Sujet: sleep paralysis. (kovalenkos) Ven 6 Mar 2015 - 22:37
― artem & lyudmila ―
there's a shortness of breath, there's a weakness of me.
Ça danse sous ses paupières. Il suffit qu’elle ferme les yeux pour que des flashs l’assaillissent, créant une cacophonie au sein de sa boîte crânienne. Les images se succèdent les unes après les autres. Les sons claquent à ses tympans. Les sensations sont là, comme des fantômes du passé glissant le long de son épiderme. Une coulée de lave sur sa peau, dans sa trachée, au creux de ses veines. Ça lui donne envie de vomir. De hurler. De pleurer. Mais Lyudmila ne pleure pas. Elle ne le fait plus depuis des années – elle se l’interdit formellement. Pas de sanglots, aucune larme. Plus jamais. Pas même quand elle est seule et que personne ne le saura. Elle ne pleure pas. Elle ne pleurera plus jamais. Et tant pis si elle a l’impression de se noyer, tant pis si des tremblements incontrôlables agitent son échine devenue friable. Elle se roule en boule au milieu de ses draps, son regard s’aventurant vers la lune qui éclaire sa chambre à travers la fenêtre. Y a des gens qui aiment la nuit. Ils la trouvent apaisante, rassurante même. Mila fera jamais partie de cette catégorie. Quand le ciel se teinte de noir, ses cauchemars prennent vie sous son lit et ses yeux fermés. Elle a peur. Elle se sent mal, prête à tomber, prête à sombrer. Elle redevient la gamine effrayée et la guerrière disparaît derrière un rideau de peurs d’enfant. Elle déteste ça.
Son réveil affiche une heure quarante-cinq. Elle sait que si elle reste là, comme ça, les heures vont défiler et elle pourra les compter les unes après les autres jusqu’au petit matin. Elle veut pas passer sa nuit à combattre ses démons. Elle veut pas rester seule, pas ce soir. Alors elle se lève à la hâte et se dépêche d’enfiler les premières fringues qui lui tombent sous la main – un vieux jean déchiré et un t-shirt beaucoup trop grand pour elle. Sa veste en cuir sur les épaules, ses clés à la main, elle abandonne son appartement. Sa caisse démarre sur les chapeaux de roue, perturbant le calme qui s’est installé sur la ville. Y a qu’un endroit où elle peut se pointer. Qu’un endroit où elle se sentira en sécurité, apte à affronter la nuit. Y a qu’auprès d’Artem. Le seul capable de la rassurer rien qu’avec sa présence, sans avoir à dire ou faire quoi que ce soit. Mais vu l’heure qu’il est, elle risque de le réveiller. Elle voit d’ici sa tête d’ours grognon qui ronchonne parce qu’on l’a tiré des bras de Morphée. Alors elle décide de s’arrêter en chemin, histoire de pas débarquer les mains vides avec juste ses jolis yeux pour se faire pardonner. Le McDo est encore allumé – elle savait pas que c’était encore ouvert à des heures pareilles. C’est en s’engouffrant à l’intérieur qu’elle pige qu’ils étaient sur le point de fermer. Y a qu’à voir la tête de fatigué qu’a le type qui la sert, à moitié endormi sous sa casquette qui sent la friture. Mila commande le hamburger préféré de son frère, et deux gros paquets de frites – un pour lui, un pour elle. Ça devrait faire l’affaire, la bouffe c’est toujours un bon moyen d’amadouer les gens. Non ? Elle pense que si, alors elle va pas se priver. Et puis de toute façon, elle connaît suffisamment son aîné pour savoir qu’il dira pas non à sa petite sœur qui arrive la bouche en cœur, armée de junk food. Son plan est infaillible.
Plantée devant la porte, elle hésite un instant. C’est mieux de sonner, ou bien toquer ? Dans les deux cas c’est pas franchement un réveil agréable, alors elle sait pas quelle option choisir. Et puis elle prend finalement la première, parce qu’au moins elle est sûre que ça fonctionnera du premier coup. Son doigt presse le bouton, et de l’extérieur elle entend le bruit de la sonnette résonner chez Artem. C’est que maintenant, qu’elle réalise qu’elle a pas d’explication. Il va lui demander ce qu’elle fout là. Et même si elle a une entière confiance en lui – c’est indéniable – elle a pas la moindre envie de mettre des mots sur ce qui la dérange. Elle veut pas avoir à expliquer qu’elle est pas foutue de dormir comme une personne normale parce que trop de souvenirs la secouent chaque fois qu’elle essaie de clore ses paupières. Elle se met à réfléchir à un mensonge plausible, et puis elle abandonne. C’est Artem. Il comprendra probablement sans qu’elle ait besoin de tout exprimer clairement. Il cherchera pas à la cuisiner pour la forcer à dire ce qui refuse de dépasser le barrage de ses lèvres. Alors elle se contente d’afficher un léger sourire au moment où la porte s’ouvre finalement, laissant apparaître la tignasse en vrac de son frère. Ses mains se lèvent pour que le sac de bouffe soit à la hauteur de sa tête, pile sous le nez d’Artem. Comme une offrande de paix. « Hey. J’te réveille ? » Vu sa tête, y a de fortes chances que ce soit le cas – en même temps faut pas s’attendre à autre chose, quand on se pointe chez les gens à deux heures du matin. En guise d’excuse, elle se contente d’élargir son sourire avant d’agiter légèrement le sac qu’elle tient à bout de bras. « J’ai mené de quoi te nourrir. Ça mérite de me laisser entrer, non ? » Et puis, histoire de mettre tous les suffrages de son côté, elle utilise sa botte secrète. Les puppy eyes. Artem peut pas dire non à ça. Il a jamais pu. Elle le sait et en abuse quand la situation s’y prête. Comme toute petite sœur qui se respecte, voyez-vous.
Dernière édition par Lyudmila Kovalenko le Mer 29 Avr 2015 - 15:25, édité 3 fois
Harvey Sunderland
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Sujet: Re: sleep paralysis. (kovalenkos) Sam 7 Mar 2015 - 0:42
C’est pire qu’une alarme incendie. Pire qu’un de ces klaxons qui résonnent dans la rue les samedi soir. Pire que les cris et les rires des passants légèrement alcoolisés qui ne savent plus s’ils sont chez eux, dans un bar ou dans la rue qui recueillent leurs éclats de voix. C’est pire que tout cela puisque ça me tire en sursaut d’un sommeil que j’aurai aimé réparateur mais qui se contentait d’être reposant jusque là, ce qui me suffisait amplement soit dit en passant. La sonnette résonne dans l’appartement, me surprend alors que ma main cherche quelque chose d’indéterminé sous mon oreiller et se pose une fraction de seconde trop tard sur mon portable où un cadran trop lumineux s’hasarde à dessiner une heure innommable. Un grognement, c’est tout ce que j’arrive à produire lorsque je me laisse retomber dans mon lit qui grince un peu plus, en accord avec mes geignements agacés par ce réveil brutal et inattendu. Pendant un temps indéterminé, certainement une poignée de secondes, je me demande même ce qui l’a provoqué. Avant de me souvenir de la sonnette. Qui ne peut pas encore – du moins à ma connaissance – se déclencher sans raison et encore moins sans un être humain devant ma porte et un doigt sur le boitier. Un être humain. Réveillé à près de deux heures du matin ? Devant chez moi ? Je fronce les sourcils pour mieux me forcer à me traîner hors de ma chambre, dans le salon que j’allume avant de froncer les sourcils et de me passer une main dans ma barbe naissante et d’attraper un sweat quelconque qui traîne sur mon canapé et de l’enfiler pour avoir l’air présentable malgré ma tignasse en vrac et mon irrécupérable habitude de dormir en simple boxer. Un soupir, je me frotte les yeux, entrouvre la porte pour me préparer à mieux foudroyer du regard la personne qui pourrait encore se trouver ici malgré les minutes écoulées depuis mon réveil brutal.
Pardon ? Si la lumière n’a pas suffi à réveiller mes yeux hagards, si la sonnette n’a rien réussi à tirer de mes oreilles embrumées de sommeil, il faut bien l’avouer : l’odeur subite de nourriture lâchée sous mes narines me fait l’effet d’une gifle, et la petite silhouette qui se trouve derrière le sac en papier kraft achève mes réticences d’un violent coup de poing. Certes, mon « Mila ? » ressemble plus à un borognyme voire un simple son digne des premiers hommes des cavernes, mais je fais l’effort de le prononcer sous la forme d’une question. « Hey. J’te réveille ? » Hum… Elle n’est pas sérieuse ? J’ai l’air de quelqu’un qui était en train de faire ses comptes ou de jouer aux Lego ? Le sac s’agite, je cesse brutalement son mouvement de balancier en le lui arrachant des mains pour mieux regarder son contenu et laisser un sourire exaspéré se dessiner sur mes lèvres. « J’ai mené de quoi te nourrir. Ça mérite de me laisser entrer, non ? » Si elle me prend par les sentiments aussi… Ma fatigue et tout le ressentiment que je pouvais avoir se décalent en même temps que moi lorsque dans un haussement d’épaule et un mouvement de main je lui fais signe d’entrer dans le salon et que je referme la porte derrière elle. Je contemple un peu la table basse encombrée d’un reste de repas – boite de pizza ? – avant de décaler le tout et de creuser un petit espace pour y poser les victuailles. Puis je me rends compte que même si j’ai un sweat, je reste en simple boxer. Un nouveau grognement, qu’elle peut interpréter comme un « J’vais mettre un survêt, installe toi, fais comme chez toi et prépare moi du café s’il te plait » et me voilà dans ma chambre à extirper de mon armoire un pantalon de sport que j’enfile suffisamment vite pour être dans le salon dans les trente secondes qui suivent et me laisser tomber dans le canapé. Et de réfléchir un instant. Je me tourne vers Mila les sourcils froncés alors que je commence à piocher dans les frites, pour l’ausculter du regard à la recherche du moindre problème. Mes doigts se perdent à nouveau dans mes cheveux qu’ils tentent de mettre en ordre. « Qu’est ce que… qu’est ce qui se passe ? Promis, avec un café dans les mains, tu peux tout me raconter. D’accord ? » J’ai du mal à émerger. Et pourtant que je m’inquiète. Mais j’ai l’impression que je suis incapable de réfléchir plus vite que mot après mot et que l’angoisse ne fait pas partie de mes possibilités, les questions rapides pour déterminer ce qui la poussent à venir me voir en pleine nuit m’échappant encore pour le moment. Qu’elle en profite, dès que le café serré coulera à flots, ce sera l’interrogatoire.
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Sujet: Re: sleep paralysis. (kovalenkos) Jeu 12 Mar 2015 - 22:13
C’est marrant de voir comment le simple fait de faire face à Artem la rassure déjà un peu. Les prunelles si familières qui croisent les siennes, la voix caverneuse qu’elle a entendue des milliers de fois, les larges épaules qui bloquent son champ de vision. C’est pas grand-chose pourtant, c’est sûrement rien du tout même, pour beaucoup de gens. Juste un gars encore trop ensommeillé. Mais pour Lyudmila, c’est la définition de home. Juste là, devant elle. Alors elle continue de sourire, guettant la réaction de son aîné. Elle peut deviner avec précision l’instant où elle gagne. Quand il lui arrache le sac des mains pour l’ouvrir, et qu’il peut pas empêcher ses lèvres de s’étirer légèrement. C’est là. C’est sa victoire. Un petit rire lui échappe et elle s’engouffre dans l’appartement sans plus attendre, prenant la direction du salon. Le petit bordel sur la table basse la fait sourire un peu plus, alors qu’Artem émet un nouveau grognement dans sa barbe. La personnification d’un ours, y a pas à dire. Elle ne répond pas, se contentant d’ôter sa veste pour la balancer dans un coin du canapé. Ses mains plongent dans le sachet marron pour en sortir la bouffe, qu’elle installe sur l’espace libre de la table basse. Et puis elle s’éclipse à la cuisine, préparant rapidement la machine à café – elle a presque l’air d’une fée du logis. En vérité, c’est juste des gestes devenus habituels avec le temps. Une espèce de routine installée à l’époque où ils vivaient ensemble.
