Mentir n'apporte que des problèmes

Jia & Marius

Mentir, c’est pas bien. J’imagine que c’est l’une des premières choses qu’un gosse assimile, avec ne fais pas pipi partout, obéis à ta mère et faut pas respirer la compote par le nez ça fait tousser. Allez savoir pourquoi, mais j’ai pas assimilé tous ces concepts, juste vaguement le coup du pipi et de la compote, et encore pour cette dernière, ça reste à voir. Mentir, donc, ce n’est jamais génial à ce qu’il parait. Mais c’est tellement pratique que… bon, voilà. Je ne suis plus supposé faire de sport depuis maintenant sept ans environ, on n’est pas à un mois près. Je ne suis plus supposé faire de sport et il y a trois semaines maintenant, j’ai signé un contrat de cascadeur m’amenant à devoir maitriser dans les mois à venir des techniques avancées de parkour et de combats au corps-à-corps histoire que je sois crédible dans le rôle principal d’un personnage de jeu vidéo. Je passe de la télé à la console mais le travail reste le même : je sollicite mon organisme, je pousse mon corps à ses retranchements, je fais tout ce que je ne suis pas supposé faire. Et mieux encore : je peux bosser tout seul dans mon coin les premiers mois pour adapter mon entraînement à ma rééducation et ne pas me flinguer inutilement plus la santé. Mais bien sûr, pour cette dernière partie, ils ne sont pas au courant. Je crois qu’en fait, même s’ils remarquent un jour que tous mes certificats médicaux sont falsifiés, ils ne me le diront pas et me laisseront faire mes pâtés dans mon coin parce que je gère et qu’en plus de ne jamais leur avoir fait défaut sur le terrain, j’ai tendance à ne pas les décevoir non plus. Ce qui est assez notable, d’ailleurs.

Je ne suis pas supposé faire du sport et de ce fait, je mens à tous les professionnels qui m’entourent par ma seule nature de cascadeur. Je mens à mon agent, je mens à mes employeurs, je mens à mes amis, je mens à mon frère et enfin, je mens à Jia. Depuis des années, presque sans le moindre scrupule et presque sans le moindre remord. En fait… la seule chose que je crains c’est qu’ils apprennent un jour de manière un peu brutale – genre arrêt cardiaque devant eux – que mon cœur est malformé. J’avoue que je n’ai pas vraiment envie de leur faire ça. Déjà, parce que ça fait putain de mal, ensuite parce que ce n’est pas cool de mourir, enfin parce que… je n’ai pas envie qu’ils se sentent coupables de quoique ce soit. Si je meurs avant mes trente ans en plein milieu d’une séance de sport, j’aimerais qu’ils sachent tous que c’est de ma faute et uniquement de ma faute, que c’est accessoirement celle de mon cœur mais que c’est ma décision de continuer à le solliciter autant et à jouer l’équilibriste entre la vie et la mort. Après… l’idéal, c’est quand même que je ne meure pas de ça et surtout que je ne meure pas tout de suite, merci bien. Comme disait un auteur que j’ai du lire à défaut de pouvoir m’occuper autrement, de son point de vue, mieux valait mourir un jour que mourir aujourd’hui ou quelque chose dans le genre. Et bien moi, voilà, ça me convient de mourir un jour à partir du moment où ce n’est pas aujourd’hui. Et je suis particulièrement déprimant aujourd’hui.

J’arrive devant la salle de sport avec un sourire aux lèvres, préférant de loin chasser mes idées noires et savourer ce retour à la normale. Si j’ai repris mes entraînements depuis quelques temps, je n’ai pas osé remettre les pieds ici avant la fin officielle de mon immobilisation suite à ma fracture. J’ai sorti quoi comme excuse à Jia déjà ? Ah oui, accident de moto. Ca fait bien trois mois, voire quatre, merde !, que je ne suis pas venu. Et là, elle a tout de suite accepté de me redonner des bases en combat au corps-à-corps, histoire que je me dérouille, que je me souvienne de ce que m’avait appris Michel il y a des années et que je reprenne correctement les bases histoire de poursuivre ma mise à niveau pour mon contrat. Perfectionniste et travailleur, ce sont deux caractéristiques qui ne me correspondent que lorsqu’on parle boulot, mais uniquement dans ce contexte là. Dans tous les cas… je reprends vite mes marques dans la salle de sport, de mon sac balancé avec la délicatesse d’un ours de l’autre côté à mon échauffement si dynamique qu’on pourrait me croire déjà échauffé en passant par ma gourde d’eau à portée de main. Ca fait tellement du bien de sentir son corps répondre à la moindre de ses sollicitations. Surtout que j’ai l’impression, aussi, que depuis que j’ai du m’adapter à une mutation qui n’était pas la mienne, le mois qui a suivi ma vaccination, j’arrive de mieux en mieux à appréhender ma mutation naturelle.

