Vomir, tout simplement envie de vomir. Comment aurait-il pu en être autrement ? Ils les haïssaient l'un et l'autre chaque fois que la scène se répétait devant son regard innocent. Elle l'embrassait, une fois encore, énième provocation pour l'adolescent. Les petits courraient, s'amusaient, les deux asticots ne se rendaient pas compte que leur existence n'était due qu'à la mort de sa propre mère. Une belle et grande famille, voilà ce qu'ils devaient tous former mais il n'y arrivait pas. Son cœur restait bordé d'une souffrance intérieure qui jamais ne prendrait fin. Une souffrance qui ne se faisait que plus grande chaque fois qu'une telle scène se déroulait devant son pauvre regard. Avait-elle besoin d'affiche son bonheur de la sorte ? De lui montrer qu'elle avait tout chez lui. Qu'elle était l'étrangère devenue propriétaire. Qu'elle avait détruit son monde en entrant dans ce dernier. Qu'elle n'avait aucun droit de rester ici. Aucun droit de construire ce bonheur qui écœurait chaque parcelle de sa personne. Il restait silencieux Matthias mais son regard ne se constituait que d'une haine féroce. Une haine qui se personnifiait dans les traits de la nouvelle épouse de son père. L'arriviste qui n'avait pas attendu que le cadavre de sa mère soit froid pour laisser ses charmes perturber son père. Détruire le peu de stabilité qu'ils avaient réussi à créer depuis la mort de sa mère. Oh, les années étaient maintenant passées mais tout ne s'était qu'amplifié. Jamais il ne pourrait l'accepter. Elle et tout ce qu'elle avait apporté. Sans un mot, l'adolescent s'installa à table, tout près des jumeaux, des deux enfants qui ne comprenaient rien à rien. Deux êtres qui n'étaient que néant pour lui. Matthias avait décidé d'ignorer leur existence. Il ne pouvait les empêcher d'exister dans le même univers que lui mais rien ne lui demandait d'avoir cette fibre fraternelle dont il était complètement détaché. La scène lui semblait une nouvelle répétition. Une fois encore, il se retrouverait entouré de personnes qu'il ne pouvait supporter, de personnes qu'il préférait oublier pour éviter de laisser le venin sortir trop facilement de ses lèvres. Une fois encore, il ne ferait que répondre évasivement aux questions que lui poserait son père. Parce que les mots n'avaient jamais été sa force, pas quand on lui demandait de longues conversations dénuées de tout intérêt à ses yeux. Oh Matthias aimait son père. Ce n'était pas un manque d'amour mais plutôt cette incompréhension qui jamais ne disparaitra. Pourquoi recommencer une histoire ? Pourquoi recommencer à aimer ? Pourquoi détériorer le souvenir de celle qu'il oublie chaque jour un peu plus ? Il ne comprenait pas Matthias, et cette incompréhension se reflétait dans tout son quotidien. Et parfois, de simples questions pouvaient déclencher un feu qui ne trouvait plus de fin. «Tu t'es surpassée ce soir. Le repas est très bon. Tu ne trouves pas Matthias ? » Son père ne comprenait-il pas l'erreur qu'il était en train de faire ? Que lui demander de donner son avis sur une action réalisée par sa belle-mère détestée ne pouvait que mal finir ? « Si je ne suis pas mort d'ici demain c'est que le repas n'aura pas été aussi désastreux que cela. » Il n'était pas gentil, pas le moins du monde, il le savait sans le moindre doute. Mais il ne cherchait pas à l'être. Il ne pouvait agir autrement. Il ne pouvait parler de manière positive d'une femme qui avait décidé de jouer à la parfaite famille. D'une fille qui vivait encore alors que sa propre mère n'existait plus. Non, sa seule existence ne faisait que renforcer sa peine,  que le détruire un peu plus. « Je pense que personne n'objectera, si je décide d'aller faire un tour et de laisser la famille parfaite finir son repas en toute tranquillité. » Parfois Matthias n'arrivait plus à jouer le jeu. Parfois il était incapable de comprendre sa vie ici, de la supporter ou même de rester de marbre. Parfois, il avait besoin de laisser cette rancœur tenace sortir, s'exprimer d'une manière ou d'une autre. Parfois, il avait besoin de blesser, pour empêcher la douleur de l'envahir totalement. Parfois, il agissait comme maintenant. Partant sans demander son reste. Attendant avec une impatience folle l'âge où il ne serait plus contraint de partager son toit avec celle qu'il avait désigné comme la source première de ses malheurs. Elle et sa petite descendance tout aussi dérangeante. Finalement, il n'était qu'un adolescent au cœur bien trop rempli de haine. Une haine qui prenait sa source dans cette vengeance qui ne serait jamais calmée. Parce que la mère ne peut plus serrer le fils dans ses bras. Cela fait déjà un moment maintenant.