Quand Mila revient au salon, Artem est déjà là, visiblement un peu mieux réveillé qu’avant. Il la scanne du regard et elle se sent obligée de détourner le sien, préférant se concentrer sur le paquet de frites qu’elle attrape avant de gober une poignée d’entre elles. Les premières questions résonnent, et d’un coup elle a l’impression d’être une pauvre gamine. Sa silhouette oscille lentement d’un pied sur l’autre et elle hausse vaguement les épaules, remplissant à nouveau sa bouche. Ses joues sont gonflées par la nourriture, ses yeux sont fuyants, son corps s’agite doucement : elle a la dégaine d’un enfant de six ans. Elle sait pas quoi lui dire, à son frère. « Rien rien, t’inquiètes pas. » C’est absolument pas convaincant. Va falloir qu’elle fasse mieux si elle veut dissiper les questions qui germent probablement dans la tête d’Artem, les unes après les autres. « J’avais juste envie de passer te voir, c’est tout. » En plein milieu de la nuit. Normal. Bon d’accord, elle s’enfonce légèrement. Ses sourcils se froncent, et puis elle finit par soupirer. Ça l’emmerde, de pas trouver comment répondre. Si elle pouvait éviter d’avoir à mentionner ses terreurs nocturnes, ça l’arrangerait fortement. Elle veut pas y penser, et encore moins en parler. Ça la fout mal à l’aise et après elle se met à trembler. Mila veut pas de ça. Pas maintenant, pas devant Artem. Il l’a déjà vue en mauvaise posture pourtant, plus d’une fois. Il l’a consolée après des nuits de cauchemars, il l’a rassurée quand elle se mettait à paniquer, il l’a serrée tout contre lui pour la calmer. Il connaît tout ça, elle a pas à s’en cacher. Elle le sait, mais elle peut pas s’en empêcher. Elle aime pas l’admettre. Comme si ça la rendait faible. Comme si elle était encore prisonnière de son passé. Elle peut pas s’en débarrasser, et c’est pas faute d’essayer. Mais même si elle y arrivait, les traces seraient toujours visibles sur son épiderme. Ça fait partie d’elle, qu’elle le veuille ou non.
Ses épaules se courbent. Lèvres pincées, la brune abandonne finalement son paquet de frites sur la table. Elle laisse son regard s’aventurer vers son frère, consciente qu’elle s’en sortira pas avec les excuses vaseuses qu’elle vient de sortir. C’est juste ridicule et elle le sait très bien. Ça sert à rien de tourner autour du pot pendant des heures, autant cracher le morceau. Histoire d’être tranquille. Son visage se ferme, sa gorge se noue. « C’est juste que... » Elle se racle la gorge, marquant une petite pause. « Je peux pas dormir. » Quatre mots. C’est tout ce qu’elle lui accorde, sa voix plus basse que la normale – y a presque un espoir qu’on puisse pas l’entendre, que ça se perde entre les murs ou dans le bois des meubles. Mais Artem a entendu. Et Lyudmila en a assez dit. Elle a les mâchoires qui se serrent avec autant de force que son cœur. Elle abandonne le front. C’est plus simple de fuir, alors elle repart à la cuisine, se dérobant aux prunelles de son aîné qu’elle refuse de croiser. Piochant dans le placard, elle saisit une tasse et la met en place pour la remplir de café, prête à être servie à Artem. Ses muscles se sont tous contractés, et elle se sent juste comme une boule de nerfs géante. Mila, elle est tellement tendue que c’est à se demander comment elle arrive encore à bouger.
Harvey Sunderland
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Sujet: Re: sleep paralysis. (kovalenkos) Sam 14 Mar 2015 - 10:32
Je m’écroule sans aucune retenue dans le canapé pour mieux me réveiller et attraper quelques frites sur la table basse. Ce n’est pas que je n’aime pas ma petite sœur, mais me réveiller comme ça en pleine nuit, c’est de la torture. Et me faire véritablement émerger, c’est pire encore. Parce que le pire dans tout ça, c’est très certainement que j’ai conscience qu’il faudrait que je m’inquiète – notez bien que je m’inquiète vraiment, que j’ai de multiples questions qui tournent et s’amplifient dans mon crâne mais que je suis encore trop plongé dans mon sommeil pour parvenir à les maîtriser et à la poser. Pour parvenir à accorder à Mila toute l’attention qu’elle mérite, surtout. Quelque part, je n’arrive pas à ne pas culpabiliser de ne pas avoir été directement alerte. Pour qu’elle vienne en pleine nuit, j’imagine que quelque chose la tracasse. Même si elle a un caractère aussi compliqué que le mien, à croire que c’est de famille, ce n’est pas dans ses habitudes de débarquer comme ça juste par envie de m’embêter ou quoique ce soit. Une phrase, j’essaye de m’excuser en lui promettant d’être tout à fait attentif une fois un café bien corsé dans les mains et surtout dans mon œsophage. Je l’observe, à la recherche d’un indice et le simple fait qu’elle détourne le regard me fait l’effet d’une gifle. Lentement, je cesse de mâcher la poignée de frites, avale et fronce les sourcils. « Rien rien, t’inquiètes pas. » Trop tard. C’est fou comme en quatre mots elle parvient à retenir tout à fait mon attention et à faire s’immiscer dans mes veines un poison d’inquiétude sourde et brûlante. Dans ma tête, foule d’hypothèses des plus probables aux plus folles s’enchaînent et tentent de s’imposer. « J’avais juste envie de passer te voir, c’est tout. » Un claquement de langue, je repousse la table basse d’un coup de talon avant de me tourner totalement dans sa direction et de froncer les sourcils un peu plus. « Tu es sûre que c’est tout ? » Trop tard, petite sœur. Ne t’inquiète pas m’as-tu demandé ? Tu sais bien que c’est vain. « Tu sais que tu peux tout me dire, hein ? » Je ne sais pas encore quelle approche lui présenter. Ca ne sert à rien de se leurrer : elle a réveillé le protecteur par ses mots après avoir extirpé du sommeil le grand frère grâce au bruit. C’est trop tard : je t’assure que tu vas avoir un interrogatoire en règle, Mila, et que tu ne pourras t’en prendre qu’à toi-même si ça te déplait. Et de toute évidence, tu le sais petite sœur. Puisque tu pinces les lèvres, tu me regardes, consciente que tes deux phrases n’ont pas du tout eu l’effet que tu escomptais pour le moment.
Je garde le silence, contrôlant mon estomac qui me chuchote de manger avant que ça ne soit froid. C’est horrible : j’ai l’impression que mon angoisse est en train d’instaurer une tension malvenue. Et que je n’ai pas envie de faire le moindre geste pour dénouer le problème tant qu’elle ne m’aura pas dit ce qu’il y a vraiment pour que je sache si je peux encore lui venir en aide ou si, pour la première fois, je vais être incapable d’accomplir ce que mon devoir de frère aîné me conduit à faire. Alors que je me demande si ma fin de nuit va ressembler à ça, son visage se ferme. « C’est juste que... Je peux pas dormir. » Mes yeux s’écarquillent, non pas de surprise mais de… de… compassion ? « Mila… » Je tends le bras alors qu’elle s’enfuit dans la cuisine où la cafetière émet des hoquets agonisants. D’un bond, je suis debout, d’un pas, je m’adosse à l’encablure de la porte de la cuisine, l’observant piocher dans un placard une tasse et se figer, contractée, avant de l’avoir remplie du café réclamé un peu plus tôt. « Mila… » Il ne me faut que quelques pas à nouveau pour arriver dans son dos et poser mes mains sur ses épaules dans une pitoyable tentative de massage. Les questions se bousculent, ordonnées par mon incertitude en une file méthodique. Les considérer les unes après les autres. Les poser les unes après les autres et surtout au bon moment. Mes mains glissent sur les siennes pour lui faire lâcher la tasse et tout ce qu’elle peut tenir, avant de la forcer à me faire face pour la prendre dans mes bras, dans une étreinte protectrice qui me rappelle les premières nuits après notre départ d’Ukraine. Elle avec ses démons, moi avec mes fantômes. « Depuis combien de nuits tu n’as pas de sommeil reposant ? » Mes yeux se posent sur les siens, et malgré ma voix douce d’inquiétude j’espère qu’il n’y aura pas de quiproquo : elle n’a pas le droit de me mentir. « T’as eu raison de venir. Tu veux qu’on… qu’on se regarde un film ? » Il yt a quelque chose de déconcertant à sentir ma petite sœur aussi fragile et vulnérable alors que ça fait bien des années qu’elle cherche à prendre son indépendance et à se débrouiller sans moi. Quelque chose de déconcertant et quelque chose d’incroyablement dérangeant à trouver ça rassurant.
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Sujet: Re: sleep paralysis. (kovalenkos) Dim 22 Mar 2015 - 15:49
L’inquiétude d’Artem est palpable. Dans ses yeux, sa posture et l’intonation de sa voix. Elle le sait, elle le connaît. Au moindre signe que quelque chose cloche, qu’elle a un problème quelconque, il passe en mode bouclier. À vouloir la protéger du monde entier, à vouloir faire en sorte qu’elle n’ait plus jamais à se sentir vulnérable. Alors elle le laisse faire, parce qu’il estime que c’est son devoir et parce qu’elle est consciente d’en avoir besoin, au fond. Mais parfois, elle voudrait lui dire. C’est trop tard. Elle voudrait qu’il sache, que c’est pas possible de l’abriter de tous les tourments, de lui bâtir une armure contre l’univers tout entier. Elle est bien placée pour le savoir : elle a essayé. Mais c’est trop tard. Le monde a déjà laissé ses marques pourpres sur son être tout entier. Des zébrures rosées sur son épiderme, des bleus à l’âme, des écorchures sur son sourire et une brèche au fond de ses prunelles. Elle porte les traces de la vie et celles de la mort, celles d’une enfance arrachée, de l’innocence qu’on déchire et de la rage qui consume. Alors quand elle plonge son regard dans le sien, elle voudrait qu’il sache. C’est pas la peine. Il se fatigue pour rien. Et puis elle voit ses fissures à lui, alors elle se tait. Elle dit rien Lyudmila, elle se contente de l’observer et de se mordre la langue comme le serpent qui draine son propre venin. Tant pis si ça fait mal, ça saigne de l’intérieur et ça pique et ça brûle. Comme les cigarettes.
Fuir, c’est tellement pas son genre. C’est tellement pas sa façon de faire. Mais face au passé, face aux démons – face à Artem, que faire d’autre ? Elle sait pas. Ses cheveux deviennent un rideau pour la camoufler, ses jambes la portent au plus loin, son cœur la trahit. Il se serre et se tord, s’accélère pour mieux trébucher. Elle tangue. Le café lui nargue les narines, la tasse lui chauffe les doigts. Elle observe le liquide trop sombre et elle se voit. Son reflet lui ressemble même pas. Elle sursaute quand des mains se referment contre ses épaules, venant les frictionner doucement. Il est là, ça va mieux. Un peu. Elle le laisse attraper ses mains et la retourner, son regard toujours happé par l’amertume accumulée dans la tasse. Et puis la forteresse ploie contre elle, l’encercle et la serre. Elle se sent protégée – comme si tout ira pour le mieux. Ses paupières se ferment quand elle se perd dans l’étreinte, ses phalanges venant agripper le t-shirt de son frère alors que son visage se blottit contre son épaule. Il continue de poser des questions, auxquelles elle n’a aucune réponse. Elle peine à se souvenir d’une seule nuit reposante – c’est comme si elle avait jamais dormi. « Je sais pas. J’suis fatiguée. » Sa voix n’est qu’un murmure, un bout de rien du tout qui se perd entre ses lèvres et la carrure de son aîné. « Ils sont là. Chaque fois que j’ferme les yeux, je les vois. J’peux pas m’en débarrasser Artem, c’est toujours là, avec moi. » À demi-mots les fantômes sont à leurs côtés, revenus les torturer. À demi-mots les plaies s’exposent, s’exhibent et brillent couleur carmin. « Pas toi ? » Elle lui a jamais demandé. Elle a jamais osé. Lui aussi, il doit être hanté. Mais il en parle pas. Il se plaint pas. Elle sait pas grand-chose, parce qu’Artem ne dit rien. Il dit jamais rien. Et elle tend l’oreille vers le néant.
Lyudmila se dérobe, doucement. Elle croise les prunelles trop sombres de son frère, les jauge, les fouille. Tout ce qu’elle a besoin de savoir s’y trouve. Ils n’ont même pas besoin d’ouvrir la bouche pour se comprendre et se deviner. Ils se sont appris par cœur comme des écoliers le feraient avec leurs poésies, capables de se réciter à l’envers comme à l’endroit, dans le désordre et même sans voix. Tout est dans le regard. Alors Mila détourne le sien à nouveau, revenant se noyer dans la tasse préparée pour son aîné. Elle lâche un petit soupir avant de répondre à la question précédente d’Artem. « J’sais pas. » Cette phrase, elle la répète beaucoup trop ces derniers temps. Pourtant, c’est pas une si mauvaise idée, de regarder un film. Mais elle sait pas. Elle sait rien. « J’veux juste me changer les idées. » Un petit haussement d’épaules et elle finit par se retourner, tendant la tasse encore chaude à son frère avec un léger sourire. « T’as pas des nouveautés croustillantes à raconter à ta sœur adorée ? C’est toujours aussi calme, la librairie ? » Elle reprend les banalités, comme pour mieux chasser de son esprit tout ce qui la grignote de l’intérieur. Comme pour se donner l’impression que sa vie peut se passer sans accroc, comme tous ces gens sans histoires. Elle enfouit tout et elle efface ce qui la gêne, avec sa gomme imbibée de sel et de sang.