Lorsqu’on commence à s’entraîner, mes coups partent naturellement avec une maîtrise que je ne pensais pas encore posséder après tout ce temps. Je n’ai jamais utilisé mes connaissances en self-défense face à une véritable personne et je doute en être capable, mais j’apprécie vraiment me sentir à peu près au niveau. Les minutes défilent, j’ai l’impression que Jia joue avec moi plus qu’elle ne se défend, mais surtout qu’elle augmente petit à petit le niveau. Mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine, je me demande si je n’aurais pas du garder le bracelet qui surveille mon rythme cardiaque. C’est sans trop comprendre ce qu’il m’arrive que je me retrouve au sol, un large sourire aux lèvres, le genou de Jia me plaquant le torse contre le tapis. Bon sang, je viens de me faire laminer mais au moins, j’ai survécu… un coup d’œil à l’horloge murale m’apprend que ça ne fait pas cinq mais trente minutes qu’on se bat. « Vraiment bien pour une reprise » Le compliment me fait sourire davantage encore. D’une main secourable elle m’aide à me remettre sur pied et on file boire un peu, histoire d’éviter les crampes. Je me dégourdis les muscles, cherchant à reprendre mon souffle sans que ce ne soit trop évident. J’attrape une serviette pour m’éponger le front, je prends discrètement mon pouls en sachant pertinemment qu’il va être trop rapide. Une gorgée d’eau. « Il y a quelque chose qui me paraît étrange cependant. Tu anticipes bien mes attaques et c’est très bien, mais j’ai l’impression que tu caches quelque chose. Comme si tu savais à l’avance ce que je compte faire. » J’arque un sourcil dans un petit rire. Sérieux ? Je suis doué à ce point ? Je lève les yeux au ciel en tirant un peu sur la gourde. « Tricherais-tu ? » J’éclate directement de rire. C’est naturel chez moi. Quand on m’accuse de tricher, en général, ça me fait rire parce qu’en général aussi… c’est vrai. Et là, pour une fois, c’est vrai sans l’être. Ma mutation fait partie de moi, et même si je suis un spécialiste dans l’art de l’ignorer diplomatiquement, elle a tendance à se glisser dans mes muscles pour m’aider et je sais, sans savoir trop comment, que j’ai actuellement ma densité bien moindre que la normale pour mieux accélérer mes mouvements. Sauf qu’elle n’est pas supposé le savoir. « Moi, tricher ? Nooon… » Je lui tire la langue avant de reposer la serviette et la gourde et de marcher pour bien dérouiller mes muscles et les tenir loin des courbatures. « Tu me connais, Jia, c’est juste mon talent naturel qui a failli te mettre au tapis ! » Je fanfaronne, comme toujours, sans penser un traitre mot de ce que je raconte et, mieux encore, sans même tenter de la convaincre. « P’t’être que t’es juste prévisible, ou que tu te ramollis. C’est peut être l’âge qui commence à faire flancher ton cerveau, hein ! » Je la provoque, pas méchamment, juste pour la taquiner et l’embêter. Histoire qu’elle se souvient d’à quel point je sais être bavard et exaspérant quand je m’y mets. Je m’approche d’une barre de traction et saute, peut être un peu trop haut du fait de ma densité réduite, pour m’y agripper et m’y hisser naturellement. « J’ai décoché un nouveau contrat au fait ! » Je m’assoie sur la barre, termine la tête en bas, mes jambes pliées m’accrochant à la barre. Je la regarde à l’envers. « Ils veulent que je booste mes techniques d’esquive et que je mêle combat et parkour, tu penses que tu peux m’aider ? »

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Jia & Marius

« L’âge ? Vraiment ? » Alors je vous arrête tout de suite : oui j’entends bien cette légère mise en garde et le panneau qui clignote dans un coin. Mais… mais, je m’appelle Marius, il ne faut pas trop m’en demander. Et je m’amuse. Pour la première fois depuis des semaines, je suis bien dans ma peau, je ne pense plus trop à mon cœur, je pense encore moins à mon père, à mon frère, à Astrid, à tout ce qui peut me faire angoisser. Pour la première fois depuis des semaines, la seule chose à laquelle je dois penser, c’est mon entraînement, ce massacre auquel je viens d’assister et cette sensation plus qu’agréable de retrouver mes réflexes et ma vivacité. Je me dérouille les jambes tout en fanfaronnant et en la taquinant avant de faire le pitre, comme à mon habitude. Un bond, certainement plus haut que ne voudrait la logique, je m’accroche à la barre fixe, m’y hisse sans trop d’efforts, fais l’imbécile et me retrouve à la regarder, la tête en bas, s’approcher. Et me féliciter.

