« Aspen tu vas bien ? Tu peux prendre quelques minutes dehors si tu le souhaites. » Pas de réponse. Il fallut quelques instants à la jeune file pour réaliser que c’était à elle que l’on s’adressait. Elle releva ses yeux d’opale du livre ouvert à la même page depuis le début du cours, elle les releva de ces mots qu’elle avait relu une douzaine de fois sans jamais que le sens ne parvienne jusqu’à son cerveau. Elle sentait l’humidité dans ses prunelles, elle la sentait au regard qu’on lui lançait plus qu’à un quelconque tiraillement du coin de ses yeux. « Aspen ? » Répéta l’enseignante avec une douceur toutefois teinte d’une certaine inquiétude. La rouquine détourna ses orbes noisette, cherchant machinalement le regard familier de sa moitié avant de se rappeler qu’ils ne partageaient pas ce cours de littérature anglaise. Idée étrange des enseignants que de les séparer au plus malgré leurs choix d’options similaires, sous le prétexte, perçus par l’un comme l’autre comme étant fallacieux, que leur relation si fusionnelle était un obstacle à leur potentiel de sociabilité. Des balivernes à ses yeux, qui prenaient une tournure dramatique alors qu’elle paniqua soudain, prise de court. Elle n’avait jamais fait face à un obstacle dans sa vie sans avoir son âme sœur à ses côtés. Sans le savoir elle accepta la proposition qu’elle n’avait qu’à moitié entendu et elle se leva sans un mot de son siège, quittant la salle de classe. On ne lui en voudrait pas bien sûr, personne ne pourrait lui en vouloir de ne pas savoir suivre ses cours aussi assidument qu’à l’ordinaire.  Pas plus qu’on ne lui en voudrait pour la grimace permanente et inconsciente de ses lèvres charnues. Pas alors que la gamine venait de perdre sa mère.


Elle plissa les yeux, prit une grande inspiration, relâcha un peu l’étreinte de ses doigts fins sur le chêne élégamment travaillé et tira. La flèche siffla dans l’air et atteignit parfaitement le centre de la cible, cent-cinquante mètres plus loin. Aspen expulsa tout l’air de ses poumons, soulagée, fière surtout. « C'est pas mal pour une fille. » lança Noeh en s’approchant d’elle. À sa droite, elle entendit son frère frapper dans ses mains et elle imaginait sans problème le rictus de Salomé à sa gauche. Elle sourit, abaissant l’arbalète. Cette dernière n’était pas son arme préférée, mais elle se débrouillait plus que bien et bientôt elle serait prête à passer à un modèle plus lourd et plus performant. Elle aimait l’arc et les flèches, elle aimait le pouvoir que lui conférait l’arbalète, elle préférait néanmoins la perfection des dagues qui faisaient plus de dégâts qu’on ne se l’imagine habituellement, lorsque maniées avec agilité. Elle leur trouvait une certaine classe, une certaine élégance. Et elle avait d’ailleurs toujours préféré la propreté de leur résultat et leur précision à la boucherie que pouvaient causer les armes à feu. Peut-être que c’était aussi que malgré le pouvoir qu’elle avait l’impression de tenir dans ses mains lorsqu’armée de l’une de ses dagues, elle ne sa sentait pas létale, elle ne se sentait pas inutilement dangereuse pour le monde. Au contraire elle se sentait en contrôle, en mesure de défendre elle et les autres. Or c’était bien pour ça qu’ils étaient là, pas pour causer le carnage, mais au contraire pour réparer les erreurs de la nature. Pour exterminer la race mutante, ce danger pour l'Humanité, ces créatures que son instinct premier avait pourtant été de prendre en pitié. Elle avait toujours pitié d'eux finalement, elle les plaignait pour ce qu'ils n’avaient pas choisi leur affliction et devaient malgré tout la payer à un prix fort élevé, mais cependant rien d'autre que juste. Elle se retourna vers Noeh, ses cheveux de cuivre claquant dans son dos, mais elle ne lui adressa pas plus qu’un regard, le défiant en silence de faire mieux. Ils étaient tous aussi entraînés les uns que les autres, tous aussi novices, tous aussi vierges de tout vrai combat. Ils découvraient tout ensemble, aussi bien pendant, qu'après leurs entraînements s’essayant à chaque expérience-type de l'adolescence. Chacun avait plus ou moins d’affinité avec une arme ou une autre, avec un style de combat ou un autre, tous se taquinaient gentiment mis à part Noeh qui taquinait tout court. Et elle qui intérieurement réagissait plus vivement que tous les autres.