Harvey Sunderland
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Sujet: Re: sleep paralysis. (kovalenkos) Mar 24 Mar 2015 - 22:43
Je n’essaye même pas de cacher mon inquiétude. Ce serait utile dans tous les cas, ma petite sœur me connait bien trop pour s’imaginer une seconde que ses mots et ses phrases hésitantes vont avoir une autre conséquence chez moi. Je n’essaye même pas de cacher mon inquiétude, et lorsqu’elle se réfugie dans la cuisine, mon bras retombe et je bondis à sa suite pour m’adosser à la porte, bras croisés, alors que mon regard se pose sur son dos crispé. Son prénom résonne une première fois. Une seconde fois. Une troisième fois. « Mila… ». Mes bras l’enserrent, comme pour l’enlever au monde, comme pour reformer autour d’elle un cocon protecteur que rien ne pourra transpercer, pour que rien ne puisse l’atteindre. Mes mains cherchent à la masser dans une friction que je veux rassurant sans pour autant savoir comment m’y prendre. Mes questions se bousculent sur mes lèvres, je tente péniblement de sélectionner les plus importantes et les moins dérangeantes pour cette petite fleur bien trop fragile qui est actuellement réfugiée dans mes bras. Si ma vision des choses est légèrement biaisée ? Peut être. Je ne l’ai pas vue grandir, mes yeux ne parviennent pas, la plupart du temps, à voir en elle quelqu’un d’autre que ma petite sœur cadette terrifiée que j’ai extirpé il y a près de dix ans d’une cave mortifère. Pour moi, elle restera toujours celle que je dois protéger. C’est peut être égoïste, mais je sais que si un jour, elle n’a plus besoin de moi, et bien… Mes yeux se ferment, refusant de s’attarder davantage sur cette question injustifiée et se concentrent plutôt sur ce qu’elle souffle dans ma nuque. « Je sais pas. J’suis fatiguée. » Mes mains resserrent aussitôt leur étreinte. Elles ne veulent plus seulement la protéger du reste mais aussi étrangler ses démons, étouffer ses cauchemars, réduire à néant ces fantômes qui l’empêchent de dormir. Et je me sens plus qu’impuissant, simple humain que je suis. « Ils sont là. Chaque fois que j’ferme les yeux, je les vois. J’peux pas m’en débarrasser Artem, c’est toujours là, avec moi. » Un frisson dégringole ma colonne vertébrale, me coupe le souffle alors qu’un « Schhh… » s’échappe de mes lèvres comme pour lui rappeler que je suis là et que je serai toujours là pour elle. « Pas toi ? » C’est une claque que je reçois, la soudaine crispation qui agite mes muscles n’en est qu’une preuve superflue. Mes yeux se ferment une nouvelle fois alors que je me détache d’elle et que, muet, je saisis une tasse pour me servir du café avant de me souvenir qu’il y en a déjà un de près à quelques centimètres de ma main. Un soupir, un sourire désolé, mes yeux noirs dardés dans ses pupilles seront la seule réponse qu’elle obtiendra à cette question. Pas toi ? Si, moi aussi. Mais je refuse de lui dire. Je suis son grand frère, c’est à moi de la protéger, pas le contraire. Peut être est-ce stupide, mais… voilà tout. J’esquive, détourne le regard pour contempler la décoration plus que spartiate de ma cuisine, en accord total avec le reste de l’appartement. Je campe plus que je n’habite dans ce petit deux pièces de toute façon, prêt comme je suis à le quitter si la situation tourne trop mal et si je trouve enfin le courage d’imposer à nouveau ma volonté à ma petite sœur. « J’sais pas. » Je relève la tête. J’sais pas encore ? Un frisson. Je refais le fil de mes questions, un haussement agite mes épaules lorsque je me souviens de ma dernière proposition. « J’veux juste me changer les idées. » A son tour d’hausser les épaules, m’arrachant de justesse un petit sourire alors qu’elle me tend la tasse de café que je commence déjà boire pour m’éclaircir les pensées. « T’as pas des nouveautés croustillantes à raconter à ta sœur adorée ? C’est toujours aussi calme, la librairie ? » Je ne suis pas dupe. Ou presque pas. Soufflant sur mon nectar sombre, je désigne le salon du menton. « On sera mieux dans le salon, non ? Surtout que les frites vont refroidir, et que les frites froides… » Allez, faisons diversion et voyons ce que ça donne. Ma main se pose sur son épaule, la serre brièvement avant de la pousser en direction du salon dans un sourire taquin un peu plus affirmé. A nouveau assis en tailleur sur mon canapé, je pose la tasse de café et attrape enfin mon hamburger. « Pas grand-chose de nouveau, c’est assez tranquille comme endroit. Hamlet, tu sais, le chat, a encore griffé une cliente et il m’a ramené une souris morte pour se faire pardonner après. Ca n’a pas vraiment plus… Mais bon. » Un nouveau soupir, je termine l’hamburger. « Et toi au garage ? On ne t’embête pas trop ? Oh, ça me fait penser, quelqu’un nous a apporté un livre de mécanique, ça t’intéresse ? Je te l’ai mis de côté pour le moment. » J’étends mes jambes sur la table basse, écartant du bout des chaussettes les vestiges du papier kraft.
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Sujet: Re: sleep paralysis. (kovalenkos) Dim 29 Mar 2015 - 18:49
Mila n’est pas de ceux qui aiment se lancer dans les effusions à tout va. Ses gestes affectueux sont rares – ses mots encore plus. C’est quelque chose qu’elle ne maîtrise pas. Quelque chose qu’on lui a jamais vraiment appris, et qu’elle a du mal à saisir. Toujours dans la distance, la méfiance, l’indifférence. C’est son fonctionnement par défaut. Et pourtant, parfois, elle baisse sa garde. Elle ôte son armure pour se reposer un instant. Là, dans les bras d’Artem, blottie contre son épaule. Elle respire et puis pendant une seconde, elle redevient la gamine qui a besoin de son frère. C’est furtif, ça repart aussi vite que c’est venu. Mais c’était assez pour la rassurer. Leur étreinte se termine à sa question et elle le regarde fuir. Parce que c’est ce qu’il fait, en décidant de se sortir une tasse avant de réaliser qu’elle l’a déjà fait pour lui depuis un moment. Il fuit. Il ne veut pas répondre. Elle le connaît. Leurs prunelles se croisent finalement et elle a l’impression que celles d’Artem sont hantées. Mais il ne parlera pas, comme toujours. Elle y est habituée et ne cherche même pas à le forcer, se contentant d’esquisser un petit sourire. Un qui veut dire, je comprends. Alors le changement de conversation semble sorti de nulle part mais c’est la meilleure chose à faire selon elle, et il suit le mouvement. Elle ricane doucement quand il la pousse vers le salon, répondant par une légère tape contre son bras avant de s’exécuter.
Assise en tailleur sur le canapé de son frère, elle attrape son paquet de frites entamé, enfournant une petite poignée dans sa bouche. Elle hoche la tête en l’écoutant parler, les joues gonflées par la nourriture qui s’y accumule – elle a toujours eu la fâcheuse tendance de prendre des bouchées trop grosses pour elle et de finir par parler la bouche pleine. Les bonnes manières, c’est franchement pas son truc. De toute façon Artem y est parfaitement habitué, depuis le temps. Ça changera pas. Et puis elle se met à rire quand il lui raconte ses nouvelles péripéties avec Hamlet, imaginant son aîné face à une cliente et un boss mécontents. « Moi j’l’aime bien ce chat, je suis sûre que la cliente avait fait un truc qui lui a pas plu, et c’est pour ça qu’il l’a griffée. Puis il t’ramène des cadeaux, que demander de plus ? » C’est vrai après tout, qui n’aime pas trouver des rongeurs morts en guise d’offrandes sacrificielles ? Au moins ça prouve que ce cher Hamlet a de l’estime pour lui, faut voir le bon côté des choses. Elle trouve ça plutôt drôle. La bouche pleine de frites, elle a les yeux qui pétillent quand Artem continue sur sa lancée, et elle hoche vivement la tête avant de répondre – malmenant la moitié des syllabes à cause de la bouffe qui squatte le long de sa mâchoire. « Ouais garde le moi ! » Elle avale, avant de reprendre. « J’suis déjà incollable mais ça peut pas faire de mal de voir c’qui a dans ce livre. » Son sourire est sincère cette fois-ci, et elle vide les miettes de son paquet dans sa bouche, haussant les épaules. « Sinon l’garage, ça va. Y a des cons parfois donc j’les insulte en ukrainien, et comme ils comprennent rien ça les agace. » Elle ricane dans sa barbe, plutôt fière d’elle. C’est peut-être la seule chose positive qu’elle a gardé de son passé – ça et Artem évidemment – alors elle l’utilise à peu près tout le temps, et ça la fait rire quand les réactions sont à la hauteur. Une vraie gosse là-dessus, y a pas à dire. « Puis j’sais plus si je t’avais dit, mais finalement on s’entend pas trop mal avec ma collègue. C’est surtout parce qu’elle me file des espèces de cours de combat, en fait. Elle a des techniques que je connaissais pas donc c’est enrichissant, je sais pas où elle a appris tous ces trucs mais ça peut faire deux fois plus de dégâts que c’que je fais d’habitude. J’ai hâte de m’en servir. » Se penchant vers la table, elle tourne le paquet de frites de son frère vers elle pour lui en piquer quelques-unes. Elle a l’air d’un enfant qui raconte sa journée d’école en essayant de manger tout ce qui se trouve autour de lui, incapable de rester sans bouger plus de cinq secondes. Tellement qu’elle réalise même pas les informations latentes qu’on peut trouver dans ses explications. Elle aime se battre, c’est pas quelque chose de nouveau – Artem a fini par baisser les bras et ne plus essayer de la calmer. Mais quand on apprend des techniques de combat spécifiques, c’est rarement pour s’en servir à la sortie d’un bar sur un type un peu trop lourd. C’est plutôt dans des situations qui requièrent des moyens de défense plus conséquents. Comme lorsqu’on veut s’attaquer à des chasseurs, par exemple. Ce qui n’est pas quelque chose qu’elle veut partager avec son frère – elle ne sait que trop bien le genre de réactions que ça peut provoquer chez lui. Trop occupée à picorer les frites restantes, elle ne se préoccupe même pas de ce qu’elle vient de sous-entendre. Ça lui donne presque cet air insouciant, terriblement trompeur.
Un café. Un nectar sacré, une ambroisie peu commune : la seule chose qui m’extirpe à coup sûr des limbes dans lesquelles le sommeil m’a violemment jeté. Aussi étonnant que cela puisse être, je ne dors que très peu mais sans mon café, il m’est impossible de me concentrer. Comme si mon corps refusait de s’abandonner dans les bras de Morphée sans pour autant être capable de se passer de repos. Une autodestruction d’un nouveau genre, dans un sens. Une autodestruction dont je ne ressens aucune conséquence tant que mon ambroisie noire coule à flot dans mes veines, dans cette tasse que j’avale d’une gorgée. La tension s’évapore de mes épaules lorsqu’une complicité fraternelle que je protège de toute mon attention s’étire entre Mila et moi. Diversions, discussions, silences et simples sourires, ma sœur est tout ce que je possède et tout ce que je veux préserver : le reste n’a aucune couleur, aucune saveur, aucun intérêt à mes yeux. Et la voir, assise en tailleur à mes côtés, c’est un petit éclat de paradis déposé au creux de mes mains brûlées par l’incendie qui a ravagé notre foyer dix ans plus tôt. Ils sont là. Chaque fois que j’ferme les yeux, je les vois. Pas toi ? Ses mots tracent tranquillement leur chemin dans mes pensées. Elle ne le sait peut être pas, elle vient de raviver un brasier que je m’efforce à garder sous contrôle en règle générale. Elle attrape un paquet de frites, j’impose à mes lèvres un sourire discret ; à mes mots : une nouvelle diversion et une légèreté que j’improvise de toute ma hauteur de grand frère. Je me laisse guider par les questions innocentes que ma petite Ukrainienne, souffle sur ce qu’il me reste de café, commence à raconter. Hamlet, ses trouvailles, mes trouvailles, mon travail… Du babillage sans importance pour une personne qui, comme moi, n’est guère expansive en règle générale. Il ne doit y avoir que Mila pour me faire articuler plus de deux phrases à la suite, sans m’arrêter pour réfléchir à ce qui est pertinent. Du babillage sans intérêt que je renverse en questions, me retenant d’infléchir ma voix en interrogatoire. Ca n’en est pas un, Artem, voilà ce qu’il faut que je garde en mémoire. Et pourtant… j’ai beau avoir compris ce qui l’avait menée jusqu’à mon appartement à une heure aussi matinale, je guette encore de ma paranoïa latente une raison derrière la raison, un secret derrière le secret, un drame, derrière sa silhouette tranquillement crispée de ses cauchemars dont je ne sais comment la délivrer.