Aussitôt, un sourire nait sur mes lèvres, un sourire de satisfaction et de soulagement. J’aime quand me félicite, même aussi sobrement. J’aime lorsqu’on me dit que je fais les choses bien, j’aime quand on me sourit, j’aime quand on m’apprécie. J’ai besoin de ça, même, j’ai besoin qu’on me flatte, j’ai constamment besoin qu’on me regarde, qu’on m’admire, qu’on soit fier de moi. Je me redresse au prix de mes abdos, m’accroche à la barre et me laisse pendre, sollicitant autant mes épaules que mes bras pour me tracter en haut. Alors alors, Jia, tu veux bien m’avoir en élève, encore une fois ? « Je ne suis pas sûre d’être la mieux placé, parce qu’apparemment je me ramollis et mon âge semble être un problème, comme le fait d’être trop prévisible. » Elle continue de sourire, ce qui me rassure sur le niveau de sa vexation. Je lui tire la langue, autant que je peux du moins, mes bras commençant à trembler sous l’effort. Mes bras verrouillés, je contemple la salle de sport avant de baisser à nouveau les yeux dans sa direction. J’aime tous les sports, en général. Plus ils sont physiques, plus ils demandent de la précision, de la force brute et de la tactique, plus je les apprécie. Mon cœur, c’est le contraire. Mais dans tous les cas… Il n’a pas voix au chapitre, ce con. J’aime tous les sports en général, mais je n’ai jamais vraiment trouvé d’intérêt aux agrès, d’intérêt autre, bien sûr, que le simple principe de s’amuser pour s’échauffer. Tout n’est que contrôle, le moindre faux pas, la moindre prise maladroite fait perdre des points et déjà que le principe de notation m’écœure, le chipotage m’insupporte encore plus Ce qui est bien avec le hand, c’est que si tu fais une bourde, elle est sanctionnée par un but adverse, par un carton jaune, par une faute ou par une exclusion. Ou alors, elle est récompensée par un but mais ça c’est une autre affaire. Tout est clair, tout est tangible. Tandis que sur la barre fixe… Je me laisse pendre une nouvelle fois avant de me balancer doucement. Je ne lâche qu’au bon moment, me réceptionne en souplesse et en roulade avant de me relever d’un bond. Alors, Jia, alors ? « Je peux t’aider pour tout ça. Seulement, il va falloir que tu sois attentif et ça chez toi, c’est un  vrai problème. » Je lui fais une petite grimace. J’avoue… niveau attention, je n’arrive pas à la concentrer plus de quelques minutes sur de l’abstrait, il faut direction qu’on me montre, que je fasse, que je répète et que je refasse, que ce soit du concret et du tangible. L’inactivité me tue, la théorie aussi. Et même si je suis attentif lorsqu’on me montre un mouvement, je perds vite ma concentration dès qu’on passe l’étape découverte. Je comprends vite, très vite, j’assimile presque aussi vite. Et tout ce qu’il y a en trop d’explications… ça m’épuise. Ma grimace, donc, est une grimace d’excuse, la bouille qu’a un gamin lorsqu’on lui dit qu’il a fait une connerie et qu’il en est conscient. « Promis, je f’rais des efforts ! Tu sais que j’en fais souvent, hein ? » Bon, d’accord, je fais des efforts que lorsque j’y arrive, que lorsque mes pensées ne papillonnent pas à droite ou à gauche, ne s’accrochent pas sur un détail. Des efforts, j’en fais quand j’en ai envie et quand je me décide à en faire. Là, par exemple, je suis en train de faire des roulades pour le plaisir. J’ai besoin de me défouler et discuter simplement avec Jia… dans une salle de sport… c’est au dessus de mes forces. « Est-ce qu’ils t’ont donnés des mouvements que tu devrais connaître ou quelque chose en particulier à mémoriser ? » Je me relève d’un bond. Et pour la première fois depuis je ne sais pas combien de temps, j’arrête de bouger.