« Papa, tu as deux minutes ? » Son père était penché sur une pile de papiers, relatifs à son travail peut-être ou peut-être qu’il s’agissait de son autre occupation. Cinq minutes plus tôt la jeune femme avait quitté le canapé sur lequel elle s’était installée, fait un petit tour de la maison en répétant mot à mot ce qu’elle prévoyait de lui annoncer. Elle revenait tout juste au salon, le visage tranquille, le jeu machinal de ses doigts trahissant néanmoins son anxiété. Son père, disposé, malgré son emploi du temps qu’elle savait être chargé, à l’écouter s’arrêta et lui fit face. « Je songeais à emménager… peut-être avec une amie de la fac à la rentrée prochaine. » annonça-t-elle sans prendre aucun détour préservant son temps aussi bien que le sien, s’empêchant surtout de se défiler. Il y avait longtemps qu’elle souhaitait partir, mais qu’elle n’avait pas osé, parce que son père, si elle s’en allait, il serait seul dans la grande maison. Parce qu’elle n’osait pas l’abandonner comme l’avait fait le reste de sa fratrie que ce soit en déménageant ou en s’écartant du chemin prévu pour eux. Impossible pour Aspen de prétendre ne pas être consciente des espoirs qu’il fondait sur elle, impossible, non plus, de ne pas admettre qu’il en allait de sa responsabilité de ne pas le décevoir. Pourtant elle ne pouvait pas s’arrêter de grandir, s’empêcher indéfiniment de prendre son indépendance. Après près de deux ans d’études supérieures, toutes les majorités désormais atteintes, il était temps pour elle aussi de voler de ses propres ailes. « Je reviendrai tous les week-ends, on pourra dîner ensemble et je ne compte pas mettre mes entraînements de côtés je te le promets. » Ajouta-t-elle précipitamment sans lui avoir laissé le temps de réagir à sa révélation. Elle était parfaitement sincère dans ses promesses, elle n’avait pas l’intention de s’écarter du droit chemin, rejoindre les hunters était toujours dans ses projets, de la même façon que son ambition nouvelle de faire carrière dans le juridique. Il n’y avait que physiquement qu’elle comptait s’éloigner de lui, bien qu’une partie d’elle souhaitait cette émancipation pour essayer d’échapper un peu à son joug synonyme de tant de pression. Il ne lui répondit pas d’abord, attrapant un des papiers sur lequel il travaillait avant qu’elle ne soit venue l’interrompre, comme prêt à s’y remettre et elle cru un instant qu’il ne l’avait pas entendue. Il finit toutefois par hocher la tête. « Fais comme tu veux. » lâcha-t-il. Sans prévenir elle s’approcha de lui, un petit sourire étirant ses lippes rosées et déposa un baiser sur son front. Il n’avait jamais été des plus expansifs, sa réponse était au fond plus que ce qu’elle avait osé espérer.


Elle avait toujours détesté les hôpitaux. Sa première visite à cinq ans pour un poignet brisé, ne l’avait pas tellement traumatisée, pas plus que la fois où Lorcan s’était tordu la cheville et qu’elle avait tenu sa petite paume dans la sienne pendant la durée de l’examen. En revanche, depuis ses douze ans, elle ne voulait plus y mettre les pieds. C’était à l’hôpital qu’elle avait vu la dernière fois le visage de sa mère, la vie l’ayant néanmoins déjà quittée. C’était là qu’elle était violemment passée de l’insouciance de l’enfance aux remises en question de l’adolescence. On lui avait dit que ça n’était pas de sa faute, qu’il ne fallait pas qu’elle se blâme, qu’ils se blâment, mais elle n’avait pas su faire. On lui avait dit que Maebhe était dépressive, que personne n’aurait pu l’empêcher d’accomplir son geste, mais Aspen, elle, tout ce qu’elle voyait, c’était que sa mère était morte sans dire au revoir. Qu’elle-même n’avait pas su voir toute la détresse de celle qui l’avait engendrée, qu’elle avait toujours naïvement cru en bonne santé. Plus tard elle trouva son geste égoïste et trouva sa mère couarde. Elle les avait lâchés, elle, Lorcan et Calista. Elle avait lâché leur père aussi et brisé leur famille. Aspen lui en voulait, elle s’en voulait, elle en voulait au monde pour cette injustice, pour le fait de devoir grandir sans mère. Heureusement que Calista avait su lui servir de présence féminine.

Et puis on l’avait prise à part, on lui avait tout expliqué. C’était une façon bien sérieuse de passer son anniversaire, de fêter ses quinze ans. Pourtant elle avait bu les paroles de son père, elle avait avalé les explications qui lui ôtaient toute culpabilité et elle en redemandait. Étrangement elle parvint à faire la paix avec le fantôme de sa mère, à l’excuser, à saluer son courage même. À espérer un jour être capable de se montrer à sa hauteur. Ca ne lui ôta pas sa haine des hôpitaux pour autant. Elle avait grimacé même devant l’envie de Lorcan d’étudier la génétique. Elle avait bien compris pour qui il avait fait ce choix et que si ça n’avait pas été lui ça aurait du être elle, mais elle avait tiqué quand même. La médecine n'avait pas su sauver sa mère, les vaccins anti-mutants elle n’y croyait tout simplement pas. C’était la mort ou rien. Alors elle avait toujours fait attention à elle, attention aux autres pour éviter d’avoir à se rendre aux urgences, paniquée, éplorée. Pourtant elle du y retourner, malgré tout ses efforts. Elle y est retournée la boule dans le ventre, attendant de savoir si son alter ego Callahan allait devoir subir l'horreur que d'être sevrée de son autre-elle. Elle s’était mise à sa place quand on lui avait appris l'accident, elle avait voulu se dire que c'était pour elle qu’elle avait peur. Elle ne pouvait pas s’imaginer son propre état si la même chose était arrivée à Lorcan, le soleil de sa vie. Et puis elle l'avait vu, lui, la victime en question et le raz-de-marée de sentiments qui la submergea la vida de ses illusions.