" Whether 'tis nobler in the mind to suffer the slings and arrows of outrageous fortune, or to take arms against a sea of troubles, and by opposing end them. To die, to sleep no more, and by a sleep to say we end the heartache, and the thousand natural shocks, that flesh is heir to. 'Tis a consummation devoutly to be wished. "

Hamlet, Act III, Scene I. William Shakespeare

Morgue, Anchorage, Alaska (USA).

Il était à bout de souffle, à bout de poumons. Pourtant, il reprenait peu à peu conscience. On les lui avait transpercés si vite qu'il n'avait pas eu le temps de réaliser sa propre mort. Et à présent, le réveil était difficile. Digne d'un lendemain de cuite magistral. Juste à côté de son corps inerte se trouvait une feuille blanche, recouverte de quelques tâches de sang. Son sang. Corps non identifié, tels étaient les mots écrits à la va-vite sur son rapport mortuaire. Brusquement, l'air emplit de nouveau son torse et il revint à lui. Il avait le corps nu, laissant apparaître les contusions qui parsemaient sa peau bleue, et qui se dissipèrent à une vitesse époustoufflante. Le voilà revenu d'entre les morts. Lui qui aurait dû voir son existence fauchée par un camion de bière... Il était en vie. Confus, Murphy se leva de la table d'acier, et observa la pièce dans laquelle il se trouvait. Il n'était revenu à lui qu'une fois le vaisseau qui lui servait de corps fut totalement remis de la boucherie de tout à l'heure. Il se souvenait à présent, tout était si rapide. Il avait trop bu. Il s'était jeté sur la route sans s'en rendre compte, et, quand bien même il s'était efforcé de regagner le trottoir, un véhicule l'avait fauché.

Pris de panique, il se contenta de décrocher une blouse blanche d'un porte-manteau, et déroba un billet de $20 laissé sur la table de dissection... avant de disparaître dans la nuit noire. Quand bien même il cherchait à attirer l'attention d'une voiture sur la route, toutes sortes d'idées lui venait à l'esprit. Comment avait-il pu se réveiller au milieu d'une morgue comme un vulgaire cadavre ? Il s'arrêta plusieurs fois pour s'examiner le torse, les membres... Il avait vu du sang, et pourtant à présent il n'en restait plus une trace. Murphy songea au fait que non, d'aussi loin qu'il se souvienne il n'avait encore jamais eu d'accident, ni même de brûlure ou de coupure. Avec toutes ces histoires sur les mutants, l'idée qu'il puisse en être un germa insidieusement dans son esprit, et elle le terrifia.

Il ne pouvait décemment pas être un transmutant, pas lui. Non pas qu'il avait quelque chose contre eux... Disons simplement que la personne à laquelle il tenait le plus au monde se définissait elle-même comme une chasseuse, et qu'en dépit des apparences cette affaire semblait assez sérieuse. En lui révelant ce qu'il était il risquait de briser leur amitié, et par la même occasion de mettre sa propre vie sur la scelette. Arrivant enfin chez lui, il préféra ignorer ce qui venait de se produire. Ce qu'il pensait être la nuit la plus étrange de sa vie se devait de rester un secret, mais Brontë n'était pas au bout de ses surprises.

" Where do we go when we walk on light? Who do we call at the edge of night? Carry me close, like the tear drops in your eyes. All I can give you is memories... Carry them with you and I'll never leave. So let me freeze time before it turns cold. The moments go by, and life goes on. The torturous stars are taking every breath I wish I held. "

Don't let me go, Raign.

Road 66 (USA).

" Ça n'aurait pas dû se passer comme ça. "

" Attends Athena, t’essaye de me dire quoi là ? "

" Monte dans la voiture, Murph. "

" Et pour aller où ? "

La demoiselle baisse le regard, ouvre la portière et disparaît à l’intérieur de sa Mégane CC, invitant son aîné à faire de même. Celui-ci ne tarde pas à la rejoindre, bien que toujours perdu et dans l'attente d'une explication. Athena n'est pas vraiment sa petite-soeur, mais c'est tout comme. Dans l’espoir de meubler le silence qui s’installe peu à peu entre eux, elle allume le poste radio. La musique se fait entendre, des sons de guitares qui n'adoucissent pas les moeurs. Athena enfile ses lunettes de soleil tout en dépliant le toit de l'engin.