Martial se plaint souvent que je lui donne le tournis, lorsque je ne peux pas m’empêcher de courir de partout, de grimper, d’escalader, de faire le poirier ou de traverser notre chambre sur les mains. Je ne suis jamais plus à l’aise qu’accroupi sur le dossier d’un fauteuil ou en équilibre sur quelque chose, je suis rarement plus détendu que lorsque je cours sans réfléchir. Et là, je m’arrête, pour réfléchir, justement. S’ils m’ont donnés des mouvements précis ? J’hausse les épaules. « En fait, ils sont venus me chercher, du coup je leur ai dit que j’étais encore en rémission d’une blessure. Ce serait pour un jeu vidéo en développement, genre Assassin’s Creed, j’sais pas si une mamie comme toi connais… » Je lui fais un clin d’œil. « Nan, j’déconne, tu dois connaître. Bref, dans tous les cas, pour le moment, ils me laissent gérer mes entraînements tranquilles, vu qu’on peut pas trop trop sortir de Radcliff. Dans l’idée, j’ai six ou huit mois de préparation personnelle pour me former au maximum aux principes de base du parkour, me remettre de ma blessure, perfectionner… » Je compte sur mes doigts pendant que mes jambes reprennent leur déambulation hyperactive. « si j’oublie rien, l’endurance, la vitesse, la précision, les bases du parkour comme je t’ai dit, le combat au corps à corps dans le style du self-defense de rue, et… » Je fronce les sourcils. M’arrête à nouveau de marcher. « Ouais, nan, je crois que c’est tout. Pour le moment, j’ai commencé à renforcer tous les trucs de base, à tester les limites de ma jambe mais ça va, elle se soigne bien. Faut juste que tu m’aides niveau combat et parkour, parce que y’a pas mal de choses à dérouiller et parce que j’y connais pas grand-chose. »

Je me passe une main dans les cheveux, soudain conscient qu’en fait, je lui en demande pas mal. Plus que d’hab. Et que je la considère vraiment comme le considérait mon entraîneur lorsque je faisais encore du hand : avec une confiance étonnante et un respect comme on n’en rencontre au final que peu avec moi. Je me rends compte dans un même temps que si elle apprend un jour pour mon cœur défaillant, elle me rejettera. M’engueulera. Comme l’a fait mon entraîneur – même si je sais que je l’ai autant rejeté que lui m’a rejeté en se pliant à l’interdiction du personnel soignant de faire du sport. Et je me rends compte aussi que si elle m’entraîne vraiment intensivement sur tous ces points, comme je le lui demande, et bien… elle risque de s’en apercevoir. Je risque de lui faire un arrêt cardiaque entre les doigts. N’y pense pas, Marius, n’y pense pas. Je m’efforce de me contrôler. D’arrêter de penser. A ça, à mon cœur, à ma mutation aussi qui s’impose de plus en plus, qui se mêle de plus à plus à mes mouvements pour les rendre plus efficaces.

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Jia & Marius

Ca me fait du bien d’être de retour dans la salle de sport. Ne plus me dépenser, de plus pouvoir me défouler, ne plus pouvoir sauter de partout, m’agripper à des agrès, dérouler mes muscles, les éprouver, ne plus pouvoir sentir que je maîtrise ce que je fais au point de sentir à nouveau la sueur dégringoler mon dos dans une fatigue saine, ça me manquait. Vraiment. Accroché à la barre fixe, je m’y hisse, je joue avec. Je ne me suis jamais senti très doué en quoique ce soit, et mon père a d’ailleurs toujours été très clair sur ce plan là, mais je sais, sans pouvoir le nier, sans pouvoir fermer les yeux là-dessus, qu’en sport… je suis plutôt doué. Exaspérément doué, d’ailleurs, me disaient des potes. Il suffit qu’on m’explique un sport pour qu’en quelques minutes, j’en saisisse le principe, les implications. Et qu’une semaine ou un mois plus tard, je puisse me faire passer non pas pour un professionnel mais au moins pour une personne le pratiquant depuis un certain nombre de mois. J’écoute Jia tout en jouant, tout en m’amusant sans la moindre crainte. Si je n’ai jamais aimé les agrès pour la rigueur maniaque qu’ils exigent, j’apprécie le contrôle qu’ils demandent et cette tension brutale qu’ils font naître dans les muscles. Un balancement, je descends de mon perchoir, me réceptionne tout en souplesse sur ma jambe. Et elle n’attend pas pour me rappeler que si je veux progresser, il va falloir que je fasse des efforts sur le plan de l’attention. Ma grimace est éloquente : je suis totalement conscient de ce défaut éreintant qu’est mon hyperactivité et mon incapacité à me poser plus de deux minutes. La preuve ? Je suis en train de faire un arbre droit, des roulades, de marcher sur les mains. « Je le sais, même si ça ne se voit pas toujours. » Je lui offre un petit sourire contrit avant de recommencer à faire mes pitreries. Martial se plaint souvent que je lui donne le tournis, mais en même temps, me laisser me promener dans une salle de sport spécialement conçue pour des gens comme moi… c’est s’attendre à ce genre d’attitude de ma part.

