La nuit venait tout juste de tomber sur Radcliff, et le froid se faisait sentir avec plus de vigueur à présent que le soleil s’était caché. Camille poussa la porte de son arrière-boutique, où il avait passé plusieurs heures dans la chaleur réconfortante de son petit bureau, à étudier des photographies que certains de ses contacts lui avaient fournies dans sa chasse à celle qui avait tué Edith. C’était un travail laborieux, qui mettait ses nerfs à rude épreuve, et il avait lutté pour garder les yeux ouverts, tout en sachant que même s’il les fermait il ne trouverait pas le sommeil. Il fut saisi par le froid mordant dès qu’il eut refermé la porte, et un frisson l’ébranla. La fatigue qui rongeait chacun de ses muscles ne faisait pas bon ménage avec le froid et l’humidité de cette fin d’octobre, et il se mit en marche à grandes enjambées pour essayer de calmer les tremblements qui transperçaient sa carcasse. La soirée ne faisait que commencer, et il devait garder ses idées claires tout autant que ses capacités physiques. Mais l’épuisement aidant, il lui semblait quelquefois qu’il n’était plus qu’un vieillard s’illusionnant encore dans des quêtes qu’il n’était plus en mesure de mener à bien. De plus en plus, il lui arrivait de douter au point de se demander à quoi rimait l’existence qu’il tentait de mener. Et le plus souvent, il ne parvenait à se sortir de la spirale infernale de son empathie que par le souvenir du sourire d’Edith … Et celui du nouveau visage qu’arborait Elisa. Elles n’avaient rien en commun, autant sur le plan physique que pour leurs caractères, mais elles restaient tout de même deux femmes qu’il n’avait pas su protéger. Deux échecs retentissants dans un palmarès déjà catastrophique et entaché par le sang de tous ceux qui avaient croisé sa route. Il ne pouvait abandonner ni la mémoire d’Edith, ni la nouvelle chance que la résurrection d’Elisa lui offrait. Et si c’était tout ce que sa vie avait d’intérêt, alors ainsi soit-il. Il ne demandait pas plus que d’avoir un but à suivre et une âme sur qui veiller.
Ce soir il devait rejoindre un petit trafiquant de Radcliff dans un bar isolé, dans l’espoir qu’il ait enfin retrouvé une trace de celle qu’il recherchait depuis des semaines. Il changeait complètement de monde, après la quiétude de son salon de thé où la clientèle se résumait aux habitants les plus placides de la ville. C’était un travail reposant, qui avait l’avantage de l’apaiser même dans les pires moments, mais il retrouvait toujours les bas-fonds de la ville avec un sentiment de familiarité qui ne lui déplaisait pas non plus. Il avait su s’y mêler avec une facilité qui l’avait lui-même déconcerté, renouant avec ses anciennes habitudes sans plus de difficulté que s’il s’agissait de remonter sur un vélo après quelques années sans avoir pratiqué. Mais il avait fréquenté bien pire que ce qu’il avait croisé pour l’instant à Radcliff, et après un temps d’adaptation uniquement du à ce siècle de nouvelles technologies, il avait trouvé sa place au milieu de la faune locale. Mais ce soir, il ne s’attarderait pas. L’heure était encore trop décente pour qu’il croise qui que ce soit d’autre que son indic, il prendrait ses infos et il rentrerait. Il ressentait la fatigue et l’agacement avec trop d’intensité pour espérer faire quoi que ce soit de plus de sa soirée. Il traversait les ruelles sans prêter d’attention autour de lui, remuant ses pensées avec morosité, passant devant des établissements encore peu fréquentés à cette heure. Les visages des rares passants alentour filaient sans qu’il ne les remarque réellement, tous plus uniformes les uns que les autres … Mais soudain, un faciès familier apparut, un souvenir d’une violence sans pareille surgi du néant au milieu des sans-visages, et Camille s’arrêta net. Il dut se retourner pour lui faire face, pour mieux le voir à la lueur du réverbère qui les éclairait. Il était presque suffoqué de tomber sur lui ainsi, à la faveur du hasard. Et suffoqué également de réaliser à quel point il était choqué de le revoir en chair et en os, alors qu’il avait songé à cette rencontre depuis des mois. Mais il n’avait pu imaginer une seule seconde l’effet que ce face-à-face aurait sur lui. Cet homme en face de lui n’était qu’un souvenir, apportant son lot d’émotions amères à chacune de ses apparitions dans sa mémoire, mais rien qu’un souvenir … Et soudain il était là. Plus réel qu’il n’avait réussi à l’imaginer depuis qu’il savait, et cette réalité était presque grossière. Inconvenante. Bien que Camille n’ignore plus sa présence ici depuis longtemps, il n’avait pas réussi à le faire entrer pour de bon dans ce siècle, l’associant toujours avec une époque révolue. Et s’il ne s’était jamais résolu pour de bon à partir à sa recherche, pour se confronter une bonne fois pour toutes avec tout ce qui le rongeait depuis près d’un siècle, il réalisait que c’était pour cette raison. Lysander Hyde n’avait pas sa place dans ce temps. « Hyde … » Le nom avait suinté entre ses dents serrées, automatique mais si incongru pour lui qui lui devait plus de respect que … Non. Pas de respect, ce temps était terminé. Lysander ne méritait plus ses courbettes serviles. Un geste convulsif traversa ses bras, et avant qu’il n’ait pu y réfléchir, Camille sentit son poing s’écraser sur le visage de son ancien maître.