La tête lui bourdonnait. Son esprit était tel une ruche remplie à rabord d’abeilles bruyantes et cinglantes, ratissant les moindres recoin de son cerveau pour l’assiéger, lui donnant en la même occasion une migraine désagréable et peu bienvenue. Nora lâcha un soupir, son énième de la journée. Cette dernière s’étirait, elle se sentait comme du beurre étalé sur une tartine trop grande, pour reprendre les mots d’un certain hobbit devenu bien célèbre. Elle était venue à Radcliff pour vivre dans la tranquillité, mettre son passé dans un tiroir et le fermer à clé. Mais depuis son arrivée elle n’avait pas pu souffler. Entre la nomination d’un politicien extrême, la présence de transmutants, le stand de tir augmentant en popularité, le retour de Brandon, l’arrivée de Lana, Nora en bavait tout simplement. Elle se sentait lasse, fatiguée. N’en avait-elle pas fait assez ? Et pourtant elle continuait. Elle ne semblait pas pouvoir s’arrêter. Elle courait un marathon infini, dont elle ne voyait pas le bout. Peut-être était-ce tout simplement dans sa nature. Peut-être que la tranquillité était un concept abstrait, inconnu et incompréhensible à son esprit ? Après tout, elle pourrait déménager. Fuir tout cela. Mais elle en avait assez de courir. Elle avait assez couru, et elle avait bien appris que la fuite ne résolvait jamais rien. Au contraire, ça donnait le vertige. Alors elle restait là, dans son bureau au stand de tir, entendant en sourdine les bruits des balles quittant les chargeurs de l’autre côté de la porte. Massant ses temples, Nora jeta un regard fatigué à travers la petite fenêtre. Il y avait trois clients, et Lana se promenait entre eux, l’air tranquille, prête à aider en cas de besoin. Elle était si tranquille, elle l’était toujours. Son air d’enfant, ses airs d’ange, voilà ce qui avait poussé Nora à l’aider. La blonde n’aurait jamais été en mesure de la laisser tomber, de ne pas l’aider, de la laisser seule dans ce monde qui était si hostile envers les gens comme elle. Elle était transmutante, peut-être. Mais aux yeux de Nora, c’était davantage une enfant qui avait besoin d’un toit, et de protection. Nora voulait lui fournir cela. Une chance à une vie un tant soit peu normal. Mais les obstacles étaient si nombreux, ça donnait le tournis. Nora avait décidé de faire affaire à un jeune homme dont on murmurait le nom, un certain Byrne, à qui elle avait fait la requête pour des nouveaux papiers pour la jeune fille. Une nouvelle identité, une nouvelle vie. Mais évidemment, bien évidemment, il y avait anguille sous roche.

Personne ne lui avait dit que ce Byrne était associé à un des hunters les plus cruels et froids de ce petit monde. Un certain Monroe, qu’elle n’avait jamais vraiment rencontré. Ce n’était pas nécessaire, cependant, elle avait entendue assez d’histoires. La vérité apparue claire aux yeux de Nora, immédiatement, à la seconde même où elle l’avait appris – ce salopard de Byrne devait traquer les mutants de cette manière, seulement pour les remettre entre les mains de Monroe. Quel lâche de ne pas traquer lui-même. Une haine profonde, voilà ce que ressentait Nora envers les hunters. Une bande d’animaux, inhumains, cruels, voilà ce qu’ils étaient. Peu importe s’ils étaient des vieux amis, comme Rowan. Ils étaient tous des connards de première. Et elle n’allait certainement pas se jeter dans la gueule du loup. Si Byrne avait pu croire que Nora allait accepter de livrer Lana de cette manière, il se trompait. Clairement, il ne la connaissait pas. Soupirant bruyamment, Nora jeta un coup d’oeil à l’horloge. Il était presque quinze heures. Elle se redressa d’un bond, se disant qu’aller donner un coup de main aux clients pourrait lui changer les idées. Elle se dirigea vers Lana, posant une main sur son épaule. “Va prendre une pause, je m’en charge. Reviens dans une demi-heure, d’accord ?”