Pourtant, la question qui suit me fait m’immobiliser si soudainement que ça pourrait faire sursauter. Des consignes en particulier ? Je creuse mes souvenirs. Et je commence à débiter les différents points de mon contrat. Hop, étudier de le parkour, me mettre à niveau sur le plan de la technique, de l’endurance, de la vitesse et du self-défense de manière autonome pendant les premiers mois. Je crois que j’ai fait le tour, je recommence à déambuler en comptant sur mes doigts. Je m’arrête encore une fois pour avouer que là où je galère vraiment c’est sur le plan de la technique. Je suis peut être naturellement doué en sport, il faut que l’on m’apprenne les bases pour que je les intègre et il faut qu’on cadre mon apprentissage pour que des défauts élémentaires ne s’installent pas. « Je peux t’entraîner sur tout ça. Ca va être vraiment physique pour toi, tu vas devoir faire en sorte que ta jambe suive. Mais avant et après chaque entraînement, tu devras t’étirer devant moi et c’est non négociable. Je veux te voir le faire et je vérifierais l’état de ta jambe à chaque fois. » Je grimace à nouveau. Je n’aime pas trop cette condition. Vérifier l’état de ma jambe, être attentive à ma santé, c’est la guider vers l’inévitable : la découverte de malformation cardiaque. Et plus ça va, plus je me dis qu’elle n’appréciera pas que je lui aie caché ça aussi longtemps. « T’inquiète pas, je vais faire gaffe. Je suis peut pas être pas très sérieux en temps normal, mais pour ça… promis, étirement, ménagement, je vais faire la totale. » C’est un remerciement qui est sous-entendu dans ma réponse. « Tu es sûr que si tu es rouillé ça n’est pas à cause de ton âge ? » J’éclate de rire, saisissant ce prétexte pour oublier mon cœur et tout ce qui pourrait m’inquiéter. J’éclate de rire, si naturellement que ça fait ressortir pleinement ma bonne humeur. « J’avoue, j’ai vingt-sept ans maintenant, je suis un vieux ! » « Quand veux-tu commencer les cours et combien de fois par semaine ? » Je s aute sur une pile de ces tapis épais destinés à encaisser les chutes. Et m’y assois tout naturellement. « Sérieusement ? Quand tu veux ! En fait… c’est un peu mon boulot, du coup, j’ai mes journées de libre juste pour ça donc… c’est quand tu veux. Dans l’idéal, vu mon organisme, ce serait bien de faire genre trois jours, un jour de repos, deux jours, un jour de repos. Et faire deux sessions par journée. Après, je me dis que du coup, on peut ce soir le lundi, le mercredi et le vendredi, les autres jours je me fais un renforcement musculaire de base et les révisions de ce qu’on aura vu ensemble. » Généralement, les gens ne s’imaginent pas que je puisse être aussi sérieux dans mon travail. Ils me voient et ils ne parviennent pas une seule seconde à se dire que je peux véritablement écouter ce qu’on me dit, observer un régime strict et avoir un programme plus que précis dans mes journées. Et ils n’ont pas forcément tort, en même temps, vu mon comportement hors boulot. Je saute pour revenir au niveau de Jia. « On commence maintenant ? On a assez soufflé, non ? »

Je ne me suis pas vraiment arrêté une seule seconde de bouger mais… mais. Mon cœur bat à un rythme régulier dans ma poitrine, la sueur colle mes mèches blondes sur mon front. J’ai un sourire éclatant, la tête totalement vide de pensées parasites. « Comment ça va, toi, au fait ? T’as des p’tits génies dans tes cours qui risquent de me détrôner un jour ? »

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Jia & Marius

Vingt sept ans. Bien sûr qu’à ce niveau, je suis un petit vieillard sur pattes. Vingt sept ans et une fois papa, bonjour l’arrivée des cheveux blancs. Je suis sûr que dans quelques mois, on va m’appeler pépé parce que j’aurai plus un crin blond sur le caillou, à ce rythme là. Vingt sept ans. Un âge qui me sidère totalement. Un âge qui me fait peur. Un âge que je refuse totalement d’assumer. Parce que je veux rester un gosse inconscient, je veux rester le Marius qui fait des fuck à tout le monde, celui qui ne comprend pas le non et pour lequel le mot impossible n’a pas plus de sens que deiorjgn. Je veux rester celui qui rit aux éclats, je veux rester celui qui ne se projette pas dans l’avenir, je veux rester celui qui remet sa vie en toute confiance dans les mains de son frère. Sauf que… sauf que non. Bien sûr que non, ça ne marche pas comme ça. Je suis père, j’ai vingt-sept ans et on m’a tabassé pour la seule raison que j’ai des gènes différents des autres. Paye ton karma de merde. Je suis obligé de me responsabiliser. D’une façon ou d’une autre. Comme j’ai été obligé de grandir lorsque j’ai décidé de faire du handball ma vie, mon avenir et ma carrière. Comme lorsque j’ai été obligé de transformer un futur de handballeur professionnel en un futur de cascadeur. Parce qu’on ne va pas bien loin dans le sport lorsqu’on ne fait pas un minimum attention à sa santé. Alors bien sûr que je vais supporter la contrainte des étirements, la contrainte des échauffements, bien sûr que je vais respecter le rythme de guérison de ma jambe. Bien sûr que je vais respecter mon cœur aussi ? Peut être, lui, c’est un autre problème, que je considère d’un regard noir mais que je garde en tête malgré tout.

