Elsa & Grayman
   

La nuit était tombée depuis un moment déjà et l’heure du couvre-feu approchait. Ce fameux couvre-feu qui empêchait les habitants de Radcliff de vivre leur vie comme ils l’entendaient une fois passé vingt-deux heures trente. C’était tôt, comme heure, surtout dans une ville comme celle-là. Certes, elle n’avait pas la prétention d’être New-York, mais il y avait bon nombre de bars, restaurants et autres clubs qui vivaient essentiellement à la nuit tombée et qui avaient eu à souffrir des restrictions imposées par le maire. Les chasseurs qui le suivaient, en revanche, s’en donnaient à cœur joie, et sous prétexte de vouloir défendre la veuve et l’orphelin, ils traquaient sans pitié les mutants, allant jusqu’à les chercher jusque dans leur propre maison pour mieux les tuer. On ne comptait plus les abus de pouvoir, les hommes et femmes trop zélés qui se prenaient pour les rois du monde, des êtres tout-puissants alors qu’au final, ils n’étaient que des humains avec des armes à feu, rien de plus, mais rien de moins non plus. Ils restaient des soldats, des assassins aussi, et il ne valait mieux pas les prendre à la légère malgré toute l’aversion que l’on pouvait ressentir pour eux. Et si Grayman était prudent, d’autant plus depuis la perte de sa mutation, il n’avait peur eux qu’un mépris certain et n’hésitait pas une seconde à mettre fin à la vie des plus vindicatifs d’entre eux. Il n’avait pas spécialement prévu d’en croiser ce soir-là, alors qu’il sortait du club clandestin de Barry où il avait gagné quelques centaines de dollars en liquide après ses combats du jour, et pourtant, ce fut la voix de l’un d’entre eux qui attira son attention, suivit du bruit de quelque chose de lourd qui s’écrase contre un mur. Prudent, il l’était, mais curieux il l’était d’autant plus, aussi se dirigea-t-il vers la rue d’où provenaient ces sons. C’était un cul-de-sac au fond duquel se trouvait une jeune femme aux cheveux blonds comme les blés, étalés sur le sol. Devant elle se dressait un homme dont il ne voyait que le dos mais dont la posture avait quelque chose de positivement menaçant, et contre la paroi de briques se trouvait, à moitié détruit, un fauteuil roulant dont l’une des roues défoncées tournait en couinant difficilement. Pas bien difficile de comprendre ce qu’il venait de se passer, et les menaces proférées par l’inconnu ne tombèrent pas dans l’oreille d’un sourd.
Le géant s’engouffra dans la ruelle, silencieux comme les ombres qu’il maniait autrefois, et se dressa au-dessus du hunter qui suivit le regard que lui lança la demoiselle. Son regard mit une petite seconde à croiser le sien.

- C’est quoi ce bor-

Grayman ne lui laissa pas le temps de terminer sa phrase. D’un mouvement vif, il enserra sa tête dans le creux de son bras et, d’un geste sec, lui brisa la nuque dans un bruit écoeurant. Il laissa le cadavre s’écrouler au sol, mou comme une poupée de chiffons. L’enjambant sans plus se soucier de lui, il mit un genou à terre et abaissa sa grande carcasse pour planter son regard dans celui de l’inconnue.

- Vous n’êtes pas blessée ?

Il n’aurait plus manqué qu’elle ait été violentée par l’autre imbécile – qui, fort heureusement, ne ferait plus de mal à personne. Ses yeux ambrés se posèrent une nouvelle fois sur le fauteuil qui gisait lamentablement à quelques pas de là.

- Je crains que votre fauteuil ne soit plus en état. Avez-vous une adresse où je pourrais vous déposer ?

Il la fixa une nouvelle fois, sachant très bien que de telles propositions pouvaient toujours avoir l’air étonnamment menaçantes – surtout après qu’il ait tué un homme juste devant ses yeux.

- Je vous assure que je ne suis pas votre ennemi.

Mieux valait mettre les choses au clair tout de suite s’il devait lui servir de chauffeur improvisé. L’heure fatidique approchait et, bientôt, ce ne serait pas un, mais des dizaines de hunters qui hanteraient les rues de Radcliff à la recherche des mutants et des retardataires.

Elsa & Grayman
   

Ce ne fut pas le premier homme que Grayman tuait pour se défendre, et ce ne serait certainement pas le dernier. Ceci étant dit, il aurait tout aussi bien pu l’assommer – avec sa force et les objets qu’il avait à sa portée, ça n’aurait pas été particulièrement difficile. Mais il n’avait pas envie de s’encombrer de ce genre de détail et, surtout, ce soir il n’en avait pas la patience. Et puis, un chasseur de plus ou de moins, ce n’était pas ça qui causerait du tort à Radcliff. La population de hunters était bien assez développée comme cela ; et d’ailleurs, elle ne tarderait plus à sortir hanter les rues de la ville à la recherche des retardataires et des mutants qui n’auraient pas su assez bien se cacher.
Un genou posé à terre, face à la jeune femme étendue sur le sol, le géant s’assura malgré tout qu’elle n’avait pas été blessée. Visiblement, elle s’en sortait bien, si l’on omettait les dégâts causés à son fauteuil roulant. L’objet était désormais inutilisable, si bien que s’ils voulaient partir d’ici rapidement tous les deux, il allait probablement devoir la porter. Elle avait l’air fluette et légère : ça ne serait pas un problème pour lui, loin de là. Tant qu’elle ne lui demandait pas d’emmener sa chaise avec eux, ils devraient pouvoir se déplacer sans encombre. Et puis, il savait se faufiler presque partout, vacciné ou non. Il ne devrait pas avoir trop de difficultés à la ramener chez elle.

- Vous ne connaissez pas un endroit où on pourrait se cacher pour la nuit ?

Le grand tatoué haussa un sourcil. C’était étonnant qu’elle ne lui donne pas d’adresse où la déposer. Cela dit, sa méfiance était compréhensible. Après tout, ils ne se connaissaient ni d’Eve ni d’Adam et il venait d’abattre un homme devant elle de sang-froid. Il y avait de quoi vouloir le tenir éloigné de chez elle tant qu’elle ne serait pas certaine qu’il ne lui ferait aucun mal, ou qu’il n’en ferait pas à ses proches si elle en avait. Il réfléchit rapidement. L’endroit le plus sûr qu’il connaissait dans les environs était le local où ils venaient s’entraîner avec Léda. Il en gardait toujours la clé sur lui, au cas où.

- Ca ne sera pas la retraite la plus confortable, mais nous devrions être à l’abri pour ce soir.

Il posa son regard ambré dans le sien.

- Il va falloir que je vous porte.

Il attendit calmement, sans la presser, d’avoir son autorisation pour la toucher, puis glissa un bras sous ses épaules, l’autre sous ses genoux, puis la souleva de terre et parti avec elle. Le couvre-feu ne tarderait plus désormais – ce n’était qu’une question de minutes. Ils avaient du chemin à faire, aussi pressa-t-il le pas, ses enjambées de géant avalant le sol.

- Si vous avez quelqu’un à prévenir, ce serait une bonne idée de le faire.