Quelques minutes passèrent, et Nora donna un conseil sur la posture d’un client, puis la sonnette de la porte retentit. La blonde se tourna vers l’entrée et sentit son coeur se serrer dans sa poitrine et son sang bouillir. Elle reconnut immédiatement le visage aux traits doux, les cheveux foncés. Byrne. Elle fonça vers lui, le visage menaçant, tentant toutefois de garder son calme pour ne pas faire une scène. “Dans le bureau, immédiatement. Et ne t’avise pas de dire non, sinon je te jure que tu quitteras pas cet endroit en un morceau.”

Un gosse. Ce n’est rien qu’un gosse. Nora le sait, mais elle n’y fait pas attention. La jeunesse, ça ne signifie rien. Elle a vu trop de gosses comme lui, plus jeunes que lui, armés jusqu’aux dents, la haine dans les yeux et l’âme déjà pourrie. On peut avoir dix ans et être meurtrier dans ce monde à la con. Nora le sait trop. Elle s’est déjà fait tiré dessus par un gosse, qui devait être du même âge que ce Byrne qui commence à geindre des murmures incompréhensibles. Nora l’ignore, elle s’en fout, elle ne veut rien savoir de lui. Il pourrait avoir dix-huit ans comme il pourrait en avoir soixante-dix. Elle lui botterait le cul quand même si ça pouvait sauver la vie de Lana. Elle, elle était pure. C’était un petit ange qu’elle devait protéger, elle était sa mission, elle était la petite famille à laquelle elle avait jamais eu droit. Lana, elle en valait la peine. Byrne, ce n’était qu’une vermine, un insecte à tenir bien à distance et à écrabouiller si ça devait à aller jusque là. Nora ne deviendrait pas violente, pas physiquement, pas si ce n’était pas nécessaire. Mais apparement, le gosse avait besoin qu’elle lui passe son message en face, il n’avait pas assez compris au téléphone. Elle avait cru être claire. Mais ça n’avait pas été suffisant, car il était là, dans le stand, dans son stand, là où Lana avait été quelques minutes auparavant. Et si elle avait été toujours là ? Et si elle était en ce moment-même occupée avec un client ? Est-ce que ce connard de Byrne aurait fait un signal à son chéri de hunter qui aurait débarqué avec ses autres animaux pour la détruire ? Le sang de Nora brouillait. Elle ne pouvait pas vivre comme ça – Lana ne pouvait pas vivre comme ça. Le message devait passer, peu importe le coût. Elle irait voir Monroe elle-même si ça suffisait pas. Elle en avait rien à foutre – Nora n’avait jamais eu froid aux yeux, elle n’avait pas peur qu’on lui fasse du mal. En autant qu’on laissait sa petite soeur de coeur tranquille. Puis Nora entend un sanglot écorché sortir des lèvres du gosse. Elle le toisa, éberluée devant son visage baissé, ses yeux mi-clos mouillés de larmes. Nora est désemparée. Mais la méfiance est trop grande, la colère est trop présente, elle est incapable de voir ça comme de la peur ou peu importe ce que c’était, à ses yeux ce n’était qu’un spectacle pour l’attendrir et ensuite porter le coup fatal. Elle observe donc le gosse, lèvres pincées, les muscles tendus. “Ce… Ce n’est pas un piège, je vous jure !” Sa voix d’enfant transperce les tympans de Nora, elle grince des dents. Elle tressaille, elle ne sait pas si c’est un jeu ou si c’est sérieux, en fait elle ne veut pas le savoir, elle veut juste que le gosse disparaisse et la laisse tranquille. Elle va pour lui cracher au visage de foutre le camp et ne pas oser revenir, mais là il se mets à s’éloigner, comme une petite bête apeurée, le visage détrempée de larmes soudaines, il courre, il fuit, Nora le regarde, impuissante, incapable de bouger. Elle ne saisit pas la situation, peut-être est-elle en train de rêver, mais non, les clients sont tous là, ils observent la scène d’un oeil curieux, et la rage monte dans le sang de la blonde, elle se rappelle qui ce gosse est, il n’est pas un bambin perdu, il est le partenaire de son ennemi officieux le plus cruel, il est là pour détruire et non pour geindre, elle le sent, c’est la seule réponse. C’est un jeu, ça ne peut pas être sérieux. Nora observe l’enveloppe qui s’échappe des mains du gosse tomber sur le sol, il est toujours là à pleurer tout l’eau de son petit corps. Elle laisse tomber un long soupir brusque et ennuyé. Tout était si compliqué. Elle avait plus que ras-le-bol que les choses soient compliquées, alors elle les rendrait simple. Elle s’avance donc vers Byrne, attrapant sa stupide enveloppe au passage, lui agrippe solidement le bras pour ne pas qu’il s’en aille et le traîne presque jusqu’à son bureau. Il ne pèse rien, c’est une brindille, Nora a transporté bien pire, elle a déjà transporté Riley, ce n’est rien pour elle. Elle l’emmène jusqu’au bureau, tentant de faire taire cette scène digne des tragédies, de l’emmener loin des regards des clients qu’elle ne peut pas se permettre de perdre à cause des conneries d’un gosse.