Combien de cours, combien de fois par semaine ? Excellente question, à laquelle je ne peux répondre qu’après avoir sauté en haut d’une pile de tapis matelassés pour encaisser les chutes. Du haut de mon promontoire, mes jambes s’agitant dans le vide, incapable de rester deux secondes immobiles, je m’entends lui répondre que le sport, l’entraînement, la préparation physique et technique, c’est un peu mon job donc mon emploi du temps, c’est un peu le sien. Quand elle veut, elle peut compter sur moi. Sauf, peut être, entre trois et quatre heures du matin, en général je dors à ces horaires. Sans avoir besoin de réfléchir, je me compose un emploi du temps et un rythme d’entraînement adapté à mon organisme, à mes besoins et à ma guérison. Je la suis du regard lorsqu’elle va chercher son portable. « Calme-toi. » Me calmer ? J’éclate de rire. La bonne blague, comme si ça, ça allait me convaincre de me calmer. Elle est mignonne de croire ça, tiens. « Laisse-moi noter tout ça et je regarderai de plus près mes autres cours pour te donner une réponse dès demain. Je n’ai pas que toi comment client, ne l’oublie pas. » J’hausse les épaules. « Bouarf, je suis peut être pas le seul, mais je sais que je suis le plus mignon du lot ! » Je lui tire la langue, avant de lui faire des yeux doux comme pour l’amadouer, un sourire aux lèvres pour me décrédibiliser complètement. Je saute en bas des tapis avant de me remettre à sautiller sur place, tout simplement heureux de recommencer à vraiment bouger efficacement. L’immobilité me tue, l’inactivité m’épuise. Il n’y a que lorsque je sautille sur place que je suis vraiment bien, ce n’est pas compliqué à comprendre. Il n’y a que lorsque je sens l’air s’infiltrer dans mes poumons, mon cœur battre à toute vitesse, un ballon adhérer à ma main ou mes muscles répondre aux moindres de mes sollicitations que je me sens bien. Comme là, maintenant, alors que je noie Jia sous ma bonne humeur et sous des questions à n’en plus finir. « Ca va plutôt pas mal et non, pas pour le moment. J’ai quelques-uns qui sont pas mal, mais soient ils manquent de discipline, soit ils croient tout savoir et n’en font qu’à leur tête. » J’éclate à nouveau de rire, mon état le plus normal voire commun. « Ahah ! Normal ! Ce sont les meilleurs, les idiots comme ça ! » Les meilleurs, d’accord, ce n’est pas dit, mais comme j’en fais plutôt partie lorsque je m’y mets et bien… je suis imbattable au jeu de l’insupportable et adorable imbécile, on va dire qu’on peut partir du principe que les pires fauteurs de troubles sont toujours les plus doués, non ? « Heureusement, ils semblent oublier que je peux les mettre au sol rapidement. C’est la seule chose qui fait que je les garde encore. Ca me permet de me relaxer de pouvoir les manipuler de la sorte et que ça fasse rire le reste du groupe au passage. » Je lève les yeux au ciel en m’imaginant la scène. Combien de ballons j’ai pu me prendre dans la gueule quand je fanfaronnais malgré les rappels à l’ordre de mon coach, déjà ? Une bonne centaine. Voire plus. Par an. « Roooooh, je suis sûr qu’en vrai, tu les aimes bien mais que tu n’oses pas l’avouer ! » Je m’étire tranquillement. « Par quoi veux-tu commencer ? Je t’établis un parcours ou on fait du corps à corps ? »

