L’horloge tourne mais ne s’arrête jamais. Malgré tous les efforts, malgré tous les vœux silencieux. Têtue, elle s’obstine à écraser les espoirs, à répandre la déception comme une amertume sur les langues atterrées. Les minutes s’égrènent dans une mélopée folle, qui transforme les sains d’esprits en aliénés, qui ravage ceux qui comprennent l’étendue de l’inéluctabilité. Pour toi, le temps qui passe est synonyme de la mort qui s’en vient, de la vie qui s’en va. Tu ne profites pas des instants qui devraient êtres les tiens, qui t’appartiennent. Tu les rejettes de tout ton cœur, tu les renies comme t’étant propres. Tu n’es qu’un cadavre ambulant, qui ne sait pas ce qui l’anime. Dénué de tout désir, de toute volonté. Tu es un automate inconscient du fait qu’il est entièrement contrôlé. Les ordres sont toujours cloîtrés dans une partie de ton esprit, invisible et vicieux. Tuer les hunters. Détruire ces êtres qui dénigrent le droit à la vie pour tes semblables. Ce dernier mot qui ne te dit rien, puisque selon ton point de vue, tu diffères de tous et de toutes. Même de lui. Tu es seul, tout le temps seul. Il n’y a que certains fragments de ta personnalité qui viennent te tenir compagnie, qui viennent te murmurer des atrocités au creux des oreilles. Tu n’accordes jamais ta confiance, tu caches ton identité aux yeux de tous  ceux qui t’entourent. C’est mieux comme cela, de toute façon, s’ils savaient qui tu es, ils prendraient leurs jambes à leurs cous. Le semblant de vie sociale que tu possèdes n’est qu’une illusion que tu entretiens tant bien que mal. Tu n’as aucune croyance, aucune aspiration. Tu es une épave qui aurait mieux fait de rester enterrée. Tu vas au travail, tous les jours, avec une ponctualité déconcertante. Toujours malade, jamais absent. Tu n’as pas le visage le plus accueillant, et cela te vaudra sûrement d’être viré, tôt ou tard. Avec le motif d’effrayer la clientèle. Pourtant, ils ont droit à ton sourire solaire. Pourtant, tu déploies tous les efforts dont tu es capable. Le cœur vide, orné de ce néant qui t’étouffe. Rien ne peut venir le combler, il y a l’absence de cette personne tant aimée qui ne peut être oubliée. Tu as fermé les verrous, mais des interstices laissent passer la peine parfois.

Berlin, il y a six mois.
La colère t’emporte. C’est la goutte de trop, le vase déborde, l’air vibre violemment autour de toi. Durant toutes ces années, tu n’as fait que les servir. Chaque ordre, chaque injonction qui te parvenait, tu la remplissais. Tu endurais le châtiment du à l’échec, tu te faisais maltraiter lorsque tu étais trop faible à cause de ce virus qui te dévore de l’intérieur. Tu t’es toujours dit que tu ne valais pas mieux que ça, que c’est ce que tu mérites, que c’est là ta fonction et ta raison d’être venu au monde. La haine n’a fait que grandir exponentiellement jusqu’à atteindre un pic inouï. Ils veulent l’emmener. Ils veulent te dépouiller de la meilleure part qu’il te reste, du seul point positif qui existe encore dans ta vie. Et ça, tu ne le permettras jamais. Jamais. "Toi et lui… Vous êtes devenus proches, n’est-ce pas ?" Tu fais semblant de ne pas comprendre, pourtant tu accuses le coup. Ils l’ont vu, ils l’ont compris. Ils vous ont prévenu que vous n’aviez pas le droit de vous rapprocher. Que même si vos missions se déroulent l’un aux côtés de l’autre, il n’y a pas de place pour de l’affection ou de la camaraderie entre vous deux. Que vous seriez punis en conséquence. "Je ne suis proche de personne." Le masque de l’impassibilité mensongère se reconstitue, en espérant qu’il soit convaincant.  