Elle entre dans le bureau, relâche le frêle bras de Byrne, referme la porte derrière elle d’un coup sec. Elle tourne son visage vers lui, les yeux de braise, la fureur aux oreilles, la fatigue aux épaules, les mains épuisées et la voix rouillée. “Dis-moi ce que tu fous ici, et n'ose pas me mentir. Je croyais avoir été claire, alors t'es mieux d'avoir une bonne raison - et je ne veux surtout pas de tes conneries.” Elle balance l’enveloppe sur la table la plus proche, elle percute un porte-crayon qui s’écroule. Nora s’en fout. Elle ne regarde que Byrne. “Et arrête de pleurer, merde.”

Elle savait être menaçante. Elle savait tordre son visage en un masque terrifiant, voiler ses yeux pour les rendre sombres, tortiller ses membres pour inspirer la peur. C’était la qualité qui avait fait d’elle un si bon agent, auparavant. C’était la raison pour laquelle son patron l’avait placé dans cette équipe-là, cette équipe remplie d’hommes au coeur d’acier, cette équipe au sang glacial, cette équipe à l’âme perdue et errante dans le labyrinthe des missions brisées. C’était la raison pour laquelle on lui demandait de faire les interrogations, c’était la raison pour laquelle on la prenait pour les missions personnelles. Parce qu’elle savait faire peur. Elle savait être une mère, une soeur, une fille, mais elle savait être un monstre. Elle savait devenir un bourreau, autant que la victime. C’était une actrice, tout au fond. Tout ceci n’était qu’un jeu, les missions étaient son théâtre, mais Nora ne voulait pas se l’avouer, en fait elle ne l’avait jamais réalisé, pas avant ce moment-là. Mais là, elle voyait le désespoir dans les yeux du gosse, un espèce de besoin de trouver un quelconque signe autre que de la haine dans le regard de la blonde, mais Nora savait qu’il n’en trouverait pas. Son coeur était noir comme le charbon. Quand on menaçait ce à quoi elle tenait, elle ne devenait pas un monstre, elle devenait une abomination. Elle se souvenait. C’était une mémoire floue, un souvenir qu’on regarde à travers un fond de bouteille. Une mission, dans un désert abrupt, la chaleur perçant la peau, les yeux embrumés par les rayons aveuglants. Une arme, peut-être plus, mais Nora ne voyait que celle perchée au-dessus de la tête de Riley, elle se foutait du reste, la seule chose qui importait c’était que ce doigt graisseux ne presse pas la détente. Respirant brusquement, elle était devenue cette abomination, cette créature peu humaine qui s’était jeté sur cette menace jetée sur sa vie elle-même, sur Riley. Nora avait cette bête à l’intérieur, qu’elle pensait avoir caché tout au fond de son être, qu’elle pensait avoir jeté au fond d’une cellule sans fenêtres et lumière. Mais elle la sentait ressortir, elle la sentait glisser dans ses veines, ressortir dans ses pupilles rageuses. C’était un gosse, mais c’était une menace, une menace pour un corps frêle qu’elle voulait protéger à n’importe quel prix. Elle toisait Byrne, l’air mauvais, elle le savait, elle devait faire peur, elle n’était plus la gentille, la neutre Nora qui s’occupait du stand de tir, elle était devenue une autre personne, celle qu’elle était avant, celle qui avait tabassé ses terroristes qui avaient menacé Riley. Elle n’avait pas peur – elle ferait tout. S’il fallait le faire, elle le ferait. Nora faisait toujours son job. Elle finissait toujours ses missions. Une seule avait été avortée avant la fin : celle de Riley.

