(ripper)
Sans ciller, sans sourciller, tu la regardes. Plus que cela, même ; tu la fixes. Tu ne l’avais pas lâchée des yeux, depuis qu’elle avait mis un pied dans la petite pharmacie. Une pharmacie où je ne travaillais pas, un endroit où on n’était pas spécialement censé nous reconnaître. Bien entendu, si ç’avait été aussi simple, Radcliff aurait dû être une beaucoup plus grande ville. Mais ici, on te connaissait, on
me connaissait, comme si j’y avais travaillé. Tu ne prêtais pourtant pas la moindre attention à la petite vendeuse rondouillette aux joues écarlates et au regard fiévreux, qui s’agitait derrière son comptoir. Tout ce que tu regardais, c’était cette fille. Le mouvement de ses cheveux, la courbe de son corps, sa démarche souple. Dès qu’elle était entrée, il n’y avait plus eu qu’elle. Tu attendais le moment où elle s’en irait, cet instant où tu passerais en caisse à ton tour, et que tu pourrais enfin sortir du magasin, et la suivre. Car tu avais bien entendu l’intention de la suivre. Il n’y avait aucun motif valable à cela, autre que celui de l’envie pure et dure. Ce désir de voir où ses pas à elle la mèneraient, cette envie latente de peut-être lui adresser la parole, après qu’elle t’aura repéré, et l’effrayer. La peur dans les yeux des autres était une des plus belles distractions qu’il t’ait été donné d’observer de ton vivant.
Elle s’en va. Tu sais que tu as un peu de temps, pour ne pas paraître trop louche. Tu tends le tube de pommade à la petite pharmacienne, après t’être glissé vers le comptoir. Elle bafouille quelques mots, mais tu l’ignores complètement. Elle m’a demandé comment s’était passée ta journée, ce qui était arrivé à ma main. Mais toi, ça ne te regarde pas. Toi, tu as juste pris le pas pour ce soir, et ce qui se passe dans ma vie ne t’intéresse pas. Pourtant, c’est toi le responsable de tout ça. C’est à cause de toi, que j’ai deux doigts bandés ensemble, à une attelle. C’est de ta putain de faute si je suis emmerdé pour bosser, et dans tous les autres aspects de ma vie, même. Il a fallu qu’tu te battes avec une furie, une furie que j’connaissais, et que j’avais pas du tout envie d’massacrer. Il a fallu que tu te laisses péter les doigts pour pouvoir répliquer, et maintenant, on en chie. Toi, tu ressens pas la douleur, ou presque pas, alors tu t’en fous, tu continues à te battre, à mener ton rythme de vie de débauche, à faire passer ça pour une blessure de guerre pour pouvoir te taper plus de filles. C’était d’ailleurs peut-être ton plan de la soirée, avant que tu n’aperçoives la blonde qui venait de s’engouffrer dans la nuit noire.
La p’tite pharmacienne te salue, elle croit que tu vas lui répondre, elle guette le moindre signe d’intérêt. Et toi, tu t’en vas, sans un merci, sans un au revoir. Tu prends ton petit sac en plastique et tu te tires, bien trop content de plus entendre ses couinements de souris obèse, bien trop heureux de partir en quête de la tignasse claire, à nouveau. Tu te fous éperdument de la truie que tu laisses derrière toi. Et lorsque tu te fous de quelque chose, il pourrait remuer ciel et terre sous tes yeux que tu l’ignorerais tout autant.