« Moi j’l’aime bien ce chat, je suis sûre que la cliente avait fait un truc qui lui a pas plu, et c’est pour ça qu’il l’a griffée. Puis il t’ramène des cadeaux, que demander de plus ? » Je lâche un petit rire discret. Les Kovalenko doivent avoir une odeur particulière, puisqu’en dehors de Mila et de moi, Hamlet se complait dans la violence gratuite et généreusement offerte à tous ceux qui ont le malheur de passer à portée de ses griffes. Ce chat, il est comme moi en quelque sorte. Il n’aime pas les inconnus, guère les connus, ne goutte réellement qu’à la sécurité de la solitude et du silence. Ce n’est pas pour rien que nous ne sommes réellement complices lui et moi que lorsque nous nous réfugions dans la poussiéreuse réserve de la librairie. « C’est vrai, ça, que demander de plus… » Mon petit sourire laisse sous-entendre le côté amusant de ce non-dit… Un chat qui rapporte ses trouvailles lorsque je dois faire face à des clients sans les faire fuir, c’est un chat qui a tout compris. Il m’offre soutien et facilité. Et le bougre sait s’y prendre, puisque les souris qu’il me rapporte ne grignoteront pas de livres après cela… Encouragé par la voix de ma sœur, je poursuis la diversion et notre babillage en me souvenant in extremis qu’en parlant de livres, j’en ai trouvé un pouvant l’intéresser. Peut être. Sûrement. Si je n’ai pas repris mes études après l’Ukraine, j’ai veillé à ce qu’elle s’épanouisse dans un domaine, dans un apprentissage. Et même si je n’avais pas songé de prime abord à la mécanique, et bien… pourquoi pas. « Ouais garde le moi ! » Mon sourire se fronce dans un regard sévère en l’entendant parler la bouche encore pleine. « J’suis déjà incollable mais ça peut pas faire de mal de voir c’qui a dans ce livre. » Je lève les yeux au ciel, maugréant sans réellement le penser que « La prochaine fois, je te mettrai des livres sur l’humilité de côté… ça te servira plus je pense » plus pour la taquiner que la réprimander. Son haussement d’épaules me fait légèrement froncer les sourcils, mes lèvres goûtant à nouveau au café pour réveiller encore mon attention. « Sinon l’garage, ça va. Y a des cons parfois donc j’les insulte en ukrainien, et comme ils comprennent rien ça les agace. » Je n’ai pas le cœur à la réprimander, là non plus. Pourtant nous sommes des fugitifs, encore. Nous le serons toujours, et si des personnes cherchent des ukrainiens en ville et bien… je préfère qu’ils aient le plus de mal possible à nous localiser. Mais l’entendre ricaner, s’amuser de jouer ainsi avec la compréhension des autres et sa langue maternelle… je vois ma petite sœur et non l’adulte qu’elle a été forcée à devenir, et ça tue dans l’œuf toutes les mises en garde que je m’imagine. Allez, Artem, ne l’embête pas avec ta paranoïa et tes inquiétudes pour le moment, profite juste de l’instant présent où tu parviens encore à être un grand frère, un héros, un secours à ses yeux. Demain, demain ne sera pas trop tard. Garde cette nuit pour votre complicité et ce pétillement dans ses pupilles. « Puis j’sais plus si je t’avais dit, mais finalement on s’entend pas trop mal avec ma collègue. C’est surtout parce qu’elle me file des espèces de cours de combat, en fait. Elle a des techniques que je connaissais pas donc c’est enrichissant, je sais pas où elle a appris tous ces trucs mais ça peut faire deux fois plus de dégâts que c’que je fais d’habitude. J’ai hâte de m’en servir. » J’acquiesce, même si elle ne me l’avais pas dit. Je suis soulagé qu’au garage, au moins, tout se passe bien – ou presque si l’on excepte ceux qui l’énervent. Ce ne sont que de gros lourds, de toute évidence, il me suffira de faire un tour au garage pour imprimer leur visage en mémoire et m’informer sur eux pendant mes temps libres. Et… et… un détail que mes oreilles fatiguées ont presque loupé me heurte avec violence. D’une voix pâle, je répète lentement « des cours de combat ? » sur un ton interrogateur. « De combat… comme… pour apprendre à te protéger ? » Des techniques que je ne connaissais pas. Parce qu’elle en connait plus que les quelques bases que je lui ai apprises lorsque nous avons quitté New-York ? Ma formation de Hunter s’infiltre dans mes veines, seule réelle formation que j’ai eue si on oublie les quelques années qui ont suivi mes seize ans et qui m’ont vu travailler dans une petite boutique de menuiserie en tant qu’apprenti. Ma formation de Hunter, donc, se glisse dans mes muscles, réveille de vieux réflexes et me projette dans le passé, substituant cette fois au petit Artem la frêle carrure de Mila que j’imagine répéter des enchaînements et des roulades n’ayant pour seul but que la mort de la tierce personne impliquée. Un frisson. « Mila… » Je ne veux pas aller au conflit, vraiment. Mais j’ai ce caractère têtu qui m’oblige à ne jamais tourner le dos à ce qui doit être fait sous prétexte que je n’en ai pas envie.
« Mila, reste loin des conflits. Reste loin des bagarres. Promets moi de ne pas te mettre en danger inutilement, d’être discrète, de me prévenir si un jour… » Mes jambes étendues se sont repliées, me voilà assis comme sur le départ. Ma main glisse dans mes cheveux décoiffés à la recherche d’une prise. « Si un jour quelque chose te met la puce à l’oreille. Il ne faut pas que l’on te fasse du mal, il ne faut pas qu’on te remarque, tu le sais, hein ? » Mes yeux se fixent dans les siens, avec cette dureté que je me connais. Cette autorité qu’elle va rejeter mais que je ne veux pas pour autant éteindre. Si on la remarque, si on la pourchasse, je serai obligé d’aller au contact moi aussi. De m’impliquer. Et nous serons ensuite obligés de partir et de tout abandonner à nouveau. « Ne te sers pas de ce que tu apprends. Sauf pour chasser les gros lourds qui viendraient te tourner autour et auxquels je n’aurais pas déjà réglé leur compte. »
Dans la vie des Kovalenko, y a pas de place pour l’insouciance. L’innocence a été bafouée trop tôt, souillée par un torrent de larmes et de sang, déchirée par une violence vicieuse, presque doucereuse. Des horreurs justifiées par une hystérie religieuse et des idéaux infâmes. Lyudmila, enfermée, malmenée, torturée. Et Artem, impuissant, condamné à jouer au stratège pour espérer sauver sa sœur un jour. On leur a interdit le droit à la candeur. On a laissé sur eux des traces encore fumantes, au corps et à l’âme, sur leurs peaux et dans le fond de leurs cœurs. Un incendie dans leur maison. Un brasier dans leurs veines. C’est eux contre le monde entier, eux contre une humanité qui ne signifie plus rien quand on traque et assassine la différence, la violence devenant la seule réponse à une peur de l’inconnu. C’est l’histoire qui se répète, l’appel au massacre qu’on cherche à excuser parce que c’est jugé nécessaire, parce qu’on est effrayé devant ce qui nous échappe. C’est l’être humain dans toute sa splendeur, l’Homme dans toute sa monstruosité. Celui qui se croit maître du monde depuis qu’il maîtrise le feu – sans comprendre qu’il ne contrôle rien du tout et que les flammes finiront par le dévorer. Celui qui use puis jette, consomme et détruit continuellement, tout ce qui l’entoure et puis lui-même. Celui qui n’est bon qu’à tuer sans se rendre compte qu’il se suicide à petit feu. C’est la nature humaine qui décline mais qui se veut souveraine sur un trône fait d’os et de chairs en lambeaux. C’est l’Homme et sa couronne dégueulasse, roi de son empire à l’agonie. C’est l’Homme et son cœur noirci, roi de pacotille. Roi des cons, surtout. Y a pas de place pour la naïveté dans ce monde, dans leur monde. Tout n’est que lutte et ceux qui ne l’ont pas encore compris finissent toujours par devenir les dommages collatéraux. Mais pas eux. Eux, ils savent. Eux, ils se battent et se cachent, passent sous le radar pour avoir la paix. Eux, ils doivent faire attention à tous les détails parce que la moindre erreur peut être fatale, parce que le passé provoque la paranoïa et que l’univers est après eux. Les mâchoires serrées, qui ne se relâchent que pour sortir les crocs. Des animaux blessés incapables de refermer leurs plaies, qu’il s’agisse de l’un ou l’autre. Alors les moments de légèreté se font rares, se comptent sur les doigts d’une main et se savourent. C’est un aparté dans une vie qui se calcule à chaque instant. Mila a les yeux qui s’illuminent, un éclat pour chasser la crasse qui tente de s’apposer sur elle. Et tant pis si ce n’est qu’éphémère. Tant pis si après elle retournera à son comportement de chien enragé, teigne aux phalanges abîmées par les coups balancés dans tous les sens. Elle profite.
Les banalités s’échangent en vrac, les sourires venant étirer des lèvres gercées, pas assez habituées à l’exercice. Les bavardages sont loin de les caractériser mais s’ils n’en partagent pas ensemble, avec qui le feront-ils ? À qui Mila pourrait parler tranquillement de son quotidien, si ce n’est son frère ? C’est lui son tout, c’est lui son pilier. C’est lui qui l’a maintenue en vie toutes ces années et c’est avec lui qu’elle veut partager ses rires trop rares – les vrais, les authentiques, ceux qui s’échappent de sa gorge en allant contaminer ses yeux et ceux qui sont près d’elle. C’est à lui qu’elle veut parler de choses qui n’ont aucune importance et d’autres qu’elle ne peut dire à personne d’autre. C’est lui qui la connaît mieux que personne, c’est lui qu’elle a appris par cœur. Et pourtant c’est à lui qu’elle ment ; plus par omission qu’autre chose. C’est à lui qu’elle pense quand elle s’engage dans une cause qui aura certainement sa peau, quand elle fait des choses imprudentes qui pourraient lui coûter trop cher. Jeu à double-tranchant, elle vogue entre secrets que lui seul connaît et choses qu’il ne doit surtout pas savoir. Ça finira par lui revenir en pleine face mais elle veut pas y penser, préférant bouffer ses frites comme une gosse mal élevée – ce qu’elle est – en ricanant aux taquineries de son aîné. Comme s’ils étaient un frère et une sœur comme les autres. « Roh allez, tu sais que j’ai raison. Les moteurs c’est mon domaine de prédilection, j’dois même en savoir plus que les machos pseudo-passionnés qui croient qu’une femme peut pas s’intéresser aux bagnoles. » Elle lève les yeux au ciel, lippes étirées en coin. C’est pas tellement un ego mal placé, elle dit la vérité – s’il y a bien un sujet qu’elle maîtrise, c’est celui de la mécanique. Elle est juste pas sensibilisée à l’humilité comme son frère l’a fait remarquer, si c’est une vérité elle comprend pas l’intérêt de jouer à celui qui n’assume pas ses talents. Elle sait ce qu’elle sait et ne se gêne pas pour le dire. Mais elle ne prétend jamais connaître quelque chose qui la dépasse. C’est la sincérité dans son côté le plus exécrable, sans aucun juste milieu. Mila sait pas faire les choses à moitié, c’est un fait. Avec elle, c’est tout ou rien.
