L'image apparaît, la main en hauteur en règle l'acuité, aspect net mais couleurs quelque peu insipides. Il cadre, pose son séant sur un tabouret, et fixe le bulbe technologique, paré à nieller dans sa mémoire jusqu'au moindre détail. Son crin flavescent déborde du champ, celui-là coupé à niveau de son plexus. Sa gueule hirsute est gauchie d'une ecchymose qui orne la pommette dextre, et sur le t-shirt naguère opalescent, nargue une mini voie lactée de sang. Les macules sont d'un vermeil intense, c'est un rouge passion, un héraldique morbide que son âme suce comme un hématophage. Un mime pusillanime tire un instant ses traits, il se racle le gosier pour s'éclaircir la voix, puis entonne, le regard instable.

« Salut... mh... Je m'appelle Nathaniel Blackwood mais... mes proches m'appellent « Nate »... sinon y a la mioche de ma voisine qui dit « Niniel » et... y a ceux qui m'appellent pas, aussi. » Il triture le poil rêche de sa barbe, ses orbes azurées dardées sur le côté. « Les psys disent que je dois plus m'exprimer, que ce serait bien que je tienne une... une sorte de journal intime, connerie du style... J'suis pas très doué pour écrire, j'suis même franchement nul, alors ils m'ont dit que ce serait encore mieux si je pouvais m'enregistrer, comme ça j'peux ensuite revoir et réécouter. C'est comme une auto-thérapie, une façon d'avoir plus d'objectivité en posant un regard extérieur sur soi-même, ou quelque chose comme ça... Voilà voilà... » Il se redresse, renâcle et croise les bras. « Alors euh... J'suis Nate, mais ça je l'ai déjà dit... J'ai trente cinq ans, je suis né en Alaska... Je parle norvégien ! C'comme ça qu'on communique avec ma fratrie. J'ai une grande soeur, un petit frère... et... j'avais une petite soeur, mais elle a été tuée. » Ses calots se fichent sur l'objectif de la caméra. Un mutisme fugitif l'étrangle, il se fend de l'apparence d'un enfant émotif. « Ma jeunesse a été... banale, j'peux pas dire que j'ai des anecdotes particulières à ce sujet. J'ai toujours été un peu turbulent, quand j'étais gamin j'ai été diagnostiqué hyperactif, et ado, j'ai fait pas mal de bêtises, c'était moi le casse-cou et le rebelle à la maison. J'essayais d'en profiter parce que j'savais ce qui m'attendait ; l'armée, c'est une tradition chez nous, papa était fier de pouvoir compter deux fils au service de la nation. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, j'me suis retrouvé avec un treillis militaire et du camouflage sur la tronche. J'ai bien essayé de mener une insurrection, mais j'me suis vite fait remettre à ma place, j'avoue qu'ils ont un don pour ça. Après quelques temps, et j'ai jamais voulu l'admettre à mes parents, j'm'y plaisais. Sérieux, j'avais pris goût à la discipline et j'avais de super camarades, on se ressemblait beaucoup. Puis... ils m'ont largué en Irak, par manque d'effectifs. »


« Je jure, le gars il s'est ratatiné ! Ta gueule... Il s'est recroquevillé derrière un rocher comme une meuf qui pisse, à regarder partout en criant « C'est quoi ?! C'est quoi ?! » ! Putain, t'es con Watkins ! » Les grondements hilares des quidams s'élèvent, l'éphèbe pris pour cible, quant à lui, les occis tous mentalement. « Ca va Blackwood, je déconne ! Tiens file ta gourde, que je la remplisse. Ca t'arrive de foutre la paix à tes cadets ? C'est justement parce que t'es le cadet du groupe que je te fais chier, ça te forge. Puis c'est la preuve que je t'aime. Si tu veux me demander en mariage c'est avec un genou à terre, gros rustre. » Le damoiseau étire une risette, promptement étêtée par l'arrivée du sergent. « Vous vous enculerez plus tard, la pause est finie. Allez les filles, on prend son barda et on se remet en route, on aura atteint le prochain village d'ici une bonne heure. » L'acquiescement est collectif et les soldats s'exécutent, le jeunot essuie une frappe amicale sur l'épaule. « T'en fais pas gamin, ça va aller. J'suis pas un gamin. Et j'ai pas peur. Tu devrais, faut juste savoir utiliser la peur à bon escient. L'important, c'est qu'on sorte tous d'ici en vie, p'tit frère. » L'aîné cogne gaiement sur le casque du benjamin, qui hoquète un ricanement.