" Bonnie est dans le coffre. "

" Qu... Quoi ?! "

" Elle m'a prise par surprise, j'ai cru qu'elle ne réagirait pas. "

" Qu'elle ne réagirait pas ? T'as quoi dans la tête ? Et tu lui as fait quoi, tu lui as tiré dessus ? Tu comptes faire quoi, Thena ? "

" Pour au moins une fois dans ta vie tais-toi deux minutes et écoute moi ! " Elle lui jette un bref regard et se concentre de nouveau sur la route. Celle qui les attend promet d'être longue. " Nous avions tort, elle n'appartenait à aucun cercle de transmutants. Elle m'a menacée, elle ne m'a pas laissé le choix. Et nous sommes tous les deux impliqués, on est deux rappelle-toi. Tu vas m'aider à l'enterrer. "

" Si j'ai bien compris, tu as commis un meurtre... Et on quitte la ville ? "

" À moins que tu aies une meilleure idée ? "

" N'inverse pas les rôles, là ! C'est la dernière fois que je répare tes conneries... Puis où va-t-on Miss Sarcastic ? "

" Je propose qu'on aille dans le Kentucky, Mick doit avoir besoin d'aide. "

Murphy hoche brièvement de la tête et pousse un soupir empli d'exaspération. Il passe une main dans ses cheveux blonds et finit par exploser de rire -un rire nerveux, qu'il ne peut contenir. Au point où ils en sont arrivés, mieux vaut rire que pleurer. Après tout, ce n'est pas tous les jours qu'on a le cadavre d'une mutante dans son coffre, quand bien même on cache sa propre nature au meurtrier. C'était pourtant prévisible; Athena était impulsive, et sa chasse aux sorcières se faisait de plus en plus intense. Tôt ou tard, il fallait bien qu'un drame se produise. On ne peut prétendre garantir l'ordre parmi les mutants sans y laisser quelques victimes. Mais des morts ! Avant ce jour, il n'avait jamais eu de sang sur les mains. Les choses n'étaient plus si simples, il avait beau soutenir la jeune femme depuis leur rencontre, il ne pouvait décemment pas risquer sa vie.

" On va d'abord faire une escale dans le désert. On brûle son corps et on l'enterre, et tout ça ne sera bientôt plus qu'un vieux souvenir. "

Brontë tourne son regard vers le rétroviseur. Derrière eux, la route défile, le paysage change à mesure qu'ils s'éloignent d'Anchorage. Tous deux ne reverront plus la ville avant bien longtemps. Il s'assoupit quand il entend un soupir lancé aléatoirement sur la 66, dans un désert humain. C’est celui d’une femme, d’une jeune fille à bout de souffle. Ses poumons, sous ses deux jolis seins roses, sont comme deux ballons de baudruche dégonflés. Cela fait plusieurs heures qu’ils n’ont plus absorbé la moindre particule d’oxygène… Pourtant elle est toujours là, haletante, six pieds sous terre. Bonnie Deverell, recouverte de près de quatre mètres de terre et de terre rouge. Dans un murmure lancé dans le vent, elle agonise. Elle gémit juste assez fort pour se faire entendre. Elle tente de percer la commissure de ses lèvres d’un hurlement mais elle n’en a plus la force, plus maintenant…. Pourtant sa douleur ne tombe pas dans les oreilles d’un sourd. Les faibles vibrations de ses cordes vocales deviennent une torture pour celui qui écoute, juste au-dessus d’elle. Son rythme cardiaque augmente à mesure qu’il comprend. Elle est là, juste sous ses pieds, encore vivante. Elle avale la poussière, les pissenlits, les vers, consciente. Elle sait ce qu'il a fait et elle sait qui il est : elle a vu son visage, et menace de dévoiler sa véritable identité. Elle l'a soufflé à Athena, quand elle la tenait par le cou, entre ses mains, et qu’elle a mis un terme à sa vie. Lui, il en a à présent le souffle coupé. Il manque d’air, à son tour. Il asphyxie et tombe inconscient au sol, étendu au-dessus de sa victime. On se croirait dans un de ces bouquins de Truman Capote. Non, il ne peut pas se laisser ronger par ses démons. Par la mutante qui a été assassinée, comme des milliers d'autres avant elle, et comme il le sera bientôt. Il éclate de quelques sanglots, les seuls qui puissent lui échapper dans son état… Mais la tension s’intensifie lorsqu’il ferme les yeux et qu’il les rouvre à nouveau, pour découvrir le cercueil terreux de Bonnie qu’il vient de rejoindre. Son corps est dur et froid comme un bloc de glace. Un frisson lui parcoure l’échine, quand il s’aperçoit que ses deux yeux globuleux et accusateurs le dévisagent. Brontë n’a pas seulement caché son corps, mais, inconsciemment, il s’est également enterré avec la macchabée. Le bruit du moteur retentit puis s’éloigne…

Crise cardiaque.

Réveil.

La route, à nouveau.