Et puis elle gaffe. Voilà ce que ça fait, de pas réfléchir avant de parler. Et de pas être douée dans le mensonge, aussi. Elle peut s’en sortir selon les situations mais face à Artem, elle n’a aucune chance. Il la connaît beaucoup trop bien pour qu’elle puisse tenter de l’embobiner d’une façon ou d’une autre ; elle le sait très bien et a d’ailleurs arrêté de tenter de lui mentir depuis longtemps déjà. Elle préfère esquiver et sélectionner ce qui doit être dit ou tu. Il change d’expression, la voix d’abord neutre et puis autoritaire. Quand il répète ses mots, elle comprend qu’elle a foiré. Elle comprend qu’elle est foutue. Son visage se ferme et un soupir lui échappe tandis qu’elle se prépare au sermon qu’elle va recevoir. Ça lui apprendra à pas tourner sa langue sept fois dans sa bouche avant de parler – cette fâcheuse tendance lui attire des ennuis continuellement, c’est désolant. Son regard se fixe sur un pan du mur, refusant catégoriquement de croiser celui de son frère pendant qu’il parle. Elle sait déjà plus ou moins ce qu’il va lui dire et ça l’agace profondément, alors elle fait mine de l’ignorer. Pourtant elle écoute, dents serrées. Et quand il termine, elle laisse passer un silence, persistant momentanément dans son mutisme. Puis elle darde ses prunelles dans les siennes d’un coup, sourcils froncés, le ton passablement irrité. « Et pourquoi, hein ? Pourquoi j’aurais pas l’droit d’apprendre à me battre ? C’est dans mon intérêt de savoir me défendre, non ? Après tout tu seras pas toujours là, faut bien que j’sache m’occuper de moi-même sans toi. » Les mots claquent sèchement et elle réalise qu’ils sont plus blessants qu’elle ne le pensait. Mais elle ne se démonte pas pour autant, trop fière pour se stopper sur sa lancée. « Je fais rien de mal, merde. J’ai absolument rien fait, et on me reproche d’exister. Tu crois pas que j’ai le droit de prendre mes précautions ? De me battre, moi aussi ? Pourquoi ce serait à nous de courber l’échine en laissant ces cons faire un carnage ? Tu trouves ça juste ? Parce que moi non. C’est dégueulasse. » Ça l’écœure chaque fois qu’elle y pense, faisant naître en elle une colère sourde, qui bouillonne au creux de ses tripes. Elle a la haine qui s’étend comme un virus jusqu’au bout de ses phalanges, prenant un peu plus d’ampleur à chaque jour qui passe. À chaque vie gâchée, volée sans aucune raison valable si ce n’est la connerie humaine. « J’en ai ma claque de devoir me cacher et faire profil bas à tout prix. C’est pas juste, putain. » Ça l’a jamais été, et elle le supporte pas. Elle a soif de vengeance, elle veut inverser les rôles, elle veut faire payer au monde entier pour ce qu’elle a subi et ce que d’autres continuent d’endurer. La souffrance est toujours là, émanant de chaque pore de sa peau, de chacun de ses os. Son corps s’en souvient, et son esprit crève de rage. « Tu veux que j’te dise ? C’est pas à nous de fuir. C’est pas à nous de s’planquer comme de la vermine. » Son regard se durcit, prenant une teinte tellement sombre qu’il ne lui ressemble même plus. « C’est eux qui devraient avoir peur de nous. Ils paieront, tous jusqu’au dernier. J’te jure Artem. J’les ferai payer. »
Et voilà. Nous avions beau babiller, il faut que la réalité revienne nous heurter avec force et violence, comme pour nous rappeler que nous sommes plus que des frères et sœurs : nous sommes des fugitifs. Dans la famille Kovalenko, je demande le frère, je demande la sœur et je demande l’angoisse. La paranoïa. Mon insouciance, je l’ai étouffée de mes propres mains lorsque mes parents ont commencé à dire à quels points les mutants étaient des abominations qu’il fallait tuer. Ma confiance, je l’ai piétinée lorsque dans l’incendie, j’ai vu leurs corps gesticulants chercher à maintenir la vie dans leurs mains consumées. Et voilà. Nous avons beau bavarder dans un simulacre d’innocence, nos sourires sont timides, notre conversation d’une légèreté pesante, et la réalité nous rattrape. Sous la forme la plus vile qu’il soit : la spontanéité. Je peux mettre ma main à couper que dès que mon regard s’est durci d’inquiétude, Mila a regretté ses quelques mots.
Elle est débrouillarde, maline. Je lui ai appris à se sortir de bien des situations ces dernières années. Mais face à moi, c’est peine perdue : je la connais trop bien pour qu’elle puisse me mentir, je la connais trop bien pour lâcher l’affaire. Je la connais trop bien pour ne pas avoir déjà deviné une partie de ce qui se cache derrière tout ça. Se battre ? Apprendre à se protéger ou à blesser ? Mila… Son prénom franchit une première fois la barrière de mes lèvres, dans une mise en garde inquiète. Elle sait très bien que ni l’un ni l’autre n’avons envie d’avoir cette conversation maintenant et pourtant, je m’obstine à faire face à ce que je considère comme étant ma responsabilité. Reste loin des conflits, reste loin des bagarres. C’est ma sœur : le même sang que le mien coule dans ses veines. Mes mots, je ne le sais que trop bien, vont être sans effet. Vont simplement attiser sa colère. Mes jambes se replient, je m’assois en tailleur. Pourquoi ne veut-elle pas juste me confier sa protection et vivre sa vie normalement, sans désir de vengeance, sans désir de violence ? Parce que la violence, la fuite, la rancœur, ce sont ces petites choses que tu lui as apprises ? Jamais. Je ne suis peut être pas totalement un non-violent, mais s’il y a bien une chose qui me caractérise, c’est cette volonté que j’ai de vouloir éviter les conflits le plus possible. Est-ce de la lâcheté ? J’en doute. Juste de la lucidité. Et de toute évidence, elle ne partage pas mon avis. « Et pourquoi, hein ? Pourquoi j’aurais pas l’droit d’apprendre à me battre ? C’est dans mon intérêt de savoir me défendre, non ? Après tout tu seras pas toujours là, faut bien que j’sache m’occuper de moi-même sans toi. » Les hostilités commencent. La douleur aussi. Tu seras pas toujours là. Elle n’a pas tort, c’est certain, mais ça fait mal. Je ne sais pas quoi répondre à tout ça. Ou plutôt, je ne sais pas quoi choisir parmi tout ce que j’ai à répondre. Pourquoi n’aurait-elle pas le droit d’apprendre à se battre ? Je n’ai jamais dit ça. Savoir se défendre, c’est une chose. Savoir porter des coups volontairement, frapper le premier sans mise en garde, c’en est une autre. Et je refuse qu’elle franchisse la frontière qui existe entre la légitime défense et l’agression gratuite. Et qui te dit qu’elle le fera ? Un pressentiment. Ou ma lucidité, au choix. Ca ne sert à rien de se voiler la face : les mutants sont trop mal considérés, les Hunter sont trop présents, la violence a trop bercé sa vie pour que Uprising ne soit pas un chant de sirène qui l’appelle et l’attire. « Je fais rien de mal, merde. J’ai absolument rien fait, et on me reproche d’exister. Tu crois pas que j’ai le droit de prendre mes précautions ? De me battre, moi aussi ? Pourquoi ce serait à nous de courber l’échine en laissant ces cons faire un carnage ? Tu trouves ça juste ? Parce que moi non. C’est dégueulasse. » J’écarquille les yeux. Elle va trop loin. Et pourtant, encore une fois, j’aurai du voir venir ces mots et cette rancœur. « Mila ! » Il n’y a plus d’inquiétude cette fois, juste une vraie mise en garde. « Tu m’accuses de quoi, là, au juste ? » Mes jambes se tendent, je me lève pour aller chercher mes clopes dans ma veste. Mon poing se crispe sur le paquet et je me force à respirer posément alors qu’elle termine de vider son sac. Boule de nerf, boule de haine, boule de rage. Mes doigts tremblent lorsque j’ouvre la fenêtre, active les yeux fermés mon briquet et inspire la première bouffée de cigarette. « J’en ai ma claque de devoir me cacher et faire profil bas à tout prix. C’est pas juste, putain. » J’ai fui. J’ai fui sa rage, je me suis réfugié à quelques pas dans la brise nocturne qui déporte l’odeur de nicotine à l’extérieur de l’appartement. « Tu veux que j’te dise ? C’est pas à nous de fuir. C’est pas à nous de s’planquer comme de la vermine. C’est eux qui devraient avoir peur de nous. Ils paieront, tous jusqu’au dernier. J’te jure Artem. J’les ferai payer. » Je ne sais pas exactement ce qui m’énerve à ce point : qu’elle puisse penser tout ce qu’elle dit ou qu’elle me le dise sans arrière pensée. Ou cette rage, cette haine, cette violence qui enfle chacun de ses mots en menace. Elle va finir par se faire tuer. Et moi aussi. Tu veux que j’te dise ? J’aurai préféré que tu te la boucles. « C’est bon ? T’as fini ? » J’inspire une nouvelle bouffée de nicotine avant de me tourner complètement dans sa direction. « En gros, si je comprends bien, t’en as plus rien à faire de moi. Non mais tu t’entends parler ? » J’essaye de garder une voix calme et détachée, mais rien à faire. Le même sang coule dans nos veines, une même impulsivité nous guide. « C’est eux qui devraient avoir peur de nous. C’est quoi ça ? Une devise Uprising ? Répondons à la violence par une violence encore plus grande qui justifierait leur peur ? Ouais, la vie est injuste. J’en suis conscient tu sais. C’est pas à nous de fuir ? Je te fais remarquer que ça fait je ne sais plus combien d’années qu’on est ici. » Je la foudroie du regard. Agacé. Par la fatigue, par la tournure prise par notre discussion, par ce conflit qui s’étend entre elle et moi. Parce que je sais, aussi, que si elle sort en claquant la porte, ce n’est sûrement pas elle qui fera après ça le premier pas. Je secoue la tête, colle à nouveau le filtre à mes lèvres. Me passe une main dans les cheveux. « J’ai jamais dit que tu ne devais pas apprendre à te défendre, je t’ai même appris les bases mais… la violence engendre la violence. Je veux pas que tu sois celle qui porte les premiers coups. » Ce que j’essaye de faire là ? D’aplanir un peu les angles. Difficilement. « Le meilleur moyen de se défendre contre les Hunter, c’est de leur prouver que vous n’êtes pas une p#tain de menace. » Je parle dans le vide. J’en suis conscient. Mais si j’essaye de dire quelque chose de plus, ce sera fais tes bagages, on se casse de cette ville de m#rde. Et j’ai comme l’impression que ça ne lui plairait pas.
Une étincelle. Rien de plus, rien de moins, c’est ce qui a démarré un conflit qui ne connaîtra sûrement jamais de fin puisque leurs avis sont incapables de se réunir. Mila a foutu un pied dans la merde sans le faire exprès et plutôt que passer son chemin, elle se met à sauter dedans à pieds joints. Son regard est dur, ses mots encore plus, elle se crispe et hausse la voix alors que son accent slave transpire à chaque syllabe qu’elle prononce. L’accent qui les réunit, qu’ils n’arrivent pas à quitter – même si elle le cache peut-être un peu mieux que lui. L’accent de leurs origines qui leur interdit d’oublier qui ils sont et d’où ils viennent, quel pays les a vu naître puis fuir sans se retourner. Un pays qu’elle ne connaît pas réellement au final parce qu’on l’en a privée et qu’elle a passé plus de temps à découvrir les États-Unis que sa terre natale. Un élément de plus qui les éloigne malgré eux. Artem c’est son tout, Artem c’est son point d’ancrage dans la tempête. Mais Artem ne comprend pas la force de la haine qu’elle peut ressentir et elle le sait. Il ferait tout pour elle, il l’a déjà fait, il recommencerait. Elle pourrait se sacrifier pour lui en un battement de cœur. Et pourtant y a un fossé qui se creuse à chaque mot qu’elle lance comme des couteaux, ça fait comme un océan qui s’étend entre eux et personne a de bateau, mais ça se traverse pas à la nage sans se noyer en plein milieu. C’est l’embarcation qui n’atteindra jamais le phare, c’est un naufrage programmé. Y a pas moyen d’y échapper. Elle parle et elle parle la sale gosse, elle crache sa rage sans même chercher à l’atténuer – parce qu’elle est là, au fond d’elle, parce qu’elle s’en débarrasse jamais et qu’elle sait pas faire semblant. C’est un monstre qui crie au creux de son ventre, un carnivore qui dévore ses entrailles pour les remplacer par un ouragan, un parasite qui l’envenime chaque jour un peu plus. La haine est toxique et Lyudmila finira par le devenir.
Et puis, elle l’aperçoit. Son aîné est planté là, à la fenêtre. Clope au bec. Elle voit rouge, elle voit noir, elle voit plus rien. Y a les mauvais souvenirs qui remontent les uns après les autres, comme chaque fois qu’un bâton de nicotine entre dans son champ de vision. Sa peau la démange et elle sent presque les mégots s’écraser là, sur ses bras ou son dos, partout jusque dans son cœur. Elle bouffe des cendres, des braises, elle s’étouffe et elle mord la poussière. Immobile, statue de fer, elle observe son frère en bouillonnant de l’intérieur. Elle l’écoute d’une oreille, avalant ses mots en faisant taire sa nausée, au bord de l’implosion. Elle bloque et puis elle débloque, se redressant d’un bond comme un fauve mais elle s’avance pas, restant aussi loin de lui que possible. Loin de sa faiblesse incarnée. « Éteins-la. » Sa voix est sourde, sa gorge nouée. Elle a du mal à respirer. Ses poumons se sont fermés, ils veulent pas accepter l’air qu’elle leur apporte et elle suffoque. « Éteins cette putain de clope. » Ça tremble quand elle parle et elle reste sur ses gardes, alors qu’Artem est pourtant le seul avec qui elle peut se relâcher. Mais pas là, pas maintenant. Pas comme ça, alors qu’il détient un de ses cauchemars entre les doigts et qu’ils se balancent des horreurs à la gueule. Elle attend qu’il s’exécute, restant figée en chien de faïence tant qu’il ne l’a pas fait, incapable de surmonter le tsunami d’émotions que ça provoque en son for intérieur. Ça tourbillonne trop vite, trop fort. C’est une machine infernale – à l’image de leur discussion.