La panique s’empare de ton myocarde, et le fait battre à tout rompre. Un sourire vient étirer ses lèvres cruelles. "Nous allons devoir vous séparer." Il est la pointe de bonheur dans une vie de malheurs. Il est le refuge quand tout autour de toi s’écroule. Vous savez très bien que vous ne devez pas vous attacher, qu’ils voient tout. Vous avez tout fait pour l’éviter. Mais c’était imprévu. Une sorte de nécessité qui s’est imposée et qui vous a rendu prisonniers d’une tornade que vous n’aviez pas escomptée. Un désir de vous protéger, de vous rendre indispensables tandis que la présence de l’autre vous réconforte d’une façon inespérée. Et maintenant, ils veulent te le voler. Ils veulent te détruire à nouveau comme ils l’ont déjà fait auparavant.  Et tout se déforme. Leurs yeux affolés manquent sortir de leurs orbites, tandis que l’air indispensable quitte leurs poumons bientôt détruits. Sans un mot, tu les assassines. Littéralement. Tu ne les honoreras pas de ton discours habituel, tu n’auras pas pitié d’eux pendant une seule seconde. Ils sont ridicules, impuissants, faibles. Des marionnettes dont on a coupé les fils. Le semblant d’autorité qu’ils possédaient dérivait du fait que tu craignais les répercussions de ceux qui se trouvent au dessus. La menace a toujours plané, ils ont à leur solde des tueurs formés spécialement pour la traque. Comme toi, comme lui. Mais maintenant qu’ils t’ont menacé de vous faire prendre des chemins différents, rien n’importe. Qu’ils viennent, ces suicidaires. C’est soit toi, soit eux qui connaîtront la douce mort dans une mélodie anarchique. Tu sais que quand ils prennent une décision, elle est irréversible. Et des jours sans lui désormais ne sont qu’amertume.

"Fuis avec moi." Un sourire qui vient tracer son sillon sur ta bouche, preuve vivante que tu ne doutes pas un seul instant de sa réponse. Il a fait irruption dans la pièce deux jours plus tard, après être revenu de sa quête individuelle. Tu détestes ces dernières qui vous séparent, privilégiant celles où vous êtes tous les deux malgré les horreurs que vous accomplissez ensemble. Ses rétines se baissent, et tu sens la tension qui ne fait que croître dans l’atmosphère, à mesure que les secondes défilent sans qu’une réponse ne retentisse pour combler le silence ambiant. Tes sourcils se froncent, ta joie disparaît. "Tu… Tu m’en veux parce que jes les ai tués ?" Tu sais pourtant qu’il les déteste, autant que toi. Eux qui vous ont dénigré de vos identités, de vos vrais noms… Ceux que vous avez découverts ensemble, avec une excitation grandissante. Il n’ose pas confronter ton regard, gêné. Comme honteux de ce qui va se passer par la suite. "Tu ne viens pas avec moi, hein ?" Putain, ça fait tellement mal au creux de ta poitrine. Comme si quelqu’un était délibérément en train de comprimer ton muscle cardiaque avec acharnement. Qu’est ce qu’il te reste maintenant, hein ? "Je peux te donner deux jours, Ben. Pas plus. Je peux dire que j’ai été retardé par ce que j’avais à faire, que j’ai débarqué ici trop tard… C’est peu, mais ce sera peut-être assez." Le poignard vient se ficher en plein dans le mille. Il te tourne le dos, il t’anéantit. Tu ne peux pas lui en vouloir. Lui connaît les plaisirs de la vie, il a quelque chose à perdre. Toi, tu ne connais que le plaisir d’être avec lui, en sa présence et c’est pour cela que tu as tout risqué lorsque l’on a compté te l’arracher avec violence. "Comment est-ce que tu peux me dire une chose pareille ? Comment est-ce que tu peux oser m’appeler comme ça sans y être obligé ?" La carapace hermétique vient t’entourer, t’empêchant de diffuser tous ces sentiments contradictoireS qui viennent t’assaillir impitoyablement. "A partir d’aujourd’hui, j’arrête d’être Ben. Je suis Fahd. Fahd Kieran Gallagher. Et j’espère qu’un jour, tu sauras que tu vaux mieux que ce dont tu te contentes" A tes yeux, il est le soleil. Et maintenant, il choisit de s’éclipser volontairement derrière un nuage. "Au revoir, peut-être."