Pendant une fraction de seconde, mon visage perd son air gamin pour redevenir celui d’un adulte mature, sérieux et d’un cascadeur de haut niveau. Un parcours, ou du corps à corps ? Argh… « hum… peut être d’abord du corps à corps, parce que pour le parcours, faudrait qu’on voit comment organiser tout ça, non ? Déjà, si tu arrives à me remettre en tête les enchaînements de base du combat au couteau, ce sera parfait pour aujourd’hui ! » Sans compter que je sais que si on commence à courir et à sauter encore plus de partout, là, mon cœur ne va pas apprécier l’initiative. « D’ailleurs, comment tu te débrouilles au combat à l’épée, à la claymore et au sabre ? On m’a demandé de voir avec un maître d’armes mais tant qu’à faire… si tu t’y connais… ? » Je commence à tourner autour d’elle, pour ne pas rester sur place. « On pourrait faire du combat corps à corps et couteau aujourd’hui, genre on fait comme d’hab, technique d’abord puis on monte en puissance, et ensuite on… » Je ferme les yeux, je souffle coupé. Je serre les dents. « ensuite on termine sur une… » Je titube. Mon cœur recommence à faire de la merde. « … je reviens » Je tousse, pour tenter d’endiguer la douleur qui me prend la poitrine, aigue et furtive, mais malgré tout régulière, comme si on me plantait un poignard au niveau du cœur. Petite crise, rien de plus, mais il faut que je prenne mes médocs. Maintenant. Mes mains fouillent dans mes affaires, je m’écroule sur le banc en avalant deux comprimés avec une gorgée d’eau. Pour faire comme si de rien n’était. « Ca te va comme programme ? »

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Jia & Marius

Me demander de ralentir le rythme, c’est se heurter soit à un éclat de rire, soit à un doigt d’honneur, mais certainement pas à un yes sir et une obtempération rapide. Plus précisément : lorsque j’obéis immédiatement et sans rien dire, soit c’est extrêmement bon signe parce que ça veut dire que je suis sur un terrain de handball ou au en plein milieu d’une cascade et que l’enjeu et de taille, soit extrêmement mauvais signe parce que c’est preuve d’un profond mal être. Dans tous les cas, ce n’est clairement pas Jia qui me fera obéir sans sourciller. Et elle doit l’avoir bien compris, depuis le temps. Je tire la langue, je marche, je m’active, je ne m’arrête presque pas un seul instant de bouger, de faire le pitre ou de parler. Voire de faire les trois en même temps, comme je ne cesse de le lui prouver. Je ne me sens vivant que lorsque je m’épuise, et ce depuis toujours. Je ne me sens vivant que lorsque je bouge, que lorsque je respire. « Je les aime bien ? Non, enfin pas tous. » J’ai un petit sourire avant de lui faire les yeux doux : « Moooh… tu m’aimes bien, moi, pourtant… » et de partir dans un grand éclat de rire. Mais un peu de sérieux, et parlons sport.

Parlons travail aussi. En une fraction de seconde, je redeviens sérieux, adulte, mature, bref, tout ce que je ne suis pas en temps normal. Parcours d’obstacle, oui mais non. Même si c’est indispensable, mon cœur ne le supportera pas et je n’ai aucun intérêt que Jia apprenne maintenant que je lui mens depuis des mois sur ma santé cardiaque. Donc parcours d’obstacle, oui mais non, on garde ça pour la prochaine fois, je préfère commencer sur du plus technique et du plus calme, amusant lorsqu’on connait mon hyperactivité. Combat au couteau, ça me semble même idéal dans l’immédiat, à condition que… à condition que mon cœur me laisse tranquille. Une pointe de douleur, une quinte de toux qui m’interrompt violemment : c’est le pire des scénarios. « Marius ? » Je m’enfuis au niveau de mes affaires, à la recherche de mes médocs, dans un je reviens qui veut tout et ne rien dire en même temps. Bien sûr qu’elle est inquiète. Pas besoin de la regarder, même pas besoin de chercher ses yeux pour le savoir, le simple fait qu’elle me suive jusqu’à ma place me fait comprendre que je vais passer un mauvais quart d’heure. Voire pire. J’essaye de faire comme si de rien n’était, en reposant ma bouteille d’eau. Peine perdue. Bras croisé, regard noir,… je vais passer un sale quart d’heure. « Qu’est-ce que c’est que ça ? Ne me mens pas Marius, sinon je regarderai par moi-même. »

