La nuit était en train de tomber sur Radcliff, et Lorcan n’arrivait pas à se résoudre à sortir de chez lui. Quelques heures plus tôt, il avait accepté de retrouver Aspen, mais il s’en mordait les doigts depuis qu’il avait raccroché avec elle et il cherchait désespérément une excuse pour se défiler. Il fallait avouer qu’Aspen pouvait se montrer très persuasive quand elle le voulait, et dans un moment de faiblesse il n’avait pas réussi à refuser de la voir. Elle lui manquait, bien entendu, mais il avait eu plus de volonté que ça ces dernières semaines et il l’avait très bien évitée … Mais c’était justement cet argument qu’elle avait avancé et il avait cédé à sa culpabilité. Mais quelle idée ! Il était beaucoup trop tard pour reculer à présent, toutes ses excuses tombaient à l’eau. Même s’il prétextait un accès de grippe soudain, il savait qu’elle viendrait le chercher jusque sous sa couette. Elle avait paru tellement contente qu’il accepte de la voir qu’elle n’allait pas admettre qu’il se défile, même s’il se faisait heurter par un camion sur le chemin elle était encore capable de le lui reprocher ! Et bon, il n’était pas encore disposé à user de pratiques aussi extrêmes. S’il voulait l’éviter, c’était pour rester en bonne santé … La mort dans l’âme, il se résolu donc à attraper ses baskets, son sac et sa veste, et à affronter le vent froid, pour aller retrouver Aspen. Sur le chemin, il essaya de se convaincre que les choses ne tourneraient pas forcément mal, et qu’il avait une chance de profiter de sa sœur sans arrière-pensée. Mais cela faisait longtemps qu’il ne parvenait plus à profiter de la présence d’Aspen – en fait, depuis qu’il avait découvert qu’il était mutant, il n’y avait eu qu’une courte période où tout était redevenu comme avant, et c’était ces quelques semaines bénies où il avait perdu ses pouvoirs. Le reste du temps, il avait évité Aspen comme la peste – c’était triste à dire – et les fois où il la voyait, il restait tendu et nerveux. La relation entre eux s’était dégradée, et il en était le seul responsable. Cette complicité unique qui les liait n’était plus qu’un souvenir qui laissait un goût amer à Lorcan. Sa sœur jumelle n’était pas encore devenue une étrangère pour lui, et il redoutait le moment où cela arriverait … Mais ça se rapprochait, insidieusement. Il ne savait pas quoi faire pour y remédier. Cette idée lui faisait aussi peur que sa condition de mutant, la dernière chose qu’il souhaitait était de perdre sa sœur jumelle tant chérie, mais … Il savait qu’ils y parviendraient, inexorablement. Alors, de temps en temps, comme ce soir, il cédait et il acceptait de la voir, quoi qu’elle lui propose. Et comme ce soir, il le regrettait, tout en sachant qu’elle serait heureuse de le voir et que ce petit plaisir lui ferait du bien à lui aussi, quelque part.

Le rendez-vous avait été donné à la salle qui faisait office de lieu d’entraînements pour beaucoup de hunters de Radcliff. Aspen voulait qu’ils s’entraînent comme au bon vieux temps, "juste pour rire" comme elle avait dit. Lorcan doutait qu’elle ait se soit jamais entraînée "juste pour rire", elle qui avait plutôt tendance à se plonger corps et âme dans tout ce qu’elle entreprenait. Mais après tout, il n’était pas contre une petite remise à niveau. Il savait qu’Aspen continuait de s’entraîner très régulièrement pour entrer chez les hunters, et lui avait laissé tout ça de côté depuis pas mal de temps. Il préférait les sports qu’il pouvait pratiquer sans aucun hunter autour de lui. Mais il devait bien avouer qu’il avait toujours adoré la lutte et tous ces trucs, la seule raison pour laquelle il avait arrêté c’était l’idée qu’on voulait qu’il se mette à tuer des gens avec tout ça. S’il mettait toutes ses craintes de côté, il fallait reconnaître qu’il avait envie de s’entraîner à nouveau avec sa sœur. Mais Lorcan n’avait accepté de venir qu’une fois qu’Aspen lui avait certifié qu’ils seraient seuls, et il constata avec soulagement qu’elle avait dit vrai : le parking était vide. Il pénétra dans la salle autrefois familière, respirant ce parfum caractéristique qui fit remonter en lui une foule de souvenirs. Et de bons souvenirs, malgré tout. Il eut un sourire un peu bancal, hésitant entre le malaise de revenir ici et le plaisir de pouvoir se replonger sans crainte dans le passé. Aspen n’était pas encore arrivée, il était seul et ne craignait absolument rien. De quoi se sentir un peu mieux, le temps d’un instant … Il s’avança dans le grand gymnase, balançant son sac dans un coin, et s’approcha d’un sac de sable suspendu au plafond. Depuis combien de temps ne s’était-il pas entraîné à la boxe ? Ses poings le démangèrent, et il se mit à frapper le sac. D’abord sans conviction, il retrouva très vite ses réflexes et se prit au jeu. La dernière fois qu’il avait fait un semblant de lutte, c’était avec Calista et il l’avait largement épargnée, ça n’avait rien eu de sérieux. Mais là … Là il retrouvait ce plaisir intact qu’il avait toujours eu dans n’importe quel sport. Il était bon, et il savait pourquoi. Il aimait ça. Il aimait se défouler sur cet objet inanimé qui ne risquait pas de sentir les coups, sans penser à rien d’autre qu’à frapper, sans relâche. Il n’existait plus de mutations ni de hunters, juste la sensation de bien faire, les anciennes leçons qui remontaient … Il oublia tout, et il était tellement concentré sur ses coups qu’il n’entendit pas la porte s’ouvrir derrière lui.