Ça fait comme un temps de pause avant qu’elle ne reprenne la parole, regard sombre et poings serrés le long de ses flancs. « J’t’ai rien reproché que je sache, c’toi qui prends les choses pour toi. » Ça la blesse qu’il puisse dire ou même penser qu’elle en a plus rien à foutre de lui, c’est le pire mensonge qui puisse exister à ses yeux. Mais elle est pas fichue de l’exprimer alors elle se mord la lèvre, tellement fort que le sang perle sur le bout de sa langue pour l’imprégner du goût métallique si familier. Trop familier. « Je porte pas les premiers coups. C’est eux qui l’ont fait et tu le sais. » C’est les parents qui m’ont attaquée les premiers. Elle le prononce pas à voix haute mais c’est palpable dans le fond de ses yeux, dans la rancœur qui émane de tous ses pores et du bord de ses lèvres. « Tu veux que j’te dise ? J’te comprends pas. Après tout c’qu’ils ont fait, tu voudrais qu’on ferme notre gueule ? Tu crois quoi ? Qu’en jouant aux gentils, en leur disant qu’on est pas des dangers et que la cohabitation est possible, ça suffira ? » Elle n’y croit pas une seule seconde. La violence engendre la violence il a raison – c’est celle des hunters qui a engendré la sienne. C’est un cercle vicieux mais elle le réalise pas, elle voit pas l’engrenage sans fin dans lequel elle se lance. Elle brandit l’étendard de la vengeance en hurlant à la révolte, partie en croisade pour une guerre qui se terminera peut-être jamais. « Tu crois que j’avais l’air d’être une putain d’menace quand ils m’ont enfermée ? » Mila ne parle pas de ces choses-là. Ils connaissent tous les deux la vérité et le passé qui les unit, ils savent toutes horreurs et les trucs impardonnables, toute la crasse et les blessures. Mais ils les disent pas. C’est là, ça plane, toujours. Mais ça se dit pas. Parce que quand on le dit ça prend une autre tournure, ça devient trop vrai, trop palpable et lourd à porter. Alors ils le mentionnent pas, elle veut faire mine que ça existe pas et que les seules traces qu’il en reste sont celles qu’elle porte à l’épiderme. Mais elle veut qu’il comprenne. Elle veut qu’il arrête de chercher à la dissuader en prônant la paix ou elle sait pas quelle autre connerie – Mila, elle croit plus en ces choses-là. « On peut leur dire ce qu’ils veulent entendre ça changera rien, on sera toujours chassés et puis massacrés. Y en a combien qui sont torturés pour rien ? Combien qui s’font sacrifier à cause de la connerie générale ? Tu peux pas m’dire de rester les bras croisés. Tu peux pas. » Et même s’il la suppliait, elle le ferait pas. Son besoin de vengeance n’a fait que croître avec le temps, au point qu’elle soit obligée de l’assouvir d’une façon ou d’une autre. Elle les met dans le même sac, tous autant qu’ils sont : des monstres. Elle a aucune pitié pour ces gens, tout comme elle estime qu’ils n’en ont pas pour les mutants. « J’te demande pas de faire comme moi. Mais fais pas comme si j’étais la méchante de l’histoire. » Pas alors qu’ils ont tous les deux subi trop de choses par la faute des chasseurs et leurs idéaux. Elle obtiendra vengeance ou crèvera en tentant d’y arriver. Y a pas d’autre issue à ses yeux.
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Sujet: Re: sleep paralysis. (kovalenkos) Ven 8 Mai 2015 - 23:43
J’ignore ce qui est le pire entre savoir qu’elle m’en veut et m’obstiner dans cette voie. Mais je ne peux pas fermer les yeux sur ses propos, je ne peux pas. Ma vie est vouée à la protéger. Je ne regrette rien, non, mais c’est un fait : s’il lui arrive quelque chose un jour, c’est à moi qu’il arrivera quelque chose. Depuis plus de dix ans maintenant, voire simplement depuis sa naissance j’ai conscience d’une chose : je donnerai sans l’ombre d’une hésitation ma vie, mon intégrité, mes valeurs, pour la sauver elle. Ce n’est pas plus compliqué que ça. Et c’est ça qui complique tout, justement. Je ferme les yeux alors que le brasier s’enflamme entre nous. La tension monte, tout comme le ton et la dureté de ma voix. Je ne veux pas me disputer avec elle, pas maintenant, pas de si bonne heure. Et pourtant, tout nous mène aux éclats de voix. De ses questions incisives et blessantes à ma fuite vers la fenêtre et cette nicotine qui m’enveloppe bientôt. Mon briquet tremble dans mes doigts lorsque je l’active, yeux fermés pour ne pas voir plus de la flamme que cette chaleur qui me titille les doigts. J’inspire, profondément, ce poison qui s’infiltre aussitôt dans mes poumons. Je fuis, je fuis momentanément le duel, je fuis le temps d’une respiration notre dispute et sa colère, sa rancune et son désir de vengeance qui nous conduiront à notre perte. C’est bon tu as fini ? Ma question est légèrement provocatrice. Je me tourne totalement dans sa direction. Je suis aveugle, aveugle d’angoisse, aveugle de colère, aveugle d’une déception attendue, et c’est cette cécité qui m’empêche de voir dès le début qu’elle a perdu brutalement toute spontanéité face à ma clope allumée. « Éteins-la. » Je fronce les sourilcs. Qu’est ce qu’elle a ? Mon regard dévie vers la braise et la fumée qui s’échappe de la cigarette. « Quoi ? » Ma voix est bien plus agressive qu’escomptée et la réponse ne se fait pas attendre elle non plus. « Éteins cette putain de clope. » Plus que les mots, c’est son tremblement qui attire mon regard et j’écrase précipitemment la braise fumante de la clope sur la rembarde de la fenêtre, sans pour autant dire quoique ce soit. Je m’excuse ? J’ai oublié ? Rien de tout cela n’est suffisant ni de circonstances. Si nous étions au bord de l’explosion quelques minutes plus tôt, le volcan gronde à présent et crache déjà la fumée de son éruption. Et je suis trop buté, trop tendu, trop… trop pour m’excuser de quelque manière qu’il soit. D’une pichenette, j’envoie le mégot à moitié consumé dans la rue et je croise les bras pour compenser le manque brutal.
Un temps de pause. Qui va prendre la parole en premier ? Pas moi. Parce que j’ai dit ce que j’avais à dire et que je refuse de m’attarder sur la cigarette, sur ma colère et la culpabilité qui commence à la remplacer sans que je n’y puisse rien. Finalement, comme prévu, c’est elle qui craque la première. « J’t’ai rien reproché que je sache, c’toi qui prends les choses pour toi. » Je la foudroie du regard, je serre la machoire pour me forcer au silence. Calme toi, Artem, calme toi. Ne surenchéris surtout pas. On se blesse, je le sens. Chacune de nos interventions heurte l’autre avec violence, marbre son corps de coups, laisse des traces et des écorchures. On se frappe et si ne c’est pas physiquement, la douleur verbale est pire que le reste. « Je porte pas les premiers coups. C’est eux qui l’ont fait et tu le sais. » Je ferme les yeux, détourne le regard. Je ne peux pas supporter de la regarder alors qu’elle nous propulse dix, quinze ans dans le passé. Je ne peux pas supporter de la regarder lorsqu’elle parle d’eux. Ce sont eux qui ont frappé les premiers, c’est moi qui leurs ai infligés le dernier coup. J’ai envie de vomir. J’ai envie de vomir le sang qu’ils ont versés, les larmes qui ont coulé des pupilles de ma sœur. J’ai envie de vomir mes années de silence, mon hypocrisie et mes mensonges. J’ai envie de vomir le feu, la chaleur, leurs corps hurlant et s’écroulant, calcinés, dans les couloirs de notre maison. Oui, ce sont eux qui ont frappé les premiers. Mais la violence ne résoud rien. Et je sens dans ma gorge le goût âcre des cendres. Je me révulse. Le seul fait de les évoquer suffit pour ramener au centre de mes pensées cette culpabilité qui m’étouffe. D’abord la cigarette, ensuite eux… « Tu veux que j’te dise ? J’te comprends pas. Après tout c’qu’ils ont fait, tu voudrais qu’on ferme notre gueule ? Tu crois quoi ? Qu’en jouant aux gentils, en leur disant qu’on est pas des dangers et que la cohabitation est possible, ça suffira ? » Je lui tourne le dos, ouvertement. Je m’appuie à la rembarde, je cherche dans l’obscurité défaillante un point de repère pour plonger mon regard pour ne pas avoir à la regarder. Je ne veux pas lui répondre, pas pour le moment. Parce qu’elle n’entendra pas ce que j’ai à lui dire, parce que je ne veux pas lui montrer plus encore à quel point je m’exècre pour le meurtre de mes parents et que je ne me sens pas meilleur qu’eux, loin de là. En jouant aux gentils. Bien sûr. C’est idyllique de nous croire capable d’être gentils et de ne pas jouer à l’être, tout simplement. A-t-elle déjà rayé de sa vie tout idéal pacifique ? « Tu crois que j’avais l’air d’être une putain d’menace quand ils m’ont enfermée ? » Arrête, pitié, arrête. Je serre la rembarde de toutes mes forces pour maintenir mon mutisme qui se fragilise. Arrête, cesse donc de parler de ça.
Je serre les poings, je me mords la lèvre. Je craque. Vraiment. Mon volteface se fait brutal. « Mais tous ne sont pas eux ! Nos parents étaient fous, fous, compris ! Mais ne fais pas de leur folie une généralité, m#rde ! » Sait-elle que j’ai été formé pour devenir Hunter ? Sait-elle que pour faire profil bas, pour fêter ma majorité, pour finaliser mon entraînement Hunter, j’ai tué, j’ai tué un mutant, un homme comme elle qui avait le simple défaut d’être différent ? Non, bien sûr que non. Et elle ne le saura jamais, elle ne saura jamais ce qui a motivé ma décision de la faire disparaître, avant que nos parents ne s’en chargent, ne m’en chargent, d’une manière plus radicale. « Tous les Hunter ne sont pas aussi radicaux, tout comme tous les mutants ne sont pas juste dans une optique de légitime défense ! » Je secoue la tête, pour me faire taire, pour appuyer mes propos, pour me remettre les idées en place avant que tout ne dérape. « On peut leur dire ce qu’ils veulent entendre ça changera rien, on sera toujours chassés et puis massacrés. Y en a combien qui sont torturés pour rien ? Combien qui s’font sacrifier à cause de la connerie générale ? Tu peux pas m’dire de rester les bras croisés. Tu peux pas. J’te demande pas de faire comme moi. Mais fais pas comme si j’étais la méchante de l’histoire. »
Je me décolle de la fenêtre, cherchant par automatisme la présence rassurante d’une cigarette qui ne brille que par son absence pour le moment. « La connerie générale ne touche pas que les humains, b#rdel ! Et cesse de croire que te battre et répondre œil pour œil, dent pour dent n’arrangera pas les choses, Lyudmila ! » Je viens de passer brutalement à l’ukrainien. Et notre langue maternelle associée à son prénom complet, sonne le glas de ma patience : je ne suis pas hors de moi mais on s’en approche. Parce que maintenant qu’elle a parlé de nos parents, la chaleur des flammes, la sueur et la tension dégouline dans mon dos. Nos parents ont beau avoir été des monstres, je les ai tués de la pire manière qu’il soit. Brûlés vifs, la douleur qu’ils ont du ressentir en voyant leur fils aîné les trahir et les mettre au bûcher doit égaler sans nul doute toutes les tortures que les Hunter savent si bien infliger aux Mutants. Et moi, moi j’ai participé à tout ça. Alors non, je ne peux pas cautionner que ma petite sœur participe à l’escalade de la violence. Je ne veux pas être amené à tuer à nouveau, même si je sais que je le ferai pour elle sans hésitation. « Je t’en supplie petite sœur, ne rentre pas dans leur jeu. Je ne te demande pas de rester bras croiser, mais… ils ont déjà suffisamment peur de toi, peur de ce que tu sais faire pour qu’il ne soit pas utile de leur donner des raisons supplémentaires pour te craindre. Rester en vie, vivre normalement, c’est ça que tu dois faire et c’est comme ça que tu réagiras bien. » Elle ne m’écoutera pas. Je le sais. Je parle dans le vide et pourtant je ne sais pas quoi dire d’autre. Parce que plus les mois, plus les années, plus les semaines passent et plus elle m’échappe à son tour sans que je n’y puisse rien. Peut être que c’est ça, au final, qui me fait le plus mal.