En règle générale, j’ai un visage innocent, illuminé d’un large sourire heureux, coquin, moqueur ou malicieux. En règle générale, ce n’est pas que je respire la joie de vivre, mais presque. Je respire l’immaturité, aussi, l’inconséquence, surtout et au dessus de tout ça, je m’enveloppe dans une désinvolture sans pareille. Même lorsque je suis sérieux, adulte ou autre, je garde sur ma tronche et dans mes yeux ce petit éclat de vie qui pousse les gens à me trouver insupportablement dynamique et heureux. Sauf que là, comme à chaque fois que je suis acculé et que je dois parler de mon cœur avec des cardiologues et autres spécialistes, ce sont tous mes traits qui se durcissent et qui renforcent ma ressemblance avec mon père. « C’est rien. » Je referme ma main sur la boite de comprimés. Ma voix est sèche, coupante, j’envisage un instant d’inviter Jia à passer à autre chose mais… j’ai comme l’impression qu’elle ne va pas lâcher l’affaire. « En fait, j’ai oublié, j’ai un rendez-vous, je ne peux pas rester. » Ne me mens pas, Marius : échec, c’est pile ce que je viens de faire. Et par deux fois. Mais… mais je n’ai pas envie d’en parler, vraiment pas. « On se tient au courant pour les entraînements ? »

Mentir n'apporte que des problèmes

Jia & Marius

Ok. Bien. J’ai merdé. Non. Mon cœur a merdé, moi, je vais très bien, je suis parfaitement serein, je n’ai strictement rien sur la conscience, rien d’autre qu’un mensonge, un tout petit mensonge, un mensonge de rien du tout qui ne fait pas de mal à personne. Un mensonge que je maintiens en vie depuis six ans, presque six ans. De toute manière, je n’ai pas à me justifier, ça ne la regarde pas. Ca ne la regarde en rien. Elle n’a pas à poser des questions, juste à hocher la tête, dire Oui Marius, d’accord Marius, je comprends Marius, je n’en parlerai plus Marius, désolé Marius. Ce n’est pas trop demander, non ? Je me concentre sur ma bouteille pour boire des gorgées d’eau, avec cette conscience aigue d’être observé. Aigue et désagréable au possible. Elle attend des réponses, bien sûr. Elle veut comprendre, bien sûr. Elle ne laissera pas les choses se tasser tranquillement, comme je l’espère. Bien sûr. Un soupir, j’essaye de faire comme si de rien n’était mais c’est pour mieux me heurter à son regard noir, à ses bras croisés, à son attitude si fermée et si sévère qu’on dirait mon père.

Et ce n’est pas une comparaison flatteuse, loin de là. Pauvre Jia. En réponse à sa question, je fronce les sourcils, je ferme mon visage, je durcis mes traits. Je n’ai pas envie d’en parler, c’est plutôt clair, non ? Pas envie d’en parler, pas envie qu’elle creuse, pas envie de regarder la réalité en face : autant reporter l’entraînement à une date ultérieure, ce sera mieux pour tout le monde. Voilà, beaucoup mieux. Vraiment. Non ? « Il n’y aura pas d’entraînements si tu ne me réponds pas. » « Quoi ? » Je me lève brusquement. « Tu te fous de ma gueule ? » Tout ça parce que je ne veux pas répondre à une question totalement indiscrète et intrusive ? Non mais vraiment ? « Tu devras te trouver quelqu’un d’autre pour t’entraîner si c’est ce que tu souhaites. » Je reste une seconde immobile, el la voyant faire demi-tour. Elle se moque de moi, là, c’est pas possible. Elle ne sait même pas toute la vérité et elle me tourne déjà le dos. Comme mon entraîneur de hand, il y a presque six ans, lorsqu’on m’a déclaré inapte. Alors qu’à l’époque, j’allais encore bien, je pouvais gérer un match sans problème, je venais tout juste de subir ma première grosse crise. Je sers les poings, sans savoir trop quoi répondre, en la regardant ranger des tapis. « Tu le prends comme ça alors ? Tu veux quoi ? Que je te raconte ma vie, peut être ? Tu te prends pour qui ? » Excellente question. Peut être pour une amie que je suis venu consulter pour qu’elle m’entraîne, lui autorisant de ce fait un certain regard sur ma santé. Et merde. D’un mouvement rageur, je balance ma bouteille dans mon sac, accompagnée illico de ma serviette, de mes affaires somme toute. « Tu sais quoi ? Va te faire foutre, Jia. T’es pas ma mère, si tu ne veux pas m’entraîner, je trouverai quelqu’un d’autre. »

Certainement. Il y a des tas d’entraîneurs, potentiellement plus chiant, potentiellement moins sympa, potentiellement moins accessibles, mais il y en a d’autres. Et au pire, je pourrai très bien me débrouiller tout seul, voire recontacter mon ancien garde du corps pour qu’il me donne des astuces. Et puis merde. En quelques pas, je rejoins la porte de la salle. « Tu fais chier, Jia. Je te recontacte pour d’autres entraînements. » Ce n’est même pas une question. Elle a intérêt à revenir sur sa décision, non mais.