Soixante deux minutes et douze secondes.
La cohorte atteint ladite bourgade, où pas âme ne vit. Les corpuscules du désert irritent la rétine et chatouillent les narines, le soleil calcine les faces dégueulasses, les efforts journaliers ont rongé jusqu'à la moelle de la vitalité. Pourtant, fusils à la main, ils se déploient, précautionneusement, progressent sur le terrain qui s'apparente à une erg abandonnée. Sur l'une des grands places, des lamentations les attirent. Une donzelle geint, emmaillotée dans un châle incarnat, elle erre d'une dalle à une autre sans savoir que faire.
« Une villageoise ? Probablement. Si c'est une civile, on est pas censés l'extirper vers un lieu sûr ? C'est ça le problème, c'est supposé être un lieu sûr, ici. Les rebelles sont peut-être arrivés avant nous, on doit rester sur nos gardes. Owen, Cruz, longez sur la gauche, Watkins, fourre-toi dans les ruines du commerce là-bas, Snyder, avec moi, Blackwood et les autres, maintenez votre position et couvrez-nous. » Les phalanges du sergent s'agitent à l'instar d'un chef d'orchestre, les ordres sont exécutés. Le binôme s'approche de la sylphide en pleurs. Lorsqu'elle peut pleinement humer la fragrance de l'Oncle Sam, elle ouvre son vêtement, et arbore une ceinture inusuelle.

Boum.

Ses viscères jonchent le sol, couvrent les murs. Elle emporte deux américains dans son suicide.
Les aboiements barbares résonnent, et les insurgés apparaissent. Les balles fusent, l'on veut abreuver le sable d'hémoglobine, l'on veut éliminer, éradiquer. Le cadet ravale son traumatisme pour prendre part à la guerre – la véritable, et être digne de ses homologues. Les secondes se travestissent en heures. Puis il voit le lance-roquettes ennemi, la trajectoire de celui-ci inspire ses jambes à courir comme si sa vie en dépendant. Sa vie en dépend, mais pas seulement. Il n'entend pas les râles de ceux qu'il quitte, un autre de ses frères a besoin de lui.

« Watkins, bouge de là !! Blackwood, on t'avait dit de maintenir ta position ! SORS !!! » Il l'empoigne et le chasse au-dehors, le bouscule d'un grand coup de pied, avant que les vestiges du commerce n'explosent. Un sifflement viole ses tympans, un vortex le happe, il perd tous repères un court laps de temps. Puis. La douleur. Le mal, ineffable. La lourdeur des gravats, la lave qui fait ripaille de sa chair. Il hurle. A la mort, à la lune. Il brame à gorge déployée, tandis qu'à l'écart, le collègue se relève. « Watkins... Watkins !! Aide-moi, j't'en prie, ça brûle !! » L'aîné écarquille ses onyx, perclus d'une frayeur et d'une horreur viscérales. Sur les joues crades du meurtri, perle l'eau lacrymale qu'il ne peut retenir. Tout comme sa conscience, qu'il sent brimbaler vers les ténèbres. « J't'en supplie... ! J'veux pas mourir ! » Mais le « grand frère » tourne l'échine et galope loin. Très loin.

Il l'abandonne.


Une nitescence d'ire et de souffrance brasille dans ses iris. A son bec asséché, là où les lèvres sont craquelées, fond en volutes une cigarette préalablement allumée. Les cernes violines soulignent les paupières qui s'ouvrent, lentement. « J'ai jamais raconté cet épisode. J'me suis réveillé un mois plus tard, dans un hôpital. Une unité de secours m'a trouvé, qu'ils ont dit. Et ils avaient pas espoir que j'survive. » L'extrémité du cylindre rougeoie, il exhale la fumée par les cavités nasales. « Greffes de peau, soins psychiatriques... La totale. J'ai les stigmates des brûlures sur une grande partie de mon corps, et la douleur. Une douleur... constante. Ces enculés de toubib, ils disent... haha... ils disent que c'est psychologique, mais ils en ont aucune idée. Ils parlent d'un stress post-traumatique complexe, avec une liste d'altérations grande comme ma bite : régulation des émotions, perception de soi, de l'agresseur, comorbidité etc etc. Ils veulent me gaver d'antidépresseurs, d'antihistaminiques et autres neuroleptiques. Mais tout ça, j'ai arrêté de prendre ! La seule chose dont j'me gave c'est de puissants analgésiques, pas très légaux, mais foutrement efficaces... et qui me coûtent tout mon fric. Ca, on peut pas dire que j'roule sur l'or, malgré mes activités illicites. Adrian l'ignore. J'veux dire, y a beaucoup de choses qu'il croit savoir, mais il sait pas. J'mens, plus pour son bien que pour le mien. Il sait pas non plus que j'aurai jamais de famille. » Un sourire âcre diapre son visage. « Ces merdes d'antalgiques m'ont rendu stérile, c'est ma dernière découverte médicale. Même si je les arrête, c'est pas sûr à cent pour cent que ça me permettra de procréer, et surtout, si je les arrête, la douleur me fera crever. J'aurai jamais de gosse. » Il inhale une nue de nicotine et retire la clope jusqu'à présent agglutinée à ses lippes. « Adrian, moins il en sait, mieux c'est. Je le dupe, parce qu'à chaque fois qu'il veut m'aider, il se fout dans un bordel sans nom. Je lui ai déjà pris trois ans de sa vie, c'est assez. En plus, il m'a suivi dans cette foutaise d'Hunters – quel con celui-là aussi ! J'veux dire, j'accepte qu'il soit con quand je le manipule pour des bricoles, mais quand je lui demande rien, j'aimerais bien qu'il se serve de sa tête ! C'est moi la brebis galeuse de la famille, pas lui. »