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Sujet: Re: sleep paralysis. (kovalenkos) Mar 9 Juin 2015 - 22:20
C’est drôle au fond, de voir qu’il suffit d’un petit bâton pour la déstabiliser. Ses dents se serrent, ses poings se crispent et le regard qu’elle lance à son frère prend une teinte beaucoup trop sombre, tellement qu’on voit plus rien à travers ses prunelles. Ça lui fait mal en-dedans – pas seulement à cause des souvenirs qui remontent à la surface, c’est surtout parce que celui qui lui fait face c’est Artem. C’est Artem qui a sa clope à la main, c’est Artem qui fume comme un feu de forêt et si elle le sait, elle a pourtant pas l’habitude de le voir. Parce qu’il connaît très bien cette faiblesse et qu’il s’en est accommodé, ça fait des années qu’il a pas fumé devant elle. Pourtant l’odeur du tabac elle est toujours là, campée dans ses fringues et sa tignasse, incrustée dans les murs et sous ses ongles trop courts. Mila s’y est habituée. Ça la dérange pas plus que ça, tant qu’elle voit pas l’objet du délit. Y a comme un arrière-goût de trahison qu’elle arrive pas à faire taire, elle supporte pas que l’erreur vienne de lui, l’homme le plus important de sa vie. Elle supporte pas l’idée qu’il ait pu être assez distrait par leurs mots durs pour se jeter dans la gueule du loup et l’embarquer avec lui, à croire que finalement c’est pas si anodin tout ça, c’est pas juste des syllabes qui s’entrechoquent en vrac ; c’est un crève-cœur qui les pousse à bout l’un autant que l’autre et ils s’y embourbent un peu plus à chaque seconde qui passe. C’est des sables mouvants qui les absorbent et ils sont pas foutus de s’en sortir ces cons, ça s’enfonce comme des aiguilles dans leurs gorges pour les empêcher de respirer. Elle le voit qui perd patience à mesure qu’elle continue de parler, s’étalant pas sur le sujet de la clope puisque de toute façon elle sait pas quoi dire – il a merdé et il le sait, ça sert à rien de tergiverser alors qu’elle veut juste oublier les trous qui lui maculent l’épiderme. Il a les yeux noirs Artem, il les a toujours eu et ça donne l’impression qu’on fait face à deux ronds en fusion, on peut rarement lire ce qui s’y cache et si Mila a appris à les connaître par cœur, n’en reste pas moins que ça fait comme un mur. Ça fait comme des éclairs quand il la regarde et pendant une seconde elle voudrait disparaître dans un trou parce qu’elle a jamais aimé voir son aîné lui adresser de telles œillades, ça lui file la sensation qu’elle redevient cette pauvre gamine qui est trop accrochée à lui pour s’envoler de ses propres ailes. Mais maintenant c’est loin tout ça, c’est trop vieux et elle a plus rien de cette époque, elle peut se débrouiller sans lui – faut qu’elle s’en persuade. Au diable ces conneries et puis lui aussi.
Quand il se retourne c’est brutal, au moins autant que leur dispute qui fait trop de fracas dans la cage thoracique de Lyudmila. Évidemment que leurs parents étaient dingues, elle le sait bien, elle l’a appris à ses dépens. Elle comprend pas, elle comprend plus. Pour elle ça sonne comme s’il cherchait à défendre les hunters, en prônant qu’il faut pas tous les foutre dans le même panier mais où est la différence ? À partir du moment où ils sont hunters, ils traquent les mutants et les tuent ou pire. Elle voit pas où est la nuance dans tout ça, c’est quoi qui fait la différence entre les bons et les mauvais quand ils sont tous des assassins ? Le sang il est sur leurs mains et ils pourront jamais s’en laver quoi qu’ils en disent, y a plus rien à faire pour effacer les horreurs, tout ce qu’elle peut espérer c’est la vengeance en les forçant à ravaler tout le sang qu’ils ont versé jusqu’à ce qu’ils en rendent leurs tripes sur le sol, elle veut leur faire bouffer de l’acide jusqu’à voir leurs entrailles se décomposer sous ses yeux. Qu’ils crèvent tous, voilà ce qu’elle réclame. Elle sait bien qu’il est pas d’accord, y a qu’à voir la colère qui monte en lui ; tellement qu’il se met à la sermonner dans leur ukrainien natal. Ses yeux se plissent et ses lèvres se retroussent d’un air agressif, presque menaçant. Qu’à cela ne tienne, elle choisit de lui répondre sur le même ton, dans cette langue qui lui arrache les tympans. « Va t’faire foutre ! Tu dis que c’que je fais arrangera rien mais moi au moins j’essaie. J’veux qu’ça change, j’vais pas rester là les bras croisés. Tous ceux comme moi s’font massacrer et toi tu veux pas lever le p’tit doigt, tu crois qu’ça vaut quoi ? T’es pas mieux qu’moi, pas mieux qu’ces connards non plus. » Les mots claquent dans l’air, c’est moche comme une plaie ouverte qui s’est infectée, y a la gangrène qui s’étale dans leurs veines et Mila connaît plus les limites. Elle réfléchit même plus à ce qu’elle dit, tout sort tout seul et elle cherche pas à contrôler quoi que ce soit. Sa voix gronde trop fort, probablement que ça va finir par réveiller les voisins, et puis elle peut pas s’empêcher de gesticuler dans tous les sens – c’est sa rage qui vient s’immiscer jusqu’au bout de ses phalanges pour la forcer à se mettre en mouvement. Il essaie de se radoucir le grand frère, faut croire qu’il endosse le rôle du plus mature pour tenter de calmer le jeu mais c’est trop tard maintenant, c’est plus possible de faire machine arrière et y a rien qui pourra faire taire le vacarme dans la tête de Mila. Alors elle s’approche la sale gosse, elle fait de grandes enjambées jusqu’à lui en le défiant du regard même si elle fait une bonne tête de moins, elle grince des dents et puis elle balance chaque parole avec une pointe de mépris qui fait trop mal. « Arrête de m’dire c’que je dois faire ou pas. J’t’appartiens pas, j’te dois rien et j’vois pas pourquoi j’t’écouterais. » Ah qu’il est amer le goût de l’ingratitude, la colère ça rend con et elle bat des records, elle est prête à lui cracher à la gueule rien que pour faire bonne mesure. « Tu fais l’autruche c’est ton problème, mais compte pas sur moi pour faire comme toi. Tu veux que j’te dise ? T’es qu’un lâche Artem. » Elle trouve ça lâche ouais, lâche de vouloir faire profil bas alors que la guerre fait rage là, dehors. Elle pige pas qu’il veut juste un peu de répit, il y aurait bien droit pourtant, la gamine a du mal à réaliser ce qu’il a pu traverser, tout ce qu’elle voit c’est qu’il veut rester dans son coin pendant que d’autres crèvent sous un torrent de haine. Tout ce qu’elle voit c’est qu’il s’accroupit dans l’ombre pour pas se retrouver entre les balles et elle peut pas le supporter. Persuadée qu’il la comprend pas, elle se rend même pas compte qu’elle le comprend pas non plus. C’est qu’un discours de sourds, c’est des alliés de toute une vie qui se déchirent et y a personne capable de l’empêcher. Elle se sent amputée mais elle saisit pas ; la hache elle est dans sa main, c’est elle qui défonce tout sans relâche comme une sauvage. Tout ça c’est qu’un sale carnage et il est imprimé entre ses doigts.
Spoiler:
Encore mille excuses pour le retard
Harvey Sunderland
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Sujet: Re: sleep paralysis. (kovalenkos) Mer 10 Juin 2015 - 23:08
J’ai la désagréable impression d’assister aux funérailles de notre complicité. Cette fumée qui s’échappait un peu plus tôt de mes lèvres, c’est l’encens voltigeant autour du cercueil. Les cris de Mila, sa haine, sa colère, sa rancœur qui se déversent de ses lèvres, ce sont les chants de détresse qui ponctuent la cérémonie. Et lorsque j’ai fait volteface pour mieux la fixer de mes yeux noirs, le glas a résonné et la réalité nous a heurtés de plein fouet. Parce que quoiqu’elle dise, quoiqu’elle pense, je sais que la violence ne nous mènera nul part autre qu’à ce charnier de corps en décomposition que l’on peut voir au loin. La violence engendre la violence, la haine engendre la haine et derrière cette haine, des cadavres. Et un cimetière. Que nous foulons dès à présent, par cette amertume, par nos regards noirs et nos mots assassins. Ah… mes mots, je ne les mâche pas lorsque je commence à m’énerver. J’ai la désagréable impression d’assister, voir de diriger, les funérailles de notre fraternité, mais je ne peux pourtant pas m’empêcher de poursuivre, de continuer coûte que coûte à tenter de lui faire comprendre ce que je pense, ce qui est juste, ce qui est mal. J’aimerai tant qu’elle réalise à quel point qu’elle se trompe de chemin, qu’elle ouvre enfin les yeux et voie plus loin que sa réalité biaisée par ce que lui on fait nos parents ! Mais bon sang, qu’est ce qu’elle pense ? Que j’ignore ce qu’elle a subi ? Pire, que je n’en ai rien à faire, que j’ai oublié, que j’ai effacé de ma mémoire dix ans de traumatismes ? Ca me fait l’effet d’une claque de penser ça parce que pour être franc, j’ai l’impression que c’est justement ça qu’elle pense de moi.
Et ça me blesse, ça me brûle, ça me tue à petit feu d’imaginer ma sœur se tromper à ce point sur mon compte. L’ukrainien vient naturellement, son prénom complet aussi. Agressifs. Menaçants. Je perds totalement pied, mon calme m’échappe et se faufile entre mes doigts, pour n’y laisser que la rancœur. Les injures. On se regarde en chien de faïence, je sens l’explosion approcher. La mise en terre. « Va t’faire foutre ! Tu dis que c’que je fais arrangera rien mais moi au moins j’essaie. J’veux qu’ça change, j’vais pas rester là les bras croisés. Tous ceux comme moi s’font massacrer et toi tu veux pas lever le p’tit doigt, tu crois qu’ça vaut quoi ? T’es pas mieux qu’moi, pas mieux qu’ces connards non plus. » T’es pas mieux qu’ces connards non plus J’encaisse. Mal. Très mal. Je serre les dents, je serre les poings, je me retiens de laisser libre court à ma colère et me contente de cracher un « Ferme là. » qui se noie et agonise dans les airs. Lorsqu’elle s’approche de moi, je lutte pour ne pas avancer d’un pas pour mieux la surplomber et la défier du regard. Qu’est ce qu’elle croit ? Qu’elle m’intimide ? C’est sûr que pour frapper où ça fait mal, elle est douée. Mais pour m’intimider, il faudra qu’elle y mette davantage d’efforts et de patience. Je me force à croiser les bras contre ma poitrine, signe que j’attends la suite, moyen comme un autre de contracter mes muscles crispés par la colère. J’ai envie de fumer. Pour me détendre. J’ai envie de m’encrasser les poumons pour me décrasser les mains couvertes de sang. Le petit avant goût auquel j’ai eu le droit, l’état de tension dans lequel cette discussion pire que désagréable a le don de me mettre… J’ai envie de fumer. Et j’ai envie que Mila se taise. Qu’elle ouvre les yeux. Et ferme la bouche. J’ai envie de retrouver notre babillage. J’ai envie de retrouver ma sœur. Mais la vie est injuste, et dès qu’elle recommence, j’en ai la preuve, une nouvelle fois. Parce qu’on a beau vouloir, on n’a rien de ce que l’on souhaite. « Arrête de m’dire c’que je dois faire ou pas. J’t’appartiens pas, j’te dois rien et j’vois pas pourquoi j’t’écouterais. » J’écarquille les yeux, je romps presque ma promesse de ne plus surenchérir. Elle ne me doit rien ? Mon cœur éclate en mille morceaux, le goût âcre de l’amertume se répand dans ma bouche, me donne envie de vomir. « Tu es sérieuse, là, Mila ? » Il faut que j’arrive à me convaincre qu’elle ne pense rien de ce qu’elle dit. C’est ma sœur, ma petite sœur. Et elle s’oublie dans la colère. C’est à moi d’être toujours là pour elle, parce qu’elle n’a personne d’autre. Et parce que je n’ai personne d’autre non plus. J’inspire lentement pour me calmer. Pour ne pas prendre ombrage de ce qu’elle me crache à la gueule. J’inspire. J’expire. Je serre les dents. J’encaisse. Je la fixe du regard, en espérant qu’elle va comprendre qu’elle est en train d’aller trop loin. Mais c’est trop sous-estimer ma sœur, ou la surestimée tout dépend du point de vue, que de croire qu’elle va s’arrêter là. C’est ma sœur. Nous sommes les mêmes, sauf que nous gérons la souffrance différemment. Je me durcis de culpabilité lorsqu’elle devient un brasier ardent de haine et de rancœur. Je me renferme dans la solitude face à la violence, elle s’enflamme, devient feu follet, échappe à mon contrôle. Et attise ma hantise du feu.
