille, que c'était lui sa famille. Puis il lui demanderait ce qu'elle voulait, exactement. Et ça, elle n'en savait rien. Une partie d'elle avait envie de tout simplement apprendre qui ils étaient, mais l'autre partie d'elle-même qui était rongée par la colère avait juste envie de leur jeter au visage tout le mal qu'ils avaient fait, et de leur rendre cette douleur. Mais comment ? Les tuer ? Elle ne pourrait pas se résoudre à ça. Elle voulait juste qu'ils sachent. Qu'elle était en vie, qu'elle s'était débrouillée seule, sans eux, et qu'elle était devenue quelqu'un. C'était tout. Elle savait que ça n'arrangerait rien. Que la douleur serait probablement toujours là. Mais ça pourrait peut-être lui faire un peu de bien - et après, elle pourrait repartir et continuer sa vie avec Wil. C'était une belle fantaisie. Elle était désillusionnée. Car au moment où elle posa les yeux sur son grand-père, elle sut qu'elle ne pourrait pas repartir.