Il soupire, exaspéré. Son poitrail, soudain, cahote sous un rire guttural, qu'il tire jusqu'à l'hilarité. « Les Hunters... Ah, les sacrés... pédés de mes deux ! Je m'excuse auprès de la communauté homosexuelle pour l'insulte, rainbow power ! » Il lève le poing. « Non mais, franchement. Y a autant de sacs à merde là-dedans que dans toutes les autres minorités. Ils ont bien su me charmer, et je dois avouer qu'ils offrent une bonne catharsis de haine et de violence, comme je les aime. C'est pour ça que je les ai rejoints, pour ça que je suis resté – et par flemme aussi. Et par défi, également ! Je veux dire, buter quelqu'un, c'est simple, trop simple. Traquer un mutant, pour peu qu'il soit expérimenté, ça, c'est de l'épreuve ! L'orgasme d'une chasse bien menée vaut toutes les baises du monde. Au début, j'avais un réel mépris pour eux, à cause de ce qui est arrivé à Amelia, mais j'ai eu le temps de vieillir, de voir – de vivre. Aujourd'hui, je m'en branle de à quelle faction appartient ma cible, tant que j'y trouve de l'intérêt ou du plaisir. Après tout, ma belle-soeur et ma grande soeur font partie de la classe des variants, et moi, en tant que humain lambda, suis infiniment plus dangereux et nocif qu'elles. » Il replace sa cigarette à sa bouche, brandit une arme et la charge. « D'ailleurs, il était temps que notre cher président se fasse tirer comme un lapin, j'en suis pas mécontent. Soyons honnêtes, la démocratie, n'est qu'une dictature travestie. Les politiques, gèrent une hypnose mondiale qui font obvier la priorité du citoyen sur son prochain achat vidéo-ludique plutôt que sur les véritables problèmes de notre société. Le contribuable se fait baiser... et il en redemande ! L'argent et la religion sont les brides de notre ère, nous sommes formatés, à travers les médias, l'armée, la théologie et l'éducation à devenir de parfaits automates. Ce que je prône ? C'est l'Anarchie. Un mot qui fait trembler les ignorants, parce qu'à cause de ceux qui nous gouvernent, nous l'amalgamons avec l'Anomie, qui elle, est un désordre social sans aucune structure, un chaos ! L'Anarchie crache sur l'autorité coercitive ! Etablissons-la, et nous obtiendrons un ordre naturel et égalitaire, dont nous avons cruellement besoin. Les choses arrivent car elles doivent arriver, pour moi, une gamine de quinze ans ne mérite pas plus de miséricorde qu'une personne de trois fois son âge. Si je dois tuer, je tue, la chair n'est que chair, et j'attends avec impatience le jour où je tomberai sur plus fort que moi... car ça signifiera que j'ai achevé ma mission, celle pour laquelle je suis né. Je retournerai poussière. »

Il lénifie son pouls tambourinant, se fait presque félin ronronnant sur sa chaise. Il se lève, nonchalant, attrape la caméra et fait quelques pas dans ce qui s'apparente à un sous-sol. Il pose l'appareil sur une table, où l'écran dévoile, après un grésillement, le galbe fluet d'une jouvencelle ensanglantée. Poignées ligotées au plafond, vieux torchon en guise de muselière, elle tremble. Elle pleure. Elle est terrorisée. « Ha... Je suis pas convaincu de la qualité de cette vidéo, vraiment... Qu'est ce que t'en penses ? » L'ondine implore au revers de son bâillon, attirant sur elle les quartz de la bête. « Oui, t'as raison ! C'était orgueilleux de ma part... me faire acteur principal alors que la star, c'est toi. » Il pousse plusieurs boutons pour effacer tout ce qu'il vient d'enregistrer. « A ce qu'il paraît je déverse un flot inexorable de brutalité sur autrui pour partager les affres qui ne me quittent pas. Genre, au lieu de fuir et de me renfermer sur moi-même comme le font beaucoup de gens dans mon cas, il semblerait que j'épouse pleinement mes maux, au point que j'ai ce besoin impérieux d'en faire profiter tout le monde. Tu comprends ? » Il pose le canon de son revolver sur la ceinture abdominale de la captive. « Paraît que c'est pas ma faute. Je suis malade, ils disent. » Ses babines s'étirent en un sourire carnassier, et il chantonne. « Je suis maladeuh... complètement, mala-deuh... »

Un coup de feu retentit.