« Tu fais l’autruche c’est ton problème, mais compte pas sur moi pour faire comme toi. Tu veux que j’te dise ? T’es qu’un lâche Artem. » Mes bras se décroisent à une vitesse hallucinante et dans un claquement, la marque de ma main s’imprime sur sa joue. Je ne l’ai jamais frappée avant ça. Jamais. Même lorsqu’elle m’exaspérait, même lorsqu’elle faisait sa tête de mule, même lorsqu’elle allait trop loin. Je ne l’avais jamais frappée avant ça, mais elle ne m’avait jamais traité aussi directement de lâche. Je ne sais pas qui de nous deux est le plus choqué par mon acte, mais j’ai le mérite de vite me reprendre. Et d’attaquer, à nouveau. Parce que si un peu plus tôt, ma patience s’effritait, je suis à présent hors de moi. Et elle risque de comprendre que de nous deux, ce n’est pas elle la plus Kovalenko des deux. « Ta gueule Mila. Ca suffit, t’as compris ? » Je ne crie pas, et ça me surprend. Un peu. Non. C’est la voix de mon père qui résonne, vibrante d’autorité et de colère contenues. Ou presque. « Ne me traite plus jamais de lâche. Jamais. Et n’essaye pas non plus de me juger. Je suis ton frère, ton frère aîné et je continuerai à t’emmerder jusqu’à ce que tu comprennes que tu es en train de creuser ton propre cercueil ! » Le ton monte. Je sais que si je m’interromps plus d’une seconde, je vais être terrassé par la culpabilité, alors je me laisse porter par ma colère. Une vague, un tsunami, un raz-de-marée qui déferle sur le brasier ardent dans l’espoir futile d’éteindre l’incendie. Le choc est brutal. Violent. Et je sais que de nous deux, je serai certainement le plus blessé dans une heure, parce que j’accumulerai mes blessures et les siennes. « Je ne vaux peut être pas mieux que ces connards, comme tu dis, mais moi au moins, j’essaye de faire changer les choses et de ne pas rentrer dans leur jeu ! Parce que si demain, tu tues un humain, tu laisseras une famille pleine de cette rancœur qui t’habite et qui ira tuer des mutants. Et ces mutants voudront à leur tour tuer des humains. Et par ton inconséquence, tu réduiras ce monde encore plus en charpie qu’il ne l’est déjà ! » Je crie. Cette fois, j’ai trop haussé la voix et je l’entends qui résonne dans l’appartement. A ce rythme, on va réveiller les voisins mais je n’en ai rien à faire. Parce que je me suis enfin tu, haletant. Je me passe une main dans les cheveux, tournant le dos à ma sœur, m’appuyant à la rambarde, sortant mon paquet de clopes pour mieux le ranger d’un geste nerveux. Accoudé au métal glacé, je me prends la tête entre les mains. « Je suis désolé Mila… je n’aurai pas du te frapper… » Je ferme les yeux et serre les dents. Putain… elle ne sait certainement pas le courage que ça demande, de lutter contre ma colère contre elle pour m’excuser. M’excuser sincèrement. Je m’en veux, je m’en veux tellement mais… Je sens dans mon dos la chaleur des flammes. J’entends le coup de feu qui a tué mon premier mutant. Coup de feu. Trop rapide d’après mon père. Notre père. Il a voulu que j’étrangle le deuxième. Mes bras, musclés, se sont serrés autour de sa gorge. Je l’ai senti se débattre. Tu ne vaux pas mieux que ces connards. Elle n’imagine pas à quel point elle a raison, et c’est pour ça qu’elle me fait mal.
Parce que si elle savait, si elle savait, elle me haïrait. Vraiment. Pourquoi en serait-ce autrement ?
Ils sont là comme deux cons, ils se déchirent et ça fait un mal de chien, ça crame dans la cage thoracique de Mila et elle se retrouve avec des cendres plein la bouche ; elle suffoque puis elle crache, elle dégueule toute sa fureur sur son aîné comme un torrent d’acide balancé à la figure. C’est à ça qu’ils en sont réduits finalement, faire claquer leurs mâchoires tels des prédateurs affamés mais le résultat c’est quoi ? C’est qui le victorieux et puis y a quoi à gagner de toute façon ? Rien, rien à part des plaies à l’intérieur et une vague d’amertume dans les veines. Pourtant ça s’arrête pas, le chaos s’étend et ce qui était une visite tranquille devient le théâtre d’une mise à mort. C’est la guerre qui leur a sauté dessus pour les prendre à la gorge et maintenant ils s’en sortent plus, maintenant ils se sont embourbés dans la rage et les balles fusent de tous les côtés, ils deviennent des bombes humaines et c’est à se demander qui explosera le premier. Mila pense que c’est elle – c’est toujours elle, la moins patiente des deux, la plus inconsciente aussi. Ses mots deviennent des poignards qu’elle lance les yeux fermés et elle voit pas, elle pige pas qu’elle l’atteint en plein cœur son frère, elle est aveugle à sa douleur parce qu’y a toute sa colère qui s’accumule au fond de ses prunelles pour lui boucher la vue. Tout se mélange, les trucs qu’elle pense et ceux qui sont le simple fruit de son courroux, elle devient corrosive et le pire c’est qu’elle s’en rend même pas compte. T’es sérieuse ? Elle sait pas. Elle sait plus. Elle voit plus rien, pas même de l’impasse dans laquelle ils sont en train de foncer tête baissée, prêts à s’exploser contre le mur de leurs différences. Ces foutues différences, c’est bien ce qui est en train de les bouffer, c’est ce qui cause leur perte alors qu’on dit toujours que c’est ce qui fait la beauté du monde. Tu parles, elle est où la beauté quand on l’assassine, cette putain de différence ? Plus ça va et plus Mila se dit qu’il capte rien à rien et qu’ils pourront jamais se mettre sur la même longueur d’ondes parce qu’il est pas comme elle. Il se comprennent pas, ils se comprennent plus, il pourra jamais saisir ce qu’elle essaie de lui expliquer : elle en est convaincue. Faut dire qu’elle a pas franchement envie de d’écouter ce qu’il lui raconte non plus, ils iront pas bien loin en continuant comme ça. C’est les oreilles bouchées et les cœurs perforés, les paroles qui veulent plus rien dire et les œillades trop sombres.
Comme toujours elle est dans l’excès, elle va trop loin jusqu’à plus pouvoir faire marche-arrière ; c’est tellement plus drôle d’aller jusqu’aux limites puis les dépasser, rencontrer le point de non-retour c’est ce qu’elle fait de mieux. Tellement qu’elle les balance dans la cage aux fauves mais celui qui signe leur arrêt de mort, c’est Artem. Artem et sa main qui part trop vite, Artem et ses phalanges qui imprègnent la joue de Mila. Ça claque, ça brûle, ça la force à tourner la tête sous l’impact, ses cheveux lui venant dans la tronche et ses yeux se perdant au sol. Lentement, elle lève ses doigts jusqu’à son visage, frotte l’endroit rougi qui la picote encore. Il lui faut une seconde et puis deux pour réaliser, pour saisir ce qui vient de se passer et l’accepter – elle peut pas, c’est pas possible. Il l’a jamais touchée. Il a jamais levé la main sur elle. Elle croyait pas qu’il le ferait un jour. Et pourtant faut qu’elle se rende à l’évidence, elle vient de se recevoir une gifle de son aîné et elle le méritait certainement, elle l’aurait même méritée bien avant. Incrédule, elle ramène ses prunelles sur lui, la paume toujours campée contre sa joue, ses traits de furie prenant des airs de gamine apeurée, gamine paumée, gamine bousillée. Il ouvre la bouche et elle sent ses muscles se contracter les uns après les autres, y a sa tête qui essaie de disparaître entre ses épaules et elle se recroqueville à moitié sur elle-même, plus minuscule et vulnérable que jamais. Il sonne pas comme Artem, il sonne comme un trop mauvais souvenir, comme le monstre qui hante ses cauchemars – c’est l’intonation de Kovalenko senior, c’est la colère autoritaire qui la fait trembler comme une feuille. Elle baisse les yeux comme un gosse pris sur le fait, elle attend presque de recevoir le revers mais rien ne vient, ça fait une pause et puis il reprend de plus belle en haussant le ton. Elle sursaute, elle reste où elle est, elle le regarde même plus et elle fait comme elle peut pour contenir les émotions qui la submergent un peu plus à chaque seconde en menaçant de la noyer dans son propre corps. C’est à peine si elle l’écoute au final, trop obnubilée par le sang qui bat à ses tempes et le bruit de la claque qui résonne encore à ses tympans pour mieux la torturer. Elle le voit qui lui tourne le dos et qui s’éloigne, sa carrure ployant comme celle d’un albatros et il baisse les armes le premier, il demande pardon mais c’est trop tard. La lame est plantée trop profondément, y a pas moyen de la retirer sans provoquer une hémorragie, y a plus de solution pour s’en sortir. Mila sent ses poings qui se serrent en même temps que ses mâchoires et elle reste plantée là, à observer le dos de ce frère qu’elle arrive plus à suivre. « Non, t’aurais pas dû. Mais c’trop tard. » Les excuses servent plus à rien, le mal est fait et puisqu’ils en sont à s’assassiner, autant aller jusqu’au bout. « D’abord la clope, maintenant ça. C’quoi la prochaine étape ? Tu vas m’asperger d’eau bénite ? S’tu voulais te débarrasser de moi, fallait l’dire, ça t’aurait épargné tout ce bordel. » L’amertume est palpable à chaque syllabe qu’elle prononce, on entend presque son cœur se décomposer à mesure qu’elle parle et elle sent ses tripes se retourner, sa gorge se nouer, ça devient compliqué de respirer toute seule mais y a personne pour venir l’aider. Y a juste lui et elle, y a juste les lambeaux éparpillés partout autour d’eux et elle est prête à danser sur leur tombe. « Mon inconséquence elle t’emmerde, le monde est déjà en train d’crever alors j’vais pas attendre qu’on vienne m’achever, si ça t’plaît pas c’est pareil. T’as envie d’être avec les pourris ? C’est cool, vas-y, t’as qu’à même devenir un hunter si ça t’chante. Après tout c’est dans notre sang, pas vrai ? Les Kovalenko c’est des maudits on l’sait bien, moi j’suis une abomination et puis toi, t’as qu’à devenir un meurtrier. Comme ça on s’ra tous les deux des monstres, histoire de s’foutre à égalité. » Elle voudrait pouvoir crier mais elle en a même plus la force, tout ce qu’elle peut faire c’est balancer tout le venin qu’il lui reste en priant pour qu’il ait autant mal qu’elle et dans le fond elle sait que c’est déjà le cas, elle le connaît suffisamment pour savoir qu’il regrette son geste. Mais elle s’en fout, elle peut pas passer outre, elle peut pas pardonner là, comme ça. C’est à peine si elle peut le regarder sans broncher et elle lutte contre chaque fibre de son être pour pas se tirer en courant. « J’aurais pas dû v’nir. J’peux rien te dire parce que j’sais que tu comprends que dalle, on voit l’résultat. Alors tu sais quoi ? Ouais j’fais partie des Uprising et ouais j’compte agir. Si ça veut dire que j’dois buter des gens, j’le ferai. T’embêtes plus à m’faire la morale, j’serai plus là pour t’écouter. » Son regard prend une teinte tellement haineuse qu’il lui ressemble même plus, c’est pas la vision qu’elle a l’habitude d’offrir à son frère, c’est pas la personne qu’elle est avec lui. Mais c’est pas non plus le Artem qu’elle a l’habitude de voir, c’est pas celui qu’elle a admiré et respecté pendant tellement d’années. C’est plus rien, juste des spectres d’eux-mêmes qui sont bons qu’à se bouffer le foie en pleurant à l’agonie. « T’as qu’à continuer ta p’tite vie tranquille, j’ferai la mienne. J’ai pas besoin de toi. » C’est ce qu’elle se répète depuis des mois, ce dont elle veut se convaincre pour avancer seule. Pourtant elle sait qu’elle serait pas là sans lui, elle sait qu’elle lui doit la vie et bien plus encore mais elle peut plus rester là. Elle peut plus croiser son regard sans que sa joue ne la lance, sans que leurs mots ne résonnent dans sa boîte crânienne. Elle passera pas une seconde de plus en sa compagnie. Le silence est de plomb alors qu’elle se détourne, attrape sa veste abandonnée dans un coin du canapé, et fuit. Elle fuit, ouais. La porte claque derrière elle comme un boulet de canon, comme le coup fatal. Elle abandonne cette scène de boucherie qui lui convient plus, qui fait trop mal pour qu’elle puisse respirer correctement. C’est les larmes qui se sont accumulées dans sa trachée plutôt que ses yeux, c’est du sel dans la gorge qui descend jusqu’aux plaies de son palpitant. Les gosses Kovalenko sont devenus grands et ils se sont perdus au passage, ils ont pas de boussole, pas de carte, rien pour revenir l’un à l’autre. Il est sa maison mais les fondations se sont effondrées, elle est rien de plus qu’une vagabonde qui a plus nulle part où aller. Ah qu’il est beau le tableau de famille, à en crever.