Dehors, il fait froid. Il fait sombre. Tu es venu juste avant la fermeture de la pharmacie, et cette fille aussi. Tu as enfilé une veste noire, et tu te fonds dans le paysage, dans le décor, dans cette rue terne et glaciale, presque inquiétante. Tu aperçois les cheveux blonds, un peu plus loin. Tu les vois, mais tu vois aussi le dos large qui te barre le chemin, cette silhouette peu amène qui a décidé de faire obstacle entre toi et elle. Tu commences à marcher, silencieux comme une ombre, comme toutes ces ombres qui s’étirent, pattes de géants, branches griffues, attrapant les toits, dessinant sur les murs, avalant fenêtres, lumière et espoir. Tu vois la fille accélérer le pas, et le gars faire de même. Tu sais qu’il veut te piquer ta proie, qu’il n’attend qu’une ombre plus longue que les autres pour lui sauter dessus, lui faire du mal. La faire hurler, se débattre, et sentir la résistance, prendre plaisir à voir ses défenses s’écrouler petit à petit, et la proie se laisser dévorer. L’espace d’un instant, tu te demandes si tu ne vas pas rester en retrait, la regarder souffrir, te délecter de ses cris. Et puis, tu te souviens que tu l’avais vu en premier. Tu ne te dis pas que, peut-être, ce gars attendait dans un coin, attendait qu’elle sorte, attendait pour la traquer et la dévorer. Non. Tu te dis juste que c’est
toi, toi et personne d’autre, et qu’il n’a pas le droit de te la prendre comme ça. Personne n’a le droit de te voler ton steak sous le nez, et surtout pas un pauvre type dans son genre.
Alors, tu passes de la détente à la tension. Tu t’approches en quelques pas souples, alors qu’ils pénètrent dans une zone d’ombre trop grande, trop parfaite pour qu’il puisse fondre sur elle. Tu t’y glisses également, et tu sens la possessivité et la hargne bouillonner en toi, tu sens pulser dans tes veines la fureur et l’envie d’étriper ce gars qui approche ses sales pattes de plus en plus près, de plus en plus vite. Et avant qu’il n’ait pu la toucher, avant qu’il n’ait franchi les trois ou quatre derniers mètres qui le séparent d’elle, tes mains s’abattent sur ses épaules, empoignent sa veste, et le tirent vers l’arrière. Rapidement, un de tes bras s’enroule autour de sa gorge, et tu serres, tu serres, tu le sens se débattre, et tu serres plus encore. Quand il commence à te frapper, tu pivotes, et d’un mouvement rapide, tu envoies sa tête valser contre le mur. Ça craque, tu t’en fiches, tu ne le regardes même pas quand il tombe au sol, quand le sang commence à perler un peu le long de son front, dans ses cheveux, ça t’est égal, tout ça t’est complètement égal. La seule chose qui compte, c’est elle.
Elle.Elle s’est arrêtée, et tu ne sais pas pourquoi. Peut-être qu’elle avait prévu de mettre du spray au poivre dans les yeux de son agresseur, peut-être qu’elle se dit qu’elle va t’en asperger, toi aussi, mais tu viens de passer pour le sauveur, alors il y a de quoi hésiter, de quoi se poser de réelles questions. Elle s’est arrêtée et tu n’as pas la moindre idée de pourquoi, tu pensais qu’elle continuerait à marcher, qu’elle partirait en courant, même. Peut-être qu’elle s’est tordue la cheville. Peut-être pas. Tu lèves les yeux vers elle. Tu la regardes. Sans sourire, et sans grand-chose de rassurant. Tu te demandes si elle va fuir. Mais avant qu’elle n’ait dit quoi que ce soit, tu entrouvres les lèvres, et ta voix,
cette voix, celle qui fait froid dans le dos et qui ne rassure pas, elle s’échappe de ta gorge, simple mais puissante.
« Il y a des gens peu fréquentables qui traînent, vous savez. »Elle le sait, et tu le sais, tu sais que tu n’es pas fréquentable, mais ça t’est égal. Tu t’approches d’un pas, on dirait un loup en train de guetter une biche.
Mais la biche est si belle, si pure, elle t’hypnotise et te fascine tant que l’espace d’un instant, tu te demandes si tu as vraiment envie de lui faire encore plus peur. Tu te demandes si toi aussi, tu vas tenter de la dévorer, ou si tu vas la regarder se débattre seule face à la menace d’un danger certain.
Tout simplement.