C’était facile de frapper ce sac. Si facile. Comme à chaque fois qu’il se donnait dans un sport, n’importe lequel, Lorcan se vidait la tête et se sentait instantanément bien mieux qu’avant. Ces dernière semaines, il avait passé tout son temps libre au mur d’escalade de la ville, en forêt à courir ou dans les rocheuses pour grimper en vtt. Il s’épuisait ainsi mais ça lui permettait d’oublier la mutation, les hunters, Aspen et son père. Et par-dessus tout, il adorait cette sensation de réussir dans quelque chose qui était sans conséquence. Chacun de ses muscles semblait à sa place, la mécanique était bien huilée, il suffisait de quelques minutes pour se remettre dans le bain. Personne ne lui demandait de comptes, personne ne le forçait à faire quoi que ce soit, il était libre, et il était doué. Sortir repousser ses limites sur l’asphalte ou frapper ce sac de sable, c’était exactement le même résultat quand il oubliait le contexte des hunters. L’entraînement avait été excellent, il n’avait pas perdu toutes ces années pour rien. Il aimait ça, c’était indéniable, et il s’y donnait à fond. Un crochet du droit, du gauche, ses phalanges commençaient à lui faire mal, mais quelle importance ? La douleur gommait un peu plus ses pensées parasites. Bientôt, ce serait la fatigue qui s’y ajouterait, et il n’y aurait rien de meilleur. Il ne pensait même plus à Aspen, concentré sur les coups qu’il donnait, assuré d’être seul ici et en parfaite sécurité. Il fut donc totalement prit par surprise quand on lui attrapa le bras par derrière, qu’on le lui tordit dans une clé pour l’immobiliser, et qu’un coup derrière ses genoux le forçait à tomber au sol. Il n’avait rien pu faire, sinon ressentir une panique intense qui déclencha tous les signaux d’alarmes en lui, augmentant son rythme cardiaque d’un coup et lui envoyant une décharge d’adrénaline. Terrifié mais absolument impuissant face à un adversaire qu’il ne voyait pas … Et qui se mit à rire derrière lui avant qu’il ne puisse faire quoi que ce soit pour se défendre. « Eh bien eh bien, quelqu'un a oublié une partie de son entrainement j'ai l'impression... » Il reconnut immédiatement la voix, mais le soulagement ne parvint pas à calmer la frayeur qui faisait encore battre son sang à ses oreilles dans un rythme assourdissant. Il ne réalisa qu’elle l’avait lâché que quand il se releva. « Putain Aspen, tu m’as … carrément pris par surprise. » Il s’était repris juste à temps pour ne pas lui avouer à haute voix qu’elle l’avait proprement terrorisé. Il faisait de son mieux pour que la panique ne s’affiche pas sur son visage, mais l avait l’impression qu’elle l’avait tiré brutalement hors d’un rêve et il en était encore fébrile. Mais elle ne comprendrait pas qu’il ait eu si peur, il n’avait aucune raison pour être effrayé par si peu. Elle ne savait pas que le moindre courant d’air le rendait nerveux depuis qu’il avait retrouvé ses pouvoirs, et il fallait qu’elle reste dans l’ignorance.

Retrouvant peu à peu son calme, il se retourna pour de bon vers Aspen, se préparant à jouer la comédie habituelle avec elle. Il n’était plus naturel en sa présence depuis tellement longtemps qu’il ne savait même plus s’il y arriverait à nouveau. Mais il fallait se contenter de ça … « Je n’ai pas oublié l’entraînement. Je l’ai arrêté et j’estime que j’ai pas de raison de me défendre contre ma propre sœur. » Fit-il avec un sérieux exagéré, comme si elle l’avait offensé en suggérant qu’il avait oublié les bases de leur formation. « Mais je vais te mettre la pâtée, quand même. » Lança-t-il en se jetant sur elle sans attendre qu’elle se prépare ou qu’elle s’échauffe. Elle portait encore sa veste ? Ca n’avait pas d’importance. Il comptait uniquement sur l’effet de surprise et le fait qu’il était échauffé et pas elle, c’était le seul moyen pour la mettre au tapis. Et en effet, il l’attrapa par la taille, balaya ses jambes et la plaqua au sol sans trop d’efforts, un sourire victorieux aux lèvres. « Qui a oublié son entraînement déjà, dis-moi ? » Est-ce qu’il était fier de l’avoir maîtrisé ? Oh que oui. Ca arrivait assez peu souvent pour qu’on le note d’une pierre blanche ! Depuis qu’il avait arrêté l’entraînement, il pouvait compter sur les doigts de la main les fois où il avait réussi à la dépasser dans une discipline hunter.