“Vous sembliez… avoir besoin de ces papiers, alors je suis venu ici vous les ramener… mais ce n’est pas un piège, monroe ne sait même pas que j’aide des mutants ! Vous pouvez désapprouver notre… couple, mais je ne suis pas un monstre, je ne l’aide pas, je ne suis pas comme lui ! Je le jure devant Dieu !” Nora eut envie de rire. Dieu ? Dieu était un concept abstrait pour elle. Que le gosse jure devant ce symbole ne lui fit aucun effet, même si ses paroles précédentes avaient réussi à briser son masque un peu. Pas un monstre ? Venait-il de traiter son propre compagnon de monstre ? Nora n’allait pas argumenter contre cela, c’était certain, mais un nuage s’installait au-dessus de sa tête. Qui était ce Byrne, au juste ? S’il aidait les mutants derrière le dos de Monroe, comment était-il toujours en vie ? Certainement était-il assez ingénieux pour cacher ce secret à ce hunter imbécile que Nora méprisait. Il lui dit alors de regarder dans l’enveloppe, certainement pour prouver ses dires, faisant même pas un pas vers l’avant, mais il se ravisa dès que Nora lui jeta un regard noir. Non, certainement pas, elle devait réfléchir. Elle toise toujours le gosse, les yeux sombres et analystes. “Il n’y a rien là-dedans sauf une carte d’identité ainsi que les autres faux papiers demandés, ils ont été fait pour votre amie par un mutant de mon association. Monroe ne le sait pas. Il connaît pas le nom de votre amie, ni le vôtre. Il ne le sera jamais, je suis pas comme lui.” Nora plissa des yeux. Si elle avait appris une chose dans sa vie, c’était que les secrets ne restaient jamais secrets bien longtemps, sauf avec une volonté de fer. Et ce gosse semblait bien trop fragile. “Mais je l’aime, est-ce donc si mal ?” Le masque de fer de Nora vacilla. L’amour. Ça brisait les espoirs, ça brisait tout. Oui, c’était mal, avait-elle envie de répondre. Mais elle savait ce que c’était d’aimer – c’était incontrôlable, c’était insurmontable. Elle laissa Byrne sangloter. Elle n’était pas sa mère, elle n’allait pas le réconforter. Après tout, il s’était mis dans cette situation tout seul. Nora s’empara brusquement de l’enveloppe, l’ouvrant d’un geste ferme, et observa les papiers qu’elle contenait. En effet, tout y était. Elle se retourna vers le gosse. “Je ne peux pas te faire confiance” arracha-t’elle à sa gorge. “Tu peux très bien être en train de mentir – tu sembles t’y connaître. Et ça ne me surprendrait pas. T’es peut-être pas un monstre, mais tu traînes avec un et -” Elle prit une longue inspiration. “Désolé, mais je peux pas prendre le risque. Je me fous de savoir si tu es comme lui – je ne veux pas avoir à faire avec lui, de près ou de loin. Alors reprends tes papiers et fous le camp. Et ne reviens plus jamais ici.” Et pourtant ses doigts agrippaient toujours l’enveloppe. Lana en avait besoin. Affreusement besoin. Nora le savait. Mais le risque était trop grand. Il était énorme, il était majeur. Elle ne pouvait risquer de vendre Lana aux mains de ce monstre.