Trop lent, trop absent, trop ailleurs, pas présent. Les mots continuaient d'agglutiner dans son esprit tandis que le résultat restait inchangé. Elle était là, devant lui, devant eux, devant sa famille, devant ce cadavre qui avait mérité son sort. Il aurait dû être fier Matthias de voir sa petite sœur prendre la relève, continuer l'héritage familial et pourtant la scène le laissait de glace. Intérieurement le combat était tout autre. Effrayé, lui l'homme tordu se retrouvait perturbé par les actions d'une sœur qu'il n'avait jamais désiré. L'indifférence ne prenait pas le dessus aujourd'hui, plus depuis que Noeh avait fait le grand plongeon. Plus depuis que les choses avaient changé, que la lueur était apparue dans le regard de cette sœur à laquelle il ne faisait sans doute pas assez attention. Il était l'ombre qui ne parlait point mais observait tout, observait le monde, observait le moindre changement dans son univers ordonné. L'homme n'avait pas dû chercher loin pour comprendre le regard de Salomé, pour saisir qu'elle ne s'arrêterait pas avant que vengeance soit faite. Cruel poison qui avait décimé chaque parcelle de normalité dans son être. Sa petite sœur était-elle allée trop loin ? Impassible, son esprit cherchait pourtant des réponses. Cherchait à savoir si le mal était déjà enraciné trop profondément dans le cœur de sa sœur. Il n'était pas le grand frère protecteur. Celui qui viendrait tendrement la serrer dans ses bras. Il n'était pas amour mais inquiétude. Parce qu'il connaissait les étapes par lesquelles passait Salomé. Il en avait découvert chaque parcelle après le décès de sa mère. Après le meurtre sauvage. Devenir autre. Changement apporté par la mort elle-même. Rester quand l'autre n'est plus. Ressentir ce que l'autre ne ressent plus. L'homme savait la douleur intérieure. Il connaissait ce chemin apporté par le changement. Matthias était bien incapable de bouger tant la scène lui paraissait irréaliste. Tant voir sa petite sœur à côté d'un cadavre semblait loin d'être sa méthode. Elle était la petite fille à papa, elle suivait les règles, elle ne massacrait pas. Pas comme lui. Pas comme l'obligeait la rage qui l'enracinait en enfer. Ne devient pas comme moi. Voilà ce qu'il aurait aimé lui crier. Ne laisse pas ta tristesse te faire perdre la foi en l'amour, la vie, en tout ce que le monde peut apporter de beau, de grande, d'éblouissant. Ne prend pas le même chemin que moi Salomé. Sa voix aurait pu tout dire, tout déballer mais il restait ce silence dérangeant. Parce qu'il ne pouvait réagir. Parce que tout ce qu'il observait ne faisait que lui rappeler la perte première. Parce que tout le ramenait à son incapacité à se venger des monstres qui détruisent sa maisonnée. Sa mère, Noeh, il restait toujours celui qui n'arrivait pas à réparer. A venger le mal qui était commis. Non, il n'était  jamais assez rapide, jamais assez… Il ne savait quoi. Sa vision n'était que tourment. Passé qui se mélangeait au présent. Lui, l'homme en retrait, lui qui ne ferait jamais parti du cercle très fermé des  vengeurs. Non, le père tenait sa fille. Le père soutenait la fille perdue. Lui n'était que l'ombre en trop. Le personnage qui ne trouvait pas sa place dans l'histoire, pas celle qu'il méritait, celle qui lui permettrait sans doute de ressentir avec moins de force cette impression de ne jamais être assez bien pour protéger les siens, pour venger le crime monstrueux. Non, il ne lui que le rôle du nettoyeur. Celui qui s'occupait des restes lorsque le combat était déjà terminé. Parce que Salomé n'était pas en état d'agir. Parce que leur père devait s'occuper de sa sœur avant tout autre chose. Il ne restait plus que lui pour détruire les dernières traces. Et il savait toujours comment faire Matthias. Comment ne pas laisser la moindre trace des atrocités qu'il commettait. Sans un mot, il s'était approché du mort. Plus rien ne le dérangeait dans la vue du sang. Plus rien ne le surprenait. Un mort n'était plus que ça. Un cadavre sans âme. Un détraqué méritait, à ses yeux, toujours son sort. « Elle n'aurait jamais dû te tuer. Salomé ne mérite pas de devenir comme moi. J'aurais dû entre plus rapide. J'aurais dû être l'homme de la situation pour l'empêcher de laisser cette lueur l'envahir si profondément. Et puis j'aurais pu te faire subir bien pire qu'elle. Je t'aurais rendu fou, comme tu l'as fait avec Noeh avant de  te tuer, petit à petit. Tu n'aurais jamais dû connaitre une mort aussi rapide. Mais le passé ne peut jamais être changé. Sache petit cadavre que là où tu t'en vas, personne n'aura jamais la chance de te pleurer. » Il savait bien que parler à un mot n'arrangerait rien mais il en avait besoin. Besoin de laisser sortir ce qu'il maintenait caché pour les vivants. Toutes ces petites inquiétudes qui détruiraient, à la longue, chaque parcelle de son être. Dans quelques heures, il ne resterait plus d'Adriel. Non, il ne ferait que perdurer que dans la mémoire des êtres qu'il a